La radicalisation terroriste, entre épreuve de survie à la destructivité et pervertissement du travail de culture

L’adolescence est l’enjeu d’un rap­port meur­trier entre l’adolescent et ses parents. L’objet puber­taire naît dans la haine, par­ti­cu­liè­re­ment à l’adolescence, mais à la seule condi­tion que l’objet n’en soit pas – ou n’en soit plus – cette fois, détruit. L’épreuve de la sur­vie à la des­truc­ti­vi­té est donc tout aus­si capi­tale à l’adolescence qu’au début de la vie.
A défaut d’objet fiables, l’agir auto-des­truc­teur prime, dans une logique d’auto-engendrement et de défenses mas­sives contre les liens à l’objet, per­çu comme un che­val de Troie enva­his­sant et mena­çant.
La cli­nique psy­cha­na­ly­tique nous montre com­bien la vio­lence extrême agie est tou­jours en lien avec de telles angoisses ago­nis­tiques et un déses­poir exis­ten­tiel non repré­sen­table. « Une for­clu­sion de l’espoir » dit Rous­sillon. Il s’a­git de ter­ro­ri­ser afin d’ex­pul­ser sa propre ter­reur.
Or, la lutte contre l’agonie implique des défenses dras­tiques par cli­vage et par l’agir expul­sif, lais­sant dans le soi un vide interne qu’il faut sans cesse contre-inves­tir. Le sujet doit d’urgence se blin­der par des défenses de sur­vie : cli­vage, double retour­ne­ment, iden­ti­fi­ca­tion à l’agresseur, auto-ampu­ta­tion.
Ces défenses dras­tiques impliquent un vide interne et une vio­lence agie, sur soi ou sur l’autre–  les deux étant mal dif­fé­ren­ciés.

On sait que de nom­breux can­di­dats au mar­tyr sont d’a­bord pas­sés par la délin­quance, se sont habi­tués à la vio­lence, laquelle devient une conduite ter­ri­ble­ment addic­tive.
L’appel au dji­had semble ser­vir de rédemp­tion et de puri­fi­ca­tion de leurs péchés anté­rieurs. Mais ce qui  rend ces jeunes si vul­né­rables, c’est qu’ils ne sont pas tant dans la logique du meur­trier par culpa­bi­li­té incons­ciente (Freud, 1917), mais plu­tôt dans celle du meur­trier enva­hi d’une culpa­bi­li­té pri­maire (Ferenc­zi), d’une honte téré­brante et per­sé­cu­trice dont il doit se débar­ras­ser par l’expulsion dans l’autre.

Nous pour­rions dès lors envi­sa­ger une hypo­thèse onto­gé­né­tique, en plus des méca­nismes d’a­lié­na­tion déjà décrits.
La des­truc­ti­vi­té des sujets radi­ca­li­sés ne témoi­gne­rait-elle pas du fait que leurs objets pri­maires n’ont pu « sur­vivre », dou­ble­ment : face à la des­truc­ti­vi­té de l’infans puis face à la pul­sion­na­li­té puber­taire ?
Cette des­truc­ti­vi­té sau­vage, l’adhésion à une idéo­lo­gie meur­trière serait-elle une quête, furieuse et déses­pé­rée, de l’intégration que l’objet n’a pas pu assu­rer (Rous­sillon, 2009) ?

Sur ce ter­rain extrê­me­ment fra­gile, le dis­cours dji­ha­diste et ses pro­messes mes­sia­niques pour­ront faci­le­ment se sub­sti­tuer au sur­moi et à l’idéal du moi du sujet radi­ca­li­sé, pro­fi­tant des rema­nie­ments topiques de l’adolescence et de la quête d’absolu et d’idéaux qui la carac­té­rise. Dans ce cadre, le dji­had semble être deve­nu l’une des « conduites à risque » pri­vi­lé­giées de ces ado­les­cents fra­giles, dont le jeu avec la mort, l’épreuve de l’ordalie, est ici décli­née dans sa ver­sion la plus extrême.
Les pré­di­ca­teurs dji­ha­distes « offrent » ain­si des  épreuves rituelles que les jeunes ne trouvent plus dans la socié­té post-moderne – si ce n’est dans les « conduites à risque » auto-engen­drées où le corps pubère est mis en dan­ger, mar­ty­ri­sé, sca­ri­fié, alcoo­li­sé, sous-ali­men­té.
Dans cette dyna­mique néga­tive, le dji­had offre éga­le­ment à des ado­les­cents en errance la pos­si­bi­li­té de se trans­for­mer en guer­riers invul­né­rables, de s’emparer du droit divin de châ­ti­ment contre ces adultes défaillants, peut-être dans un ultime espoir qu’ils y sur­vivent ? Une véri­table incar­na­tion d’un sur­moi mélan­co­lique se déchaî­nant sur l’objet défaillant, entre haine et déses­poir !

Roland Gori sou­ligne que les idéo­lo­gies meur­trières isla­mistes, en se réfé­rant à un ori­gi­naire inamo­vible qu’il fau­drait répé­ter à l’identique, induisent une néga­tion de l’homme, une perte de l’histoire et de la rai­son his­to­rique, une pétri­fi­ca­tion de la mémoire vivante.
La sym­bo­li­sa­tion, la subli­ma­tion, le tra­vail de culture et sa trans­mis­sion entre géné­ra­tions sont ici lit­té­ra­le­ment fal­si­fiés, per­ver­tis.

Ce n’est pas seule­ment la haine du corps et des ori­fices de la sexua­li­té fémi­nine, la haine de la liber­té de pen­sée et de l’universalisme qui sont en jeu dans le fon­da­men­ta­lisme reli­gieux, quelle que soit la reli­gion qu’il dévoie.

Ce qui est ici direc­te­ment visé, c’est la trans­mis­sion et le pas­sage entre géné­ra­tions des savoirs, de la sexua­li­té, de la paren­ta­li­té, c’est-à-dire de la vie.
Le ter­ro­risme reli­gieux inté­griste oeuvre donc à une déshu­ma­ni­sa­tion et par­ti­cipe à un per­ver­tis­se­ment du tra­vail de culture. Le ter­ro­risme reli­gieux iden­ti­taire serait-il, in fine, la forme actuelle que se donne l’hypothétique pul­sion de mort ? Une sorte  d”  »Apo­ca­lypse now » ?!
Car le maso­chisme du ter­ro­riste sacri­fié est ici un maso­chisme de mort, signe de déliai­son pul­sion­nelle (Rosen­berg, 1999) et de pro­ces­sus désob­jec­ta­li­sant (Green, 1983), dont le ter­ro­riste sui­ci­daire m’apparait in fine comme l’une des figures para­dig­ma­tiques.

De tels com­por­te­ments cruels et déshu­ma­ni­sés impliquent un cli­vage dras­tique du moi et de l’objet chez le ter­ro­riste, qui mène à un dés­in­ves­tis­se­ment de toute iden­ti­fi­ca­tion à l’autre en tant qu’humain.
Entre ces deux « étio­lo­gies » – l’ontogenèse indi­vi­duelle de la vio­lence extrême d’un côté, la phy­lo­ge­nèse du Mal dans l’espèce humaine, de l’autre, le débat est déli­cat.
Ni la dimen­sion sociale, ni la spé­ci­fi­ci­té d’une culture, ni le fait reli­gieux, ni la seule anthro­po­lo­gie n’ar­rivent à rendre tota­le­ment compte  du radi­ca­lisme reli­gieux dji­ha­diste.
L’extrême conta­gio­si­té de la radi­ca­li­sa­tion dji­ha­diste n’est-elle pas éga­le­ment un symp­tôme de la mélan­co­li­sa­tion de notre civi­li­sa­tion – et non pas le signe d’un choc des civi­li­sa­tions (Hun­ting­ton, 1991) – comme tant de poli­ti­ciens popu­listes tentent de le faire croire ?

Que nous disent ces ado­les­cents fas­ci­nés par le dji­ha­disme quant aux manques d’appui et d’instances iden­ti­fi­ca­toires fiables dans notre culture
an-his­to­rique ?
Cette culture amné­sique de l’ici et main­te­nant semble se défendre contre le retour des  traces cli­vées et des affects de ter­reur sans nom –  les traces non ins­crites et indi­cibles des catas­trophes col­lec­tives du XXème siècle, qui font retour dans la civi­li­sa­tion actuelle (Hirsch, 2015).
N’est-ce pas l’une des sources du furieux besoin actuel de reli­gion, ou plu­tôt du besoin actuel de reli­gion furieuse ?
Il est banal de dire que le sacré, la mytho­lo­gie, les rituels sym­bo­liques qui donnent sens aux fon­da­tions du monde à par­tir du chaos ori­gi­naire, semblent désuets et dépas­sés par les auto-fic­tions et les conduites à risques auto-engen­drées.

Selon l’hypothèse de R.Kaës : « Ces muta­tions post-modernes affectent le socle nar­cis­sique de notre être parce qu’elles touchent aux croyances et aux mythes qui assurent la base nar­cis­sique de notre appar­te­nance à un ensemble social ».
Nous vivons dans un monde trop intel­li­gent, où l’homme est « obso­les­cent » (San­ders) et rem­pla­cé par des algo­rythmes ; un monde où règnent le désen­chan­te­ment, la désa­cra­li­sa­tion et le dés­illu­sion­ne­ment du monde (R. Gori).

Dès lors, que nous ren­voient ces jeunes « mar­tyrs de Dieu »
– quant à la des­truc­tion lar­vée des méta-cadres sociaux et psy­chiques de nos socié­tés hyper-modernes et néo-libé­rales
– quant à l’échec patent des solu­tions maniaques qu’elles pro­posent pour contrer  un sen­ti­ment d’ennui, de désen­chan­te­ment et de dés­illu­sion
– quant à la vacui­té des idéaux maté­ria­listes pro­po­sés par un Occi­dent, déci­dé­ment inca­pable de réin­ven­ter les Lumières – pas plus que n’y arrive la culture musul­mane, par ailleurs ?

Or, Daesh pro­pose à ces jeunes en errance sub­jec­tive ce que S. Atran (2011) désigne comme « un appel à la trans­cen­dance et au sacri­fice, et non pas seule­ment au confort et à la richesse ».
Cette  trans­cen­dance au nom d’une cause supé­rieure divine redonne enfin sens à la vie du radi­ca­li­sé, elle met de l’ordre au monde interne et externe chao­tique.
« La trans­cen­dance s’im­pose quand il n’y a pas de pro­jet social offrant une issue. Quand tout est per­du, une idéo­lo­gie reli­gieuse ou autre l’emporte ».
In fine, ces jeunes radi­ca­li­sés ne sont-ils pas le symp­tôme et les mes­sa­gers – deve­nus « fous-furieux » – d’un effon­dre­ment géné­ra­li­sé ?

Le Moi post-moderne est en dé-construc­tion, il se cherche.
Où les ado­les­cents trouvent-ils encore des rituels sym­bo­li­sants et ce sen­ti­ment de trans­cen­dance dans nos socié­tés occi­den­tales ?
« Faute de trou­ver un sens à leur vie, les Jihadhistes donne un sens à leur mort » (Rachid Ben­zine).

Qu’a­vons-nous d’autre à leur pro­po­ser, de notre côté ?!
Et que peuvent la psy­cha­na­lyse et les psy­cha­na­lystes ?
Freud, répon­dant à Ein­stein, affir­mait en 1933 :  « Tout ce qui tra­vaille au déve­lop­pe­ment de la culture tra­vaille aus­si contre la guerre ».
Reste donc le tra­vail de culture auquel la psy­cha­na­lyse par­ti­cipe car elle oeuvre à la conte­nance et la sub­jec­ti­va­tion, à la liai­son et la sym­bo­li­sa­tion des pul­sions (N. Zaltz­man).
Face à un « monde sans esprit » (Gori, 2017), il nous faut rêver le monde et réin­ven­ter des uto­pies poli­tiques, des récits épiques et éman­ci­pa­teurs ; refon­der un monde qui sache répondre au besoin de sacré, de spi­ri­tua­li­té, de mythe, de fic­tion, d’illusion artis­tique.

Pour ma part, et quoiqu’en disait Freud, je pense que nous avons, en tant qu’analystes et citoyens, une Wel­tan­schauung, une vision du monde à prô­ner et à défendre :
celle de la liber­té du sujet en tant que « bien sacré » (Camus) ;
celle du mal onto­lo­gique qui habite fata­le­ment l’homme ;
celle aus­si de la digni­té que cet homme engage afin de trans­for­mer et intri­quer sa propre des­truc­ti­vi­té.

Denis Hirsch, psy­cha­na­lyste.

BIBLIOGRAPHIE :

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