« L’histoire est un mensonge que personne ne conteste » Winston Churchill
« On ment toute sa vie, même surtout, peut-être seulement, à ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls en effet, nous font craindre pour notre plaisir et désirer leur estime. » Marcel Proust, A la recherche du temps perdu
Il y a quelques années j’avais écrit un papier très court à propos d’un symptôme que j’avais remarqué chez plusieurs petites filles, entre trois et cinq ans, adressées par leur pédiatre. Elles présentaient une rétention douloureuse de leurs urines, un refus terrorisé d’aller aux toilettes, et naturellement elles urinaient par trop plein sans être véritablement énurétiques.
A réfléchir sur le mensonge je me suis souvenu d’une de ces histoires que je vous propose. Pendant que sa mère me parlait la fillette avait ouvert une boite de jouets et pris des personnages en feutre qui formaient une famille. Le père et la mère s’embrassaient avant de partir au travail, puis se retrouvaient, s’embrassaient à nouveau avant de manger et remettaient cela pour aller se coucher.
Comme de bien entendu l’enfant s’était soulagée sans en avoir l’air et l’atmosphère se serait détendue si la maman n’avait pas commencé à disputer sa fille. J’ai calmé tout cela et j’ai demandé à la mère si elle avait remarqué que sa fille s’intéressait aux couples et peut-être aux bébés. Après avoir eu l’air étonnée quelques instants elle a plutôt banalisé dans la suite de la consultation, me demandant s’il fallait revenir et si cette gêne allait passer, apparemment, moins inquiète qu’à son arrivée, bien qu’un peu figée. Le lien entre la curiosité sexuelle de cette petite fille, sa théorie sur les bébés, la rétention, et la conversion douloureuse n’est en soi pas très étonnant. Ce qui l’est plus c’est le coup de téléphone de la mère quelques heures plus tard : de but en blanc elle me demande comment j’ai deviné qu’elle était enceinte. Elle est paniquée et ajoute que c’est terrible puisque sa fille peut aussi lire dans sa tête. « Comment est-il possible de cacher quoique ce soit dans ces conditions ? ». Cette transparence psychique terrorisante et mes mots vécus comme une intrusion (une interprétation sauvage !) la laissaient confuse, aussi avons-nous convenu de nous revoir les jours qui suivaient. De fait son esprit m’était lisible. Il en était de même pour sa fille qui avait pénétré son jardin secret découvrant sa grossesse cachée. Mais son mari s’en était-il saisi ? De tous côtés elle se sentait piégée alors qu’elle tenait secret l’enfant qu’elle faisait à son insu, menacée qu’elle était, disait-elle, de divorce en cas de deuxième enfant.
Déployons les différents mouvements. Commençons par la fille coupable de sa curiosité sexuelle, comprenant que les bébés sont dans le ventre des mères, mais incertaine quant au moyen de leur sortie. Elle se retrouve, par conversion hystérique, enceinte et suffisamment douloureuse pour expier son vœu et empêcher un futur bébé d’être accouché grâce à sa rétention. La mère, elle, est débordée par sa culpabilité. Le symptôme de la fillette dévoile d’abord peu clairement puis par ma voix son désir d’un second enfant, interdit par son mari. Sa confusion est à son comble, la dissimulation devient transparence entre mère et fille, patient et consultant. Il est certain que le désir de bébé de la mère, enfant, est réveillé puis lu à livre ouvert et la confronte à ses propres parents autant dans son mouvement oedipien que dans la réaction surmoÏque qui s’en suit.
L’exemple est presque trop parfait pour illustrer les deux temps de la construction de l’hystérie que S. Freud a développé dès ses « Etudes sur l’hystérie ». C’est cependant à un autre texte tardif dans l’œuvre de Freud que je me référerai, « Le trouble de mémoire sur l’Acropole » en hommage à Romain Rolland pour son soixante-dixième anniversaire. C’est à la fois une observation psychanalytique et peut-être un texte écrit comme une nouvelle sur un souvenir de voyage imprévu à Athènes pour voir l’Acropole. S’étant promis de faire cette visite avec son père et transgressant ce vœu, Freud est saisi d’une hallucination négative qui lui parait des plus étrange, « l’Acropole n’existe pas ! ». Il en propose une étude parfaitement illustrative d’une remarque très importante : débordé par sa culpabilité, le fils qu’il est, s’est défendu par une hallucination et a construit un clivage du moi défensif et protecteur qu’il analyse. J’y ajoute le terme de clivage, absent, mais en filigrane du texte, que Freud reprendra dans un de ses derniers articles « le clivage du moi comme processus de défense », et où il montre que le moi se fracture pour mieux protéger et conserver son unité : je ne crois pas avoir rencontré de meilleure définition du clivage du moi. Du point de vue de son économie psychique, Freud ne s’en tire pas trop mal. Un clivage momentané traite le conflit et maintient la cohésion du moi que la levée du refoulement mettait en danger. Pour notre jeune mère il en est tout autrement : son désir d’enfant est le temps second d’un désir infantile dont la levée du refoulement la laisse sans recours malgré la défense par une construction hystérique et dramatisante. La projection est si proche que peut s’en suivre un moment délirant persécutif. La stratégie du proton-pseudos n’a pas tenu son rôle.
Freud utilise très tôt ce terme de « premier mensonge » en référence à Aristote qui à partir d’un premier syllogisme montre que la conclusion sera forcément fausse. Ainsi en est-il du déplacement de l’affect d’une représentation à une autre qui transforme et masque la signification première. C’est le propre du symptôme hystérique et de la conversion. De la même façon le déplacement de l’affect et sa projection organise la phobie. Par exemple dans le cas Emma de Freud la première séduction par un épicier dans son magasin va dans un second temps, définissant l’après coup, être réactivé par une moquerie de deux vendeurs qu’Emma pense lui être adressée, provoquant sa fuite et son symptôme hystérique.
Il s’agit certes ici d’un déplacement de signification et d’un mensonge inconscient. Je souhaite pourtant, pour étudier plus avant le mensonge, rappeler l’usage, l’intérêt et l’importance essentielle du proton-pseudos dans la construction psychique de tous les individus.
Du point de vue du développement, après quelques mois, le bébé ébauche puis construit une différenciation avec l’objet. A partir de là l’angoisse de séparation et l’angoisse de l’étranger sont en quelque sorte prototypiques du monde fantasmatique construit autour de l’angoisse. La peur de l’abandon puis la menace de celui qui devient l’inconnu, dangereux, participent de la construction de l’objet psychique. Il est clair que la connaissance des étapes de développement du bébé n’étaient pas tellement étudiées du temps de Freud, mais ce n’est pas étonnant qu’il ait fait de ce moment d’apparition de la construction de l’affect d’angoisse et de sa liaison représentative le modèle du proton-pseudos que l’on retrouve comme ébauche de l’hystérie de conversion et de l’hystérie d’angoisse. D’abord l’angoisse de se retrouver abandonné, ou éventuellement la disparition de l’objet aimé, est déplacée sur une figuration représentant le danger ou sur quelqu’un, ici celui qui joue le rôle de l’inconnu. L’angoisse justifie à elle seule le rapprochement de l’objet aimé et évacue tous les sentiments négatifs source d’un conflit du type « ce que j’ai, ce que je possède, je peux le perdre ou on peut me le prendre ». Le « on » est l’étranger menaçant (tous les fantasmes de mort, de rapt ou de dévoration) et devient très vite le rival qui accapare l’objet aimé. Cette articulation de la dépression à la rivalité est essentielle. La plupart des parents sont étonnés, comme beaucoup de professionnels, de la précocité de cette ouverture vers la triangulation chez les tous petits grâce à ce tiers ennemi. En termes métapsychologiques, le déplacement de représentation et la construction fantasmatique d’organisation hystérique participent à la constitution d’une topique moi ça surmoi. Je rejoins Serge Lebovici, qui dans son rapport au XXXIX congrès de psychanalyse (1979) sur le modèle de la névrose infantile et le modèle de la névrose de l’enfant, proposait comme clé de la future organisation de la névrose de l’enfant cette ouverture sur la triangulation et la temporalité. En deçà la séparation désorganisante ou anéantissante produit une répétition et des défenses qui n’ouvrent en aucune manière sur la possibilité de névrose. S.Lebovici va plus loin montrant que cette organisation topique dans la tiercéité permet la construction d’une névrose infantile de transfert chez l’enfant. (Son propos interroge l’historicisation qui serait défaillante dans les organisations non névrotiques et c’est une question que je ne peux traiter ici).
Comme Freud, il différencie la névrose de l’enfant, celle qui est décrite habituellement et la névrose que la répétition dans le transfert permet de construire à l’intérieur du traitement comme dans le cas de « l’homme aux loups » de Freud. Analysant l’homme aux loups il cherche à savoir si l’enfant que son patient était avait vraiment vécu une scène précise de séduction qui précède l’après coup symptomatique. Finalement il admet et propose que la scène racontée dans le transfert soit une vérité de construction qui n’est peut-être pas la scène historique. Et dorénavant il donnera dans son œuvre la priorité à la construction sans forcément accéder à la vérité historique prouvée.
Toutes ces étapes de construction psychique quittant la vérité historique, déplaçant les représentations, substituant les figurations, transformées par les affects angoissants, utilisant les souvenirs écrans, avec des contenus refoulés, réprimés, clivés, projetés, peut-on accepter de les décrire comme des mensonges ? Habituellement on utilisera plus volontiers les termes de défense, de travestissement, ou de déplacement, mais pourtant ces « mensonges » inconscients permettent de construire la richesse d’une vie psychique personnelle, relationnelle et sociale.
Oui mais ce n’est pas conscient me dira-t-on ! Certes mais ça ne conduit pas pour autant des différences comme on le pense habituellement.
Le mensonge est universel et essentiel à la vie personnelle et à la vie en société. Peu de mots ont d’ailleurs autant de synonymes. Si l’on suit le dictionnaire Robert : comme assertion contraire à la vérité ce peut être une blague, un bobard, un boniment, une contre vérité, un « craque », une fable, un conte, une tromperie, une farce, un canular, et encore une fanfaronnade, ou une galéjade…..
Quant au langage c’est un artifice, une calomnie, un bourrage, une comédie, une duplicité, une imposture, une fabulation, une mythomanie…..Le mensonge est inauthentique et faux, c’est un artifice….
Mais il est aussi un art, un conte, une fable, une invention…Il est encore tromperie, erreur, illusion, mirage ou simulacre…Mentir c’est flatter, mystifier, trahir, tromper, calomnier, feindre….Et dans l’argot du siècle dernier, la langue c’était « la menteuse ».
Toute cette énumération montre combien l’ensemble du champ relationnel ne peut se construire sans mensonge et sans fable pour le pire et pour le meilleur. Puisque le domaine est si vaste, tentons de dégager les éléments les plus importants dans notre domaine.
Le mensonge crée un champ d’illusions plus ou moi réussies qui va dans le sens du monde fantasmatique des enfants comme des adultes. Les bébés naissent dans les choux ou sont apportés par la cigogne, le père noël viendra par la cheminée, la petite souris mettra une pièce sous l’oreiller. L’ogre ou le marchand de sable peuvent t’emmener. Les promesses de fortune aux jeux ou dans les placements sont des plus extraordinaires. Le trésor des templiers reste introuvable. Les traitements miraculeux sont légion. Cet objet satisfera tous mes rêves. Le parfum de la séduction est assuré. C’est le paradis sur terre. Que de rêves possibles qui sont une véritable assurance narcissique et une promesse de relations sans nuage.
Le mensonge infiltre toutes les relations sociales au quotidien. Le mensonge nie pour ne pas être pris la main dans le sac. Le mensonge invente et manipule. Le mensonge escroque et triche.
Le mensonge crée et alimente toutes les fictions, il trompe l’œil, il romance, il filme, il joue au théâtre. Il est un jeu.
Comme toutes les forces, son mésusage peut devenir redoutable, condamnable, produire une emprise et nier ses méfaits.
Sa dérive, la mythomanie, est un théâtre permanent de tous les événements de la vie, un pouvoir du jeu de dupe social et narcissique.
Le mensonge, pour résumer, est intelligent mais il n’a pas bonne presse surtout chez l’enfant qui désobéit, suit ses désirs ou ses impulsions, manœuvre, dissimule ou fait retomber la faute sur un rival. Certes, mais cela prouve une identité suffisamment assurée et un mouvement intérieur, intime, même si ça ne va pas toujours dans le sens souhaité par les parents. Cette forme d’internalité du conflit et son issue stratégique inquiète par ce qu’elle signe un espace privé qui est le propre des enfants qui cherchent à montrer leur indépendance. Les sentiments pas toujours sympathiques qui y sont révélés de la vie pulsionnelle de leur progéniture inquiètent et étonnent les adultes. N’oublions pas que les enfants de leur côté doivent faire face à leur culpabilité, à leur sentiment d’impuissance et à la menace de perte d’amour que leurs sentiments négatifs provoquent.
Plus subtilement l’enfant intériorise ces conventions qu’on lui propose dans son intégration sociale. Les enfants des villes continuent à dessiner des maisons avec cheminée porte et fenêtres donnant sur le jardin. A l’école primaire quand on demande à un enfant une rédaction qui raconte ses vacances, c’est bref, idyllique et plutôt parfait. Il n’est pas question de l’alcoolisme du grand-père et des disputes familiales qui conduiraient l’élève chez l’assistante sociale. Plus paradoxal : quand un enfant se réveille et demande à ses parents s’ils dorment, il est essentiel de répondre « oui » et ainsi donner à son enfant un message rassurant de présence tout en refusant d’être dérangé. Ou encore ce qui appartient à l’enceinte de l’école reste dans l’espace privé de l’école la plupart du temps. N’oublions pas non plus les complicités séductrices des adultes qui poussent au secret et au mensonge complice.
Le mensonge est intersubjectif. La sévérité intransigeante conduit la peur, l’obéissance et la dissimulation. L’exigence trop grande paralyse et oblige à biaiser et propose un modèle très surmoïque. L’excès de la part de l’enfant est inquiétant mais il est souvent une provocation : mauvais je le suis, mauvais je le reste. En faux self ou en bouclier le mensonge et le jeu deviennent des refuges en excès de la difficulté à se construire.
Comme je l’ai souligné depuis le début de mon propos le mensonge et la création ont les mêmes racines dans un scénario fantasmatique plus ou moins riche construit sur le jeu.
Les artistes, les photographes, les publicistes, les hommes politiques et les historiens le savent très bien.
L’acteur qui meurt en scène doit être vrai pour ne pas être ridicule. Mentir avec talent c’est mentir « vrai » voire plus vrai que le vrai. Mais la dérive depuis de nombreuses années est inquiétante car d’une certaine façon le mensonge rompt avec le jeu. On connaissait cela dans les dictatures, par les propos tenus et par exemple dans les modifications successives des photos officielles. Le jeu était impossible et très dangereux. Certaines démocraties se sont malheureusement emparées de cette tactique pour manipuler leur population et développer des fausses nouvelles et ainsi tirer un profit dans ce qu’il en reste dans les mémoires. Si cela a toujours existé, le passage au système et surtout aux propos dans la bouche des puissants entraîne une manipulation et une défiance généralisée qui risque paradoxalement de pervertir la démocratie.
Pour le meilleur et pour le pire le mensonge est donc une construction intelligente sociale qui est en lien avec les pulsions et les défenses du moi, qui est relationnelle et narcissique, qui s’adresse à l’objet pour l’émerveiller, le séduire comme pour le mettre sous emprise.
Le mensonge est un instrument de pouvoir.