Mercredi 8 janvier, je ne travaille pas. Le boulevard près de chez moi est barré. Les voitures de pompiers très nombreuses me font d’abord penser à un incendie, puis j’apprends l’assassinat des membres du Comité de Rédaction de Charlie Hebdo. La stupéfaction, l’inquiétude, et une première idée absurde « Où est Charlie ? », vague réminiscence d’un grand album pour enfants. Sur Internet, avant que je puisse voir le plan du quartier, un bandeau noir barre l’écran avec une inscription qui me semble aussi étrange, « Je suis Charlie ». L’attentat a eu lieu tout près de chez moi. Il ne me faut pas longtemps pour apprendre que c’est encore bien plus près que ça : la veille, deux de mes proches avaient parlé avec deux des victimes, qu’elles connaissaient très bien.
Mon incompréhension de l’événement ne disparaît pas, mais se double d’une évidence : je vais descendre dans la rue pour protester. Je me retrouve bien moi-même dans cette réaction en apparence absurde. Contre quoi est-ce que je proteste ? Qu’est-ce que ça va changer ? Mais je me souviens de ce que m’avaient dit avec envie, à peu près dans les mêmes termes, un ami Russe et un ami Turc : « Avec ce que nous fait Erdogan (ou Poutine), il y aurait déjà un million de Français dans la rue. Mais nous autres Turcs (ou Russes), nous sommes incroyablement passifs ». Les Turcs et les Russes ne sont pas plus passifs que les Français, mais ils ont été soumis à des siècles de terreur d’État, et d’ailleurs, depuis ces souvenirs, les manifestants de Taxim et de Moscou ont affronté une dure répression policière.
En même temps que ces souvenirs, me revient une question d’un tout autre ordre, qui m’intrigue depuis longtemps : que signifie le besoin de dépense motrice à laquelle sont soumis tant de psychanalystes ? Contre quelles projections de leurs patients protestent-ils quand ils descendent dans la rue, non pour manifester, mais pour faire un indispensable jogging ? Quelle relation y a‑t-il entre cette nécessité de se dépenser et « l’acathisie », cette maladie des jambes sans repos, induite parfois par les médicaments anti-dépresseurs, et qui pousse même certains patients à marcher droit devant eux jusqu’à la plus proche falaise et à sauter ? Dans les cas de suicides induits par le Prozac dont j’ai lu la relation , les malades avaient prémédité leur acte dans le plus grand secret. Certains avaient été arrêtés au dernier moment par des amis, mais d’autres étaient morts. Mais dans le besoin de manifester, je cherche mes semblables, un contenant, et si possible un leader charismatique, qui pourrait m’expliquer ce qui se passe et me dire ce qu’il faut faire.
Place de la République, mercredi soir, je trouve en effet une foule chaleureuse mais silencieuse, sans mots d’ordre, sauf « Not afraid » et « Je suis Charlie ». C’est un milieu à la fois contenant et désorganisé. Aucun leader ne fait de discours. Seule la statue de la République surgit dans le noir. Des jeunes, de plus en plus nombreux, se hissent dans ses bras, puis en font l’ascension, le plus haut possible.
Jeudi, tous mes patients, sans exception, mentionnent les attentats, et commencent à les mettre en relation avec des évènements de leur vie fantasmatique. Un préadolescent dont toute la vie auto-érotique s’exprime d’habitude dans une passion pour les armes à feu, voit la société intervenir massivement pour condamner ses activités solitaires. Un homme adulte dont les parents ont été des enfants cachés pendant l’occupation, met en relation les attentats et les répercutions sur sa propre enfance des traumatismes subis par ses parents. Une idée générale commence à se former en moi au fil de la journée en écoutant comment l’attentat se relie à mes fantasmes inconscients et à ceux de mes patients , sous des aspects infiniment variés, en fonction de l’âge et de l’histoire personnelle et trans-générationnelle : l’intrusion des deux assassins dans la salle de réunion de Charlie, et le meurtre de tous les membres de l’équipe, figurent une attaque du cadre psychique qui permet, dans l’analyse, d’accueillir les motions pulsionnelles les plus contradictoires et les plus violentes, et de les mettre en mots. C’est sans doute ce qui m’a donné la veille ce sentiment de désorganisation. En effet, « je suis Charlie ». Ce que Bion appelle la fonction Alpha , la capacité des individus et des groupes de former des pensées de rêve, a été visé par l’attentat. La liberté d’expression est le cœur, non seulement de la liberté de la presse, mais de la psychanalyse.
Vendredi, le second attentat, contre le supermarché casher, est tout aussi inquiétant que le premier. Mais il commence à pouvoir se dire dans des termes politiques. On peut le mettre en relation avec de précédents assassinats antisémites, s’interroger sur l’islamisme, se demander si les assassinats internationaux sont un scandaleux privilège du Souverain, comme la peine de mort ou la déclaration de guerre, où bien si des groupes privés, comme Al Quaeda, peuvent maintenant y prétendre, grâce à Internet.
L’immense manifestation de dimanche est en apparence aussi désorganisée que celle de la place de la République : toujours pas de service d’ordre, de mots d’ordre, de discours. Mais une structure politique s’est mise en place. La manifestation des chefs d’État est isolée du peuple par un vide aseptique. Elle va donner lieu à un débat politique nourri sur sa composition, ainsi que sur les intentions de la majorité silencieuse, qui n’a pas participé à la manifestation, mais ne tardera pas à donner de la voix.
Entre 2005 et 2010, j’ai participé à un groupe de travail que l’Association Psychanalytique Internationale avait organisé sur ce qu’on appelle en Anglais the Prejudice. Prejudice, c’est, en français, à la fois le préjudice, le dommage subi par les victimes, et les préjugés, c’est-à-dire le racisme, le sexisme, la xénophobie et l’antisémitisme. Il s’agissait de dire ce que la psychanalyse avait à apporter sur ces questions. Trois courants principaux se sont dégagés de nos travaux :
Le premier s’est proposé d’informer le public de ce que la psychanalyse avait découvert au fil des années sur les origines inconscientes du racisme, ainsi que sur les moyens psychothérapiques et pédagogiques de le prévenir. Les premières enquêtes journalistiques sur l’enfance et l’adolescence des assassins montrent tragiquement qu’à plusieurs occasions, grâce à l’action des travailleurs sociaux, ils auraient pu connaître un destin tout différent si les prises en charge dont ils avaient été l’objet avaient pu se poursuivre. Les travaux représentatifs de ceux qui préconisaient que les psychanalystes intensifient leur travail de sensibilisation sont réunis dans le livre édité par Henry Parens, Afaf Mahfouz, Stuart Twemlow et David Scharff, The Future of Prejudice, publié aux Editions Aronson à Lanham (Maryland) en 2007.
Le second courant, beaucoup plus ambitieux, soutenait qu’à côté du point de vue intra-psychique traditionnel, celui de Freud et de Mélanie Klein, et du point de vue inter-subjectif, introduit par Lacan, et développé maintenant de diverse manière par de nombreux auteurs de par le monde, il y avait place, au sein de la psychanalyse, pour un troisième champ, « trans-subjectif », pour aborder l’effet des phénomènes sociaux dans l’inconscient. On peut découvrir les fondements et les applications cliniques de cette nouvelle orientation dans le livre de Janine Puget et Isidoro Berenstein, Psychanalyse du lien, traduit en français, et publié en 2008 aux éditions Erès, à Ramonville-Sainte Agne (Haute-Garonne).
J’avais personnellement soutenu un point de vue bien plus limité, qui était d’encourager
les psychanalystes à se faire plus attentifs à cette « rumeur du monde », dont le cadre de la cure est censé les isoler aseptiquement : tenir compte de l’actualité quotidienne, et voir comment elle peut entraver l’activité associative des patients, ou au contraire contribuer à leur donner sa forme. Récemment, je me suis intéressé à l’effet de censure qui succède à chaque progrès de la civilisation. Nous traversons aujourd’hui une crise violente, avec la réapparition d’un antisémitisme meurtrier d’un côté, et d’une xénophobie montante de l’autre. Nous n’avons aucune idée des moyens de la surmonter, et peut-être que nous ne la surmonterons pas. Mais si nous la dépassons, nous serons en droit de dire que nous aurons fait faire un progrès à la civilisation. Nous aurons alors probablement tendance à nous dire que les horreurs des années 2015 sont désormais derrière nous, et à ne pas y prêter attention quand elles se présenteront alors dans le cours des séances, même si les patients ou leurs parents auront été victimes ou agents de l’antisémitisme et de la xénophobie d’aujourd’hui1.
Gilbert Diatkine, membre titulaire formateur SPP.
NOTES :
- Je développe ce point de vue dans la Monographie du Colloque de la Société Psychanalytique de Paris, Le meurtre fondateur, à paraître aux PUF, 2015.