Un « trauma » du psychanalyste en séance

Les contri­bu­tions de S. Ferenc­zi sur la ques­tion du trau­ma­tisme sont d’une éton­nante moder­ni­té et, en par­ti­cu­lier, celles qui appa­raissent à la lec­ture du Jour­nal Cli­nique (jan­vier-octobre 1932) et qui évoquent la ques­tion du « ’trau­ma’ de l’analyste en séance. » Aus­si, le moment ana­ly­tique que je me pro­pose d’exposer (et que je vous pro­pose d’explorer) a pour ori­gine ce qui peut être consi­dé­ré comme les consé­quences d’un ‘trau­ma’ du psy­cha­na­lyste en séance, ceci du fait d’une séduc­tion par le « trau­ma­tique » dans le cadre d’une ana­lyse d’une patiente.

Trau­ma­tisme et pro­ces­sus ana­ly­tique.

Cette séduc­tion par le « trau­ma­tique » a conduit l’analyste – pris dans son contre-trans­fert en iden­ti­fi­ca­tion pro­jec­tive avec sa patiente – à un « agir de contre-trans­fert », qui, comme tout agir sur le cadre, aura un effet séduc­teur (un effet de séduc­tion) que l’on peut consi­dé­rer comme une défense de l’analyste face à un évé­ne­ment trau­ma­tique intro­duit par la patiente.
Cet « inci­dent de séance », de type « trau­ma­tique » pour l’analyste, a, pour moi, été lié à l’annonce télé­pho­nique d’une patiente qui, à l’heure de sa séance, sou­hai­tait me pré­ve­nir de son impos­si­bi­li­té de pou­voir se rendre à celle-ci du fait d’une nou­velle trau­ma­ti­sante qu’elle venait d’apprendre – dans un contexte appa­rem­ment inquié­tant –, nou­velle qui s’inscrivait en par­faite réson­nance avec un aspect « trau­ma­tique » de son propre fonc­tion­ne­ment psy­chique à elle.
Comme on le ver­ra par la suite, les consé­quences de cet agir défen­sif – lequel n’a pas été sans inci­dences sur le régime éco­no­mique du pro­ces­sus – ont vrai­sem­bla­ble­ment per­mis que puissent appa­raître, par la suite, des résis­tances liées à un « amour de trans­fert » lui-même en rela­tion à un fan­tasme de séduc­tion, fan­tasme qui était au cœur de la pro­blé­ma­tique psy­cho­né­vro­tique de la patiente, mais qui n’avait pu être ni abor­dé, ni ana­ly­sé, jusque-là.

Jeanne et le trau­ma­tique.

Jeanne est une jeune femme qui a entre­pris une cure psy­cha­na­ly­tique afin de pou­voir se déga­ger de cer­taines angoisses issues de son enfance, laquelle s’est dérou­lée sous l’effet de trau­ma­tismes insi­dieux et cumu­la­tifs, série de mini « trau­mas » que je n’évoquerai pas ici, mais dont l’un des plus mani­feste et mar­quant fut la sur­ve­nue bru­tale, chez son père, d’un épi­sode médi­cal grave qui a long­temps impli­qué pour celui-ci un risque vital. La néces­si­té d’une sur­veillance médi­cale per­ma­nente qui en a décou­lé, pen­dant un temps, lais­sait pla­ner une constante menace du fait d’une « urgence » médi­cale pos­sible à tout moment.

Aînée de deux enfants, Jeanne avait huit ans et son frère cadet six, lorsque cet évé­ne­ment sur­vint. Le père de Jeanne, homme appa­rem­ment très doux, mais lui-même deve­nu très angois­sé après son réta­blis­se­ment, pou­vait avoir des accès de vio­lence, tant ver­bale que phy­sique (qui pou­vaient même le conduire à cher­cher à don­ner des coups à son entou­rage).
Tout en com­pre­nant que les accès de colères, comme la vio­lence qui les accom­pa­gnaient, pou­vaient être liés à son han­di­cap, ceci la dérou­tait cepen­dant d’autant plus pro­fon­dé­ment qu’elle gar­dait de sa petite enfance le sou­ve­nir d’un père affec­tueux. Par ailleurs, lors de ces épi­sodes (de ces moments), elle ne pou­vait pas se déga­ger de l’idée que sa propre pré­sence pou­vait être aus­si l’un des élé­ments déclen­chants de cette agres­si­vi­té. Même si elle pou­vait sup­po­ser qu’en arrière-plan de toute cette vio­lence, notam­ment ver­bale, pou­vaient se cacher une ten­dresse et un (pro­fond) atta­che­ment à son égard, elle s’en sen­tait cepen­dant, à chaque fois, déchi­rée et bles­sée.

Jeanne pré­sen­tait sa mère comme une femme appa­rem­ment « forte », mais cepen­dant for­te­ment dépri­mée. Bien que très idéa­li­sée, il appa­rais­sait néan­moins qu’elle n’aurait ces­sé depuis la petite enfance de Jeanne de tenir des pro­pos abais­sants, humi­liants et dis­qua­li­fiants à l’égard de sa fille à chaque fois qu’elle cher­chait à entre­prendre quelque chose de per­son­nel, au point que celle-ci avait pu me dire que « déci­dem­ment, les mots pou­vaient être par­fois plus vio­lents que les coups » [ou, à l’inverse, que « déci­dem­ment, les coups sont par­fois moins durs que les mots »].

Ceci per­met­tait de com­prendre com­ment s’articulaient deux plans trau­ma­tiques qui entraînent deux types de fonc­tion­ne­ment en trau­ma­tique chez Jeanne :
 le pre­mier, en fait le plus pro­fond, sem­blait être un trau­ma appa­rem­ment anhis­to­rique, d’essence nar­cis­sique, insi­dieux et inci­sif, peu repré­sen­table, lié pour l’essentiel aux rela­tions pri­maires avec la mère, elles-mêmes en rela­tion aux dif­fi­cul­tés entraî­nées par une ges­tion dys­har­mo­nieuse de l’homosexualité pri­maire.
 A celui-ci s’est ajou­té un second trau­ma­tisme – le trau­ma lié à la mala­die inva­li­dante du père – qui, tel la « foudre » dans un « ciel appa­rem­ment serein », s’est abat­tu sur la famille de Jeanne et sur Jeanne elle-même, en pleine phase de latence.
 Ce second trau­ma – post-œdi­pien – véri­table « tenant lieu » de trau­ma offi­ciel, vien­dra s’articuler de manière per­ma­nente avec le trau­ma pri­maire du fait qu’il aura pour essen­tielle fonc­tion d’être un « point d’appui anti-effon­drant » qui per­met­tait une appa­rente forme de mise en sens (une forme de cica­tri­sa­tion) à la détresse engen­drée par l’attitude néga­ti­vante trau­ma­tique de la mère, laquelle mère, dépri­mée sem­blait elle-même avoir vécu dans son enfance une his­toire trau­ma­tique ayant mis à mal sa fémi­ni­té.

Néan­moins, mal­gré les situa­tions conflic­tuelles qu’entraînaient, pour Jeanne, les rela­tions com­plexes qu’elle avait éta­blies avec ses parents, elle leur était tou­te­fois demeu­rée res­tée très atta­chée. Ain­si les liens maso­chiques qu’elle avait déve­lop­pés au regard de ses ima­gos paren­tales étaient deve­nus, par la suite, le modèle des autres liens qu’elle avait noués pen­dant son ado­les­cence et sa vie d’adulte, liens qui avaient occa­sion­né en grande par­tie les dif­fi­cul­tés pour les­quelles elle était venue me trou­ver.

Séquence ana­ly­tique

Lors de la séance qui débute cette séquence ana­ly­tique, Jeanne évoque un voyage de quelques jours, pas­sé à l’étranger, avec ses parents. Pen­dant ce séjour, son père a eu de nou­veau et à plu­sieurs reprises un com­por­te­ment ver­bal violent avec elle, com­por­te­ment qui a paru à Jeanne d’autant plus dif­fi­cile à sup­por­ter que de sur­croît son père lui don­nait le sen­ti­ment de faire un « chan­tage à la mala­die » en se plai­gnant de se sen­tir phy­si­que­ment assez mal, alors qu’il sem­blait être appa­rem­ment en bonne san­té.
Ayant rela­té ces faits qui l’attristent, Jeanne, contrai­re­ment à son habi­tude, s’attarde peu à déve­lop­per les sen­ti­ments com­plexes qu’entraîne, en elle, l’attitude de son père à son égard. Pen­sant à ce qu’elle appe­lait le « chan­tage à la mala­die » de son père pen­dant ce séjour, elle ébauche, pour la pre­mière fois, l’idée que si celui-ci avait pu être autre­fois empor­té par cette mala­die, comme on avait pu le craindre à cer­tains moments, elle souf­fri­rait moins des sen­ti­ments miti­gés (pour ne pas dire très ambi­va­lents) qu’elle éprou­vait à son égard aujourd’hui.
Ain­si, pen­dant la séance, d’associations en asso­cia­tions est-elle conduite à ébau­cher l’idée que si son père avait dis­pa­ru pen­dant son enfance, cela n’aurait peut-être pas eu pour elle, fina­le­ment, l’impact catas­tro­phique qu’elle avait tou­jours ima­gi­né. S’attardant autour de cette idée, dont elle s’étonne qu’elle ne lui soit pas venue plus tôt depuis le début de son ana­lyse, elle s’interrompt pour consta­ter que, depuis qu’elle a ébau­ché ce thème, elle ne fait rien d’autre que d’évoquer des vœux de mort à l’égard de son père, réveillés par ses récentes colères et ses pro­pos bles­sants.
L’expression de ces sou­haits qui, jusque-là, ne s’étaient jamais impo­sés aus­si clai­re­ment et dont elle prend alors conscience, lui sem­blait témoi­gner sur le moment d’une ouver­ture quant aux pos­si­bi­li­tés de déga­ge­ment de cer­taines de ses posi­tions maso­chiques, notam­ment vis-à-vis de lui. C’est donc sur une impres­sion d’étonnement et d’euphorie légère à l’idée d’avoir pu com­men­cer à évo­quer ce thème aus­si libre­ment, que la séance se ter­mine.

Je ne m’attarderai pas ici à déve­lop­per toutes les pen­sées latentes que recou­vraient les pro­pos tenus par Jeanne, les­quelles m’apparaissaient pou­voir rendre compte des nom­breuses ver­sions du nœud œdi­pien qui se jouait, à la faveur du trans­fert et de sa rela­tion avec moi, sur la scène psy­chique (et, notam­ment, des « vœux de mort » pou­vant me concer­ner).
J’avais, par ailleurs, pour ma part à l’esprit le fait que ce qui se jouait pour elle avait un lien avec le fait qu’inconsciemment, depuis son enfance, elle vivait la mala­die de son père comme la seule et vraie ‘com­pagne’ de celui-ci (autre­ment dit, que la mala­die de son père était pour Jeanne, sa seule et vraie rivale).

« État de choc »

Le len­de­main, Jeanne m’appelle au télé­phone à l’heure de sa séance. Elle est en larmes et, de ce fait, dif­fi­ci­le­ment audible ; j’arrive à com­prendre qu’elle ne peut pas venir à sa séance et j’entends au tra­vers de ses san­glots, qui rendent la com­mu­ni­ca­tion dif­fi­cile, quelque chose comme « hos­pi­ta­li­sé… mon père… déses­pé­ré… » Il me semble même entendre à ce moment que son père est hos­pi­ta­li­sé dans un « état déses­pé­ré » et qu’elle doit par­tir, rejoindre sa mère à l’hôpital. N’arrivant pas à sai­sir plus clai­re­ment le sens de ses pro­pos, sen­sible à la nou­velle qu’elle m’annonçait, com­pre­nant (ou sup­po­sant ?) qu’elle cherche à savoir si elle peut dépla­cer la séance, je lui pro­pose de la rece­voir le soir même, ce qu’elle accepte immé­dia­te­ment.
Lorsque je vais cher­cher Jeanne à l’heure de cette séance de rem­pla­ce­ment, je la trouve dans un état de qua­si-hébé­tude et de sidé­ra­tion psy­chique qui me font immé­dia­te­ment pen­ser à un « état de choc » trau­ma­tique… ce qui, sur le moment, m’alerte et me laisse, pour le moins, per­plexe. À peine allon­gée sur le divan, Jeanne se recro­que­ville en chien de fusil. Cette posi­tion ne lui est pas habi­tuelle. Elle rap­porte alors qu’elle a appris – par un appel télé­pho­nique de sa mère –, dans les moments qui pré­cé­daient celui où elle m’a joint, que non seule­ment son père – dont l’état de san­té ne sem­blait cepen­dant pas inquié­tant, venait d’être hos­pi­ta­li­sé en « urgence » pour un bilan –, mais qu’en plus, appre­nant cette nou­velle le matin même, son frère cadet avait eu un acci­dent de voi­ture, ce qui l’avait conduit lui aus­si aux « Urgences » !
« Stop, gémit Jeanne, stop ! Trop, c’est trop !… Ma mère qui me lance un ‘S.O.S.’ et me demande de l’aide, mon père à l’hôpital, mon frère qui n’est guère en meilleur état et dont il va fal­loir que je m’occupe… Ils ne me lais­se­ront donc jamais tran­quille ! »

Elle est effon­drée, elle se sent à bout… Elle ne veut pas affron­ter cette situa­tion, s’occuper d’eux et se sen­tir inves­tie, ain­si, comme un simple « pro­lon­ge­ment » de sa mère. Ces trau­ma­tismes qui s’accumulent et qui lui rap­pellent trop cruel­le­ment ceux de son enfance l’accablent… Elle se sent épui­sée. Elle se tait lon­gue­ment.
Très mobi­li­sé contre-trans­fé­ren­tiel­le­ment face à ce qui me sem­blait être un authen­tique moment de détresse, j’ai pris le par­ti d’intervenir immé­dia­te­ment. J’ai alors ten­té de rame­ner l’actualité de son vécu à un « effet d’empiétement » de la réa­li­té sur son fan­tasme, effet lié à la brusque conjonc­tion de ce qui avait été évo­qué à la séance pré­cé­dente (l’évocation de ses pos­sibles « vœux de mort » à l’égard de son père, ain­si que le sen­ti­ment de légère eupho­rie qu’elle avait res­sen­ti et dont elle avait alors témoi­gné), avec l’annonce de ces nou­velles qui la ren­voient à tous ces « sou­ve­nirs catas­trophes » d’autrefois.

Il m’apparaissait que l’état de détresse, dans lequel elle se trou­vait bru­ta­le­ment plon­gée – consé­quence de l’adéquation par trop exacte entre le monde interne (lié à l’évocation récente d’un aspect de ses dési­rs) et le monde externe de la réa­li­té maté­rielle –, avait eu pour effet immé­diat de pro­vo­quer un véri­table col­lap­sus de sa topique interne  (C’est à dire, quand le fan­tasme incons­cient ren­contre la réa­li­té, voir Claude Janin 1996) . Jeanne sem­blait ne plus savoir « où elle en était » : il y avait en elle comme une abo­li­tion de la dis­tinc­tion même de l’intérieur et de l’extérieur, une confu­sion entre sa réa­li­té psy­chique et sa réa­li­té externe.
À ce que Jeanne vivait, en la cir­cons­tance, comme une série de catas­trophes qui venaient rap­pe­ler cer­tains sou­ve­nirs trau­ma­tiques d’autrefois, il sem­blait qu’elle répon­dait alors, dans un effet de dra­ma­ti­sa­tion, par une « urgence » psy­chique (consé­quence d’un « trop » qui vient effrac­ter sa bar­rière pare-exci­tante et qui l’entraîne dans un état de pro­fonde détresse).

Com­pre­nant, en par­tie, la situa­tion, je me sen­tais néan­moins quelque peu déso­rien­té face à la sidé­ra­tion psy­chique et à la détresse qu’elle pré­sen­tait ce jour-là. J’avais affaire à un aspect de Jeanne dont je n’avais pas, jusque-là, soup­çon­né l’existence ni l’importance : un moment impor­tant de « décli­vage » d’un cli­vage (nar­cis­sique ?) qui n’était pas encore appa­ru aus­si mani­fes­te­ment sur la scène psy­chique et trans­fé­ren­tielle, lequel moment, en tout cas, m’a quelque peu impres­sion­né, pour ne pas dire pro­fon­dé­ment inquié­té.
À l’issue de cette « séance de rem­pla­ce­ment » sa détresse dis­pa­raît ; elle sera d’ailleurs par la suite rapi­de­ment ras­su­rée sur l’état de san­té de son père et de son frère. Si, dès lors, je me suis sen­ti moins inquiet pour elle, néan­moins ma per­plexi­té allait deve­nir gran­dis­sante car il s’installa entre elle et moi, au cours des séances qui sui­virent, un état de néga­ti­vi­té impor­tant et nou­veau, qui se tra­dui­sait par une hos­ti­li­té ‘muette’, ‘sourde’ et ‘incom­men­su­rable’. Cet état, dont elle me dit qu’il est « dou­lou­reux » pour elle et qui est, par moments, contre-trans­fé­ren­tiel­le­ment haras­sant pour moi, va durer plu­sieurs semaines.

Plu­sieurs semaines pen­dant les­quelles, fidèle à ses séances, elle vient m’y retrou­ver avec la ferme convic­tion que rien d’autre que son hos­ti­li­té à mon égard ne pour­ra appa­raître. Fer­mée, mutique, elle me dit qu’elle se sent « déca­pée ». À la faveur de cer­taines de mes inter­ven­tions va petit-à-petit se déga­ger le fait qu’elle ne me par­donne pas de lui avoir per­mis la per­cée, voire la mise à jour, de toute la fan­tas­ma­tique concer­nant les « vœux de mort » à l’égard de son père. Depuis elle pense, sur un mode qu’elle admet être pro­jec­tif, que « tout le monde », y com­pris moi, lui en veut d’être en mesure d’avoir ce type de pen­sées, et cela « l’effondre ».
Cette situa­tion va se pro­lon­ger quelque temps, jusqu’à ce que sur­gisse, pen­dant une séance, un mou­ve­ment d’insight de sa part, qui m’a alors per­mis de sai­sir la situa­tion psy­chique que Jeanne vivait depuis la séance de rem­pla­ce­ment…

Séduc­tion et contre-trans­fert

À cette séance, Jeanne revient sur l’épisode de l’hospitalisation récente de son père et les dif­fi­cul­tés qu’elle ren­contre, depuis, avec moi. Aux pen­sées per­sé­cu­trices dont il a été récem­ment ques­tion, s’ajoute celle d’avoir le sen­ti­ment de ne pas avoir été, comme sa mère, à la « hau­teur » des évé­ne­ments, puisque tout en ne pou­vant pas venir à la séance ce jour-là, il lui a fal­lu néan­moins s’assurer que j’accepte qu’elle puisse me deman­der de l’aide dans « l’urgence », ce que j’ai fait, …au lieu de la « ren­voyer à sa séance sui­vante ! », me dit-elle. « Elle ne peut, me dit-elle, s’empêcher de pen­ser, depuis, que je le lui reproche ; elle s’en sent hon­teuse et déva­lo­ri­sée. Elle aime­rait tel­le­ment désor­mais pou­voir, se tenir le ‘plus loin pos­sible de moi !’ ».
J’interviens alors : « Le plus loin pos­sible de moi ? » À mon inter­ven­tion Jeanne répond : « Oui, comme le jour de la séance sup­plé­men­taire, où j’ai cher­ché, sur le divan, à m’installer le plus loin pos­sible de vous, …en ‘chien de fusil’ ! »
Ain­si, la situa­tion dans laquelle Jeanne et moi étions plon­gés s’est-elle éclai­rée pour moi d’un jour nou­veau et les pro­pos qu’elle venait de tenir me per­mirent d’en com­prendre le sens : mon accep­ta­tion – à moins que ce ne fût ma pro­po­si­tion ? – de ‘séance de rem­pla­ce­ment’ avait été vécue, par elle, comme un véri­table mou­ve­ment de séduc­tion de ma part.
Dès lors, un cer­tain nombre de ques­tions quant à ce qui m’avait pous­sé contre-trans­fé­ren­tiel­le­ment à lui pro­po­ser – ou à accep­ter – la séance sup­plé­men­taire s’imposaient à moi : Qu’est-ce qui m’avait conduit à un tel agir contre-trans­fé­ren­tiel ? Quelle « demande » n’avais-je pas sup­por­tée, que j’avais alors vrai­sem­bla­ble­ment trans­for­mée en « urgence » ? À quel démon répa­ra­teur avais-je, dès lors, cédé ? A la place de qui, en ces cir­cons­tances, m’étais-je pla­cé ? À quelle « séduc­tion » incons­ciente, de la part de Jeanne, avais-je cédé ?, etc.

Autant de ques­tions qui se posaient et aux­quelles la réponse deve­nait dès lors très claire puisque me per­met­tant alors d’associer sur « chien de fusil c’est à dire sur la pièce qui guide le per­cu­teur d’une arme à feu ce qui, dès lors, me per­met­tait de com­prendre que mon mou­ve­ment contre-trans­fé­ren­tiel avait peut-être quelque chose à voir avec le thème que Jeanne avait déve­lop­pé à la séance de la veille de celle que je lui avais pro­po­sé de ‘dépla­cer’ (après son appel télé­pho­nique) et qui concer­nait l’apparition de vœux de mort à l’égard de son père, tout comme, ceux qui s’exprimaient, dans le trans­fert, à mon égard, et dont je me suis à l’évidence défen­du alors en lui pro­po­sant cette « séance de rem­pla­ce­ment ».

Force m’était de recon­naître que j’avais contre-inves­ti le mou­ve­ment de Jeanne concer­nant son père, mou­ve­ment der­rière lequel je m’étais sen­ti visé (par le « chien de / du fusil » ¬ qui n’était pas encore consciem­ment pré­sent en ce qui me concer­nait, mais dont je devais bien pres­sen­tir et craindre qu’elle ne se pré­pare à l’épauler !), contre-inves­tis­se­ment que je me suis empres­sé de trans­for­mer en mou­ve­ment répa­ra­teur en lui accor­dant (ou en lui pro­po­sant ? – je ne sais plus, mais cela revient au même) la séance de rem­pla­ce­ment.
Mais ce mou­ve­ment contre-trans­fé­ren­tiel de répa­ra­tion, ne cher­chait-il pas sim­ple­ment tout autant à la répa­rer elle, qu’à me répa­rer moi, en tant qu’image paren­tale (pater­nelle aus­si bien que mater­nelle) atta­quée par le coup de fusil du trans­fert néga­tif ?

Retour à la cli­nique

Il me semble que l’on retrouve de manière assez expli­cite dans l’épisode trau­ma­tique, ou « en trau­ma », de Jeanne. tous les niveaux de conflic­tua­li­té – tant œdi­pienne, que sur­tout pri­maire – qui sont inclus dans le terme géné­rique de « trau­ma­tisme ».
Ces niveaux, par­fois très conden­sés, peuvent opé­rer sur le contre-trans­fert de l’analyste des effets de l’ordre d’une « confu­sion des langues ». Là où l’analyste pense que, dans le trans­fert, c’est une demande de ten­dresse (le « cou­rant tendre ») qui se dis­si­mule en arrière-plan de la « catas­trophe », c’est en fait l’érotique (et les effets d’un trans­fert pas­sion­nel – un amour de trans­fert très ‘cru’ et ‘cruel’) qui sur­git ; inver­se­ment, là où l’analyste peut pen­ser en termes de sexua­li­sa­tion ou d’érotisation, c’est en fait une demande de soins pri­maires (de réas­su­rance et d’affection) dont il s’agit ( On peut ici pen­ser au « chaud » et au « froid », méta­phores pro­po­sées par Claude Janin) .

"Princesse Marie" film TV de Benoit Jacquot (2004).
« Prin­cesse Marie » film TV de Benoit Jac­quot (2004).

Ain­si, peut-on se poser la ques­tion de savoir si Jeanne – après l’émergence de ses vœux de mort et le contexte dra­ma­tique qui me conduit à la pro­po­si­tion de rem­pla­ce­ment de séance – adopte une posi­tion en « chien de fusil » sur le divan pour se retrou­ver le « plus loin pos­sible de moi » (amour de trans­fert), mais aus­si d’adopter cette posi­tion régres­sive (fœtale ?) dans la mesure où elle pou­vait redou­ter de se retrou­ver dès lors avec moi dans un trans­fert mater­nel (sa mère dans le trans­fert), ce qui pou­vait poten­tiel­le­ment faire de moi une redou­table rivale ?
Devais-je ain­si pen­ser – comme ce fut le cas dans les pre­miers ins­tants de l’analyse de mon mou­ve­ment contre-trans­fé­ren­tiel – que j’avais été dans la posi­tion d’être un « séduc­teur séduit par l’urgence », pour me défendre de me retrou­ver aus­si fra­gi­li­sé (et châ­tré) que son père, face aux moyen défen­sif d’identification à l’agresseur adop­té par Jeanne ?

La « séduc­tion par l’urgence » adop­tée par Jeanne dans un mou­ve­ment défen­sif d’indentification à l’agresseur (iden­ti­fi­ca­tion à sa seule vraie rivale, la mala­die de son père qui entraî­nait à dif­fé­rents moment un fan­tasme d’urgence ?) n’était-il pas aus­si le reflet de ses dési­rs de séduc­tion, comme elle avait pu autre­fois être séduite par les fan­tasmes sexuels de vie et de mort confon­dus et occa­sion­nés par la mala­die de son père…, deve­nue, depuis, le sujet d’une éro­ti­sa­tion extrême, dont l’état d’hébétude et de sidé­ra­tion psy­chique qu’elle avait pré­sen­té pou­vait alors être, en néga­tif, une des formes d’expression.
Je pou­vais désor­mais ain­si com­prendre une par­tie de ses mou­ve­ments de néga­ti­vi­té et d’hostilité muette comme l’illustration de ce que Freud avait écrit concer­nant le trans­fert : « Le trans­fert sur la per­sonne de l’analyste ne joue le rôle d’une résis­tance que dans la mesure où il est un trans­fert néga­tif ou bien un trans­fert posi­tif com­po­sé d’éléments éro­tiques refou­lés ».
C’est de l’importance de cette éro­ti­sa­tion dans son trans­fert, ain­si que des effets de dra­ma­ti­sa­tion qu’elle entraîne, dont Jeanne, et moi-même, pou­vions, dès lors, prendre conscience.

Thier­ry Boka­nows­ki