Dans les plis du langage de Laurent Danon-Boileau

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Laurent Danon-Boi­leau était lin­guiste, il est deve­nu psy­cha­na­lyste et thé­ra­peute d’enfants, sans ces­ser d’être lin­guiste ; la psy­cha­na­lyse ne l’a pas détour­né de son inté­rêt pour le lan­gage et la parole, bien au contraire et cet inté­rêt pour le lan­gage affute son regard sur la théo­rie et la tech­nique de la cure ana­ly­tique. Entre patient et ana­lyste, l’échange n’est que de mots, rap­pe­lait Freud ; c’est moins vrai dans le tra­vail avec l’enfant par exemple ou dans le psy­cho­drame, mais le lan­gage garde une place cen­trale dans l’exercice de la cure.

Danon-Boi­leau cite Cha­teau­briand – « J’écris prin­ci­pa­le­ment pour rendre compte de moi à moi-même » – et pro­pose de l’étendre à la parole : « je parle prin­ci­pa­le­ment pour rendre compte de moi à moi-même ». Cela sup­pose de rompre avec l’idée que les mots servent à éti­que­ter ou réper­to­rier des objets ou des notions stables pour les com­mu­ni­quer à autrui ; comme le sou­ligne Lacan et comme le montre le tra­vail avec les très jeunes enfants, le lan­gage est d’emblée méta­phores et poé­sie. Mais la nomi­na­tion, la dési­gna­tion, est aus­si là pour arrê­ter les fluc­tua­tions, lar­ge­ment incons­cientes, et l’inquiétude levées par le mot. Le mot enten­du vient vali­der la recon­nais­sance d’une chose et de ce qu’elle évoque dans l’esprit du sujet. Le lan­gage per­met de « créer des liens entre des pen­sées ou de tenir à dis­tance les repré­sen­ta­tions indé­si­rables ». Né dans la méta­phore, le mot peut deve­nir anti­mé­ta­phore.

Ce lan­gage si inté­rieur pour rendre compte « de moi à moi-même », est en même temps en nous ce qu’il y a de plus exté­rieur : nos mots sont aus­si les mots des autres. Intime et ano­nyme, c’est à cette nature para­doxale que le mot doit de brouiller les fron­tières entre le dedans et le dehors. C’est à ce para­doxe que Danon-Boi­leau rat­tache « l’antique pou­voir de sug­ges­tion du verbe » et il l’illustre d’un exemple connu de tous les enfants : quand Alphonse Dau­det écrit « l’air fraî­chit et la mon­tagne devient vio­lette », cha­cun com­prend que Blan­quette, la chèvre de mon­sieur Seguin, va avoir des ennuis et payer cher son esca­pade.

Dans la cure – la tal­king cure – le lan­gage n’est pas seule­ment un outil de com­mu­ni­ca­tion bien secon­da­ri­sé, c’est un pro­ces­sus vivant, dyna­mique et impré­vi­sible. Danon-Boi­leau est psy­cha­na­lyste et lin­guiste, mais il n’oublie pas non plus son tra­vail de poète, de roman­cier, un homme de la fic­tion. Il est l’analyste de la cure-type, pour autant que son or puisse être tota­le­ment sépa­ré du cuivre de la psy­cho­thé­ra­pie, mais il est aus­si l’analyste qui s’éloigne tant du divan dans son enga­ge­ment auprès des enfants du centre Alfred Binet, en par­ti­cu­lier avec les enfants autistes. Il n’y a pas d’énonciation sans écoute, les deux opé­ra­tions com­portent toute leur dimen­sion sen­so­rielle, pul­sion­nelle. Pro­fé­rer, rece­voir, son­ner, vibrer : par­ler est un acte sin­gu­lier entre sens et force, entre acti­ci­té et pas­si­vi­té ; le trans­fert s’y engage et, grâce au cadre de la cure, les effets d’après-coup.

Par ces temps où il est faci­le­ment ques­tion de « libé­rer la parole », dans l’attente d’effets immé­dia­te­ment libé­ra­teurs, Danon-Boi­leau nous rap­pelle que le psy­cha­na­lyste ne peut sous­crire à une théo­rie sim­pliste. La pre­mière topique freu­dienne pos­tu­lait l’existence d’un incons­cient peu­plé de repré­sen­ta­tions et l’effet cura­tif est prin­ci­pa­le­ment atten­du de la levée de leur refou­le­ment ; la deuxième topique met en évi­dence le rôle des motions pul­sion­nelles du ça qui ne consti­tuent plus des uni­tés de sens, mais des for­ma­tions à la poten­tia­li­té séman­tique incer­taine. Danon-Boi­leau écrit : «… la mise en jeu du sens par l’appareil psy­chique se modi­fie. Le poids de la force et de la com­pul­sion s’accroît. Et le rôle du lan­gage change. »  Le lan­gage se fait acte et il sol­li­cite les res­sorts les plus archaïques de l’inconscient de l’analyste. Lorsque le tra­vail du patient est domi­né par de registre de la répé­ti­tion et de l’agir, y com­pris à tra­vers la parole, la posi­tion sur­plom­bante de l’analyste favo­rise l’émergence de méta­phores et du sens ; ce sur­plomb requiert sou­vent un tra­vail contre-trans­fé­ren­tiel impor­tant de l’analyste atta­qué par la pro­jec­tion des iden­ti­fi­ca­tions archaïques du patient. Le che­min du sens se retrouve par l’élaboration de ce contre-trans­fert.

Danon-Boi­leau étu­die avec minu­tie la parole asso­cia­tive et les effets des stra­té­gies inter­pré­ta­tives. La parole asso­cia­tive est comme un rêve, elle « suit dans sa marche le mou­ve­ment d’un rêve » . Elle est le fil de toute démarche ana­ly­tique, même dans le cadre d’une psy­cho­thé­ra­pie ou d’une consul­ta­tion, quel que soit l’âge du patient ; elle guide les construc­tions de l’analyste comme ses inter­ven­tions de relance, de liai­son. L’interprétation peut s’inscrire dans ce fil asso­cia­tif, comme une asso­cia­tion pro­po­sée par l’analyste, dans le but de lever des cli­vages et de pro­po­ser de nou­velles liai­sons.

Par­ler est un acte sin­gu­lier entre sens et force. On constate sou­vent, en par­ti­cu­lier avant que la névrose de trans­fert soit bien éta­blie, que le registre de l’agir a sa place, y com­pris dans la parole : sou­vent le sens s’établit au fil d’agirs suc­ces­sifs. Danon-Boi­leau rap­pelle que Freud en 1914 éta­blis­sait la pré­séance : remé­mo­rer, répé­ter, élaborer/perlaborer  et il affirme «… il convient d’envisager la ver­ba­li­sa­tion avant tout comme un acte. » . Pas, ou pas seule­ment, comme un acte volon­taire, mais dans un sens plus proche de l’acte man­qué, quand « la parole échappe à l’intention de celui qui croit la tenir » .
Danon-Boi­leau cite Flau­bert quand Emma Bova­ry décrit la parole de Charles « Sa conver­sa­tion était plate comme un trot­toir de rue… »  et il ajoute qu’un récit fac­tuel, par­fai­te­ment lisse, peut être l’indice d’un accro­chage au fac­tuel pour éloi­gner un excès de rêve­rie et qu’il doit mettre l’analyste en alerte : un dis­cours d’apparence opé­ra­toire peut être infil­tré de trop d’excitation, met­tant l’écoute de l’analyste dans une situa­tion para­doxale.

Le retour d’un refou­lé peut entrai­ner un sen­ti­ment d’étrangeté, un moment de déper­son­na­li­sa­tion, en confron­tant le sujet à l’autre en soi dans sa dimen­sion la plus intime. C’est une ren­contre déci­sive dans le tra­vail ana­ly­tique. L’interprétation doit appré­cier, avoir l’intuition de la juste mesure de la capa­ci­té du sujet à vivre ce bou­le­ver­se­ment lié à la levée du refou­le­ment : une inter­ven­tion trop timide n’entrainera pas de modi­fi­ca­tion notable, une inter­ven­tion pro­vo­cant une levée trop bru­tale du refou­le­ment aura un effet trau­ma­tique qui cas­se­ra toute ébauche de liai­son. Ce qui vaut pour l’interprétation vaut aus­si pour la com­pré­hen­sion : à être trop com­pris le patient se sent enva­hi, à ne pas l’être, il se sent rapi­de­ment aban­don­né. Mais admettre qu’il y a des moments où on est incom­pris, c’est admettre qu’il y a un objet externe, un dedans et un dehors ; ne pas pou­voir l’admettre condamne à la confu­sion psy­cho­tique. Ou autis­tique. Tout est affaire de degré, dit Danon-Boi­leau qui cite une jolie phrase d’Antoine Culio­li, un de ses maitres en lin­guis­tique, « La com­mu­ni­ca­tion est une forme par­ti­cu­lière de mal­en­ten­du » .

Vers la fin du livre, à par­tir d’un frag­ment de la cure d’Ada, Danon-Boi­leau se penche sur la parole nos­tal­gique : il montre qu’une ana­lyse dans laquelle le patient est authen­ti­que­ment asso­cia­tif et éla­bo­ra­tif peut être une ana­lyse sans fin. Pour arrê­ter une ana­lyse, il faut faire le deuil non de son fonc­tion­ne­ment hal­lu­ci­na­toire, mais d’accepter que son rêve n’est qu’un rêve et que l’on est le seul à qui l’on puisse faire le récit des images qui s’y déploie. Et qu’on peut le faire avec plai­sir, mais ne devient pas auto-ana­lyste qui veut : « Vient un temps où il faut aus­si renon­cer au jeu à deux. Le nos­tal­gique s’y refuse. Un cer­tain désen­chan­te­ment le conduit à dou­ter d’être écou­té s’il ne l’est que de lui-même. »  Danon-Boi­leau pré­cise que cer­tains patients ont l’art de trou­ver dans leur vie per­son­nelle des inter­lo­cu­teurs de qua­li­té qui prennent la suite de l’analyste, d’autant qu’ils ont des choses à dire et qu’ils savent les dire.

DANS LES PLIS DU LANGAGE. Rai­sons et dérai­sons de la parole. Par Laurent Danon-Boi­leau (Édi­tions Odile Jacob, Paris, 2022, 205 p)
Note de lec­ture rédi­gée par Jacques Ange­lergues (SPP)