C’est à partir de notre expérience menée auprès d’un groupe de parole pour adolescents que nous traiterons du thème des parents dans son articulation avec la question des imagos. Nous mettrons en avant un élément qui au cours de notre pratique quotidienne nous est apparu comme ayant une valeur dynamique : Il s’agit du travail qui se fait chez chacun de nos jeunes patients à partir de l’écoute de ce qui se passe dans la famille des autres membres du groupe. Des effets de résonance dont la prise en compte peut favoriser selon nous, des mouvements de subjectivation. La notion d’imago et son intrication avec le problème des identifications à l’adolescence nous permettra de situer l’enjeu de notre propos. Dans notre dispositif, deux analystes, un homme et une femme, accueillent chaque semaine, pendant une heure, un groupe ouvert composé de huit adolescents et adolescentes qui ont entre 13 et 17 ans. En général nous ne voyons les parents qu’une seule fois au début et plus rarement par la suite. L’interlocuteur des parents reste le médecin consultant qui nous a adressé l’adolescent. Initialement prévu pour des adolescents inhibés, avec des difficultés relationnelles et des conduites de retrait, notre groupe s’est progressivement ouvert à d’autres profils. Nous avons aussi accueilli des adolescents présentant plutôt des tendances au passage à l’acte, avec un échange souvent marqué par l’agir de parole (une parole qui devient un acte) et une certaine désinhibition. Des profils opposés qui nous sont apparus au fil du temps comme complémentaires et pour qui le cadre de la thérapie individuelle ne semblait pas adapté. Que ce soit dans l’inhibition ou la décharge, la relation à l’autre est problématique. Il y a des difficultés de distance par rapport à une violence pulsionnelle mettant toujours en jeu les imagos parentales et rendant difficile le devenir adolescent. Kestemberg a mis en avant qu’à l’adolescence, « la maturation instrumentale sexuelle génitale ne correspond pas à la maturation psycho-affective »1 . Dans notre contexte, il nous semble que la difficulté dans la maîtrise de la parole comme instrument de relation avec autrui viendrait redoubler ce décalage entre la possession d’un organisme adulte et le fait pour l’adolescent de ne pas savoir quoi en faire.
Le terme d’imago apparaît d’abord dans les travaux initiaux de Jung lorsqu’il essaye de préciser l’idée de complexe familial. L’imago désigne alors la représentation inconsciente des êtres qui forment le proche entourage (père, mère, frère, soeur..). Il est question dans cette perspective de schémas ou de prototypes inconscients se référant à la constellation familiale qui de l’intérieur du sujet, orientent électivement la perception d’un objet extérieur. Il s’agirait d’une « image existant en marge de toute perceptions et pourtant alimentées par celles-ci » 2. L’imago met en relief le soubassement subjectif de toute relation à un objet externe et de ce fait créerait une intrication subtile entre le dedans et le dehors. Freud donnera une nouvelle acception au terme d’imago au moment où il est question d’éclairer La dynamique du transfert (1912) : il s’agit de comprendre comment des désirs infantiles peuvent s’actualiser sur des personnages actuels. La névrose de transfert serait l’illustration quasi expérimentale par laquelle une action venue de l’intérieur vient modeler la réalité actuelle. C’est l’influence des imagos qui seraient déterminante dans le développement du transfert et dans la vie amoureuse en général : « Ainsi que nous le prévoyons, cet investissement va s’attacher à des prototypes, conformément à l’un des clichés déjà présents chez le sujet en question. Ou encore le patient intègre le médecin dans l’une des « séries psychiques » qu’il a déjà établies dans son psychisme ». Déterminés en fonction d’une « prédisposition naturelle et des faits survenus pendant son enfance », les imagos sont donc décrits comme des clichés, insérés dans des séries psychiques préexistantes dont Freud dira dans les Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1932) qu’elles résultent de « précipités d’investissements d’objets abandonnés“. Freud soutiendra que ce sont justement les imagos les plus anciens qui vont déterminer le surmoi. C’est dans un écrit mineur mais aux échos profonds, « La psychologie du lycéen » (1914), que Freud fait appel à la notion d’imago pour montrer comment la relation aux maîtres et au savoir est conditionnée par un courant souterrain qui s’enracine dans les imagos de l’enfance : « Tous les êtres qu’il connaît plus tard deviennent pour lui des personnes substitutives de ces premiers objets de ses sentiments (…) et se classent pour lui en séries qui procèdent des « imagines»(terme désignant imago au pluriel), comme nous disons, du père, de la mère, des frères et soeurs, etc… Tous ont donc à assumer une sorte d’héritage sentimental, ils rencontrent des sympathies et des antipathies à la genèse desquels ils n’ont eux-mêmes que peu contribué ; tout choix ultérieur d’amitié et d’amour se fait sur fond de traces mnésiques laissées par ces premiers modèles ». L’illustration de Freud met surtout en avant le destin de l’imago paternelle à l’adolescence et le processus inconscient souvent chargé d’ambivalence, par lequel ce prototype est reporté sur les personnages incarnés par les professeurs. La condition de ce report est un événement central qui s’est produit plus tôt : L’idéalisation de la figure paternelle ne résiste pas à l’observation et ce coup porté à la surestimation du père par l’épreuve de réalité va provoquer un détachement d’avec celui-ci. Cette désillusion et ce détachement, dont le processus nous fait penser au deuil d’un idéal, va ouvrir à la possibilité de nouveaux investissement objectaux qui vont relayer le processus identificatoire. L’importance que Freud attribue à ce détachement lui fait dire dans ce même texte : « Tout ce qui distingue la nouvelle génération, aussi bien ce qui est porteur d’espoir que ce qui choque, a pour condition ce détachement d’avec le père ». Claude Le Guen (Dictionnaire freudien) souligne combien la notion d’imago est liée à la question des identifications dans les écrits de Freud. Il souligne que malgré le peu d’occurrences du terme d’imago dans le texte freudien, cette notion est présente lorsque Freud traite de certains thèmes fondamentaux de la psychanalyse : Transfert, identification, deuil, surmoi. Ainsi, la réflexion sur les identifications est approfondie dans l’oeuvre de Freud, à partir de la description de la constitution du surmoi en fonction des imagos les plus anciennes. Cette imbrication entre imago et identification est au coeur de la réflexion d’Evelyne Kestemberg dans son important article « L’identité et l’identification chez les adolescents « (1962). Cet auteur voit à travers la diversité des positions adolescentes une unité fondamentale qu’elle résume ainsi : « Les difficultés des relations des adolescents avec les autres, notamment des adultes, c’est-à-dire le besoin des adolescents de rejeter brutalement les personnages et les imagos des parents, induisent chez ces sujets de profondes difficultés dans leurs relations avec eux-mêmes, s’exprimant – explicitement ou non – en une interrogation anxieuse plus ou moins intense concernant leur personne. » Dans le drame de l’adolescent, ce rejet des parents et des imagos serait une façon paradoxale de rester relié à des objets parentaux dont il ne peut ni se dégager ni se passer. Ce rejet peut être une étape dans un processus d’individuation au cours duquel l’adolescent se détache des premiers objets pour aboutir à des identifications moins narcissiques et plus symboliques. Dans des situations moins favorables, ce processus de détachement et de substitution est entravé et le rejet des imagos ne peut aboutir ni à une reprise ni à une élaboration par l’adolescent. Les identifications semblent alors figées et c’est toute la relation à soi et à l’autre qui est mise en difficulté, au risque de voir se développer des solutions pathologiques. Dans le contexte de notre dispositif de groupe, nous soulignerons la façon dont les imagos parentales rejetées par l’adolescent font retour à travers la perception des parents des autres. Il est question d’un mouvement où des aspects fortement investis de la réalité psychique sont d’abord reçus comme des données extérieures à soi. Des aspects en rapport avec les imagos parentales qui seraient dans l’attente d’être aussi reconnus de l’intérieur. Nous pensons que cette reconnaissance au-dedans serait le signe d’un processus de subjectivation. Nous aimerions illustrer notre propos par une vignette clinique. Jeanne est une adolescente de 15 ans présentant à l’extérieur un comportement explosif et désinhibé. Elle a connu une enfance traumatique avec une séparation violente entre ses parents lorsqu’elle avait 3 ans. Elle a vécu dans une autre ville avec son père entre 5 et 12 ans. Pendant ce temps, elle a été élevée par son père dans l’idée que sa mère était mauvaise. Jeanne aurait très mal supporté la naissance d’une petite sœur que son père a eu avec une autre femme et aurait fini par rejoindre sa mère à Paris. Elles vivent ensemble depuis deux ans après sept ans passés sans se voir. Leurs retrouvailles semblent avoir été intenses et apportant un démenti aux paroles médisantes du père. Jeanne protège de façon anxieuse sa mère de toute pensée critique évoquant directement les propos paternels. Elle a beaucoup de difficultés avec ses enseignants ce qui montre chez elle un besoin d’externaliser des conflits avec ses imagos et ses parents réels. Dans le groupe, elle semble guetter le moment pour prendre le parti de la thérapeute femme contre le thérapeute homme reproduisant ainsi un schéma familier.
Au cours d’une séance, Jeanne va évoquer le conflit qui l’oppose à une enseignante, ce qui est une répétition d’autres conflits similaires. Nous lui faisons remarquer alors que son besoin de protéger sa mère pourrait la contraindre à déplacer des aspects conflictuels de cette relation sur son enseignante. Nous lui disons aussi que c’est peut-être une façon de s’opposer au point de vue de son père. Jeanne réagit à notre intervention par des dénégations : « Je ne crois pas que ce soit ça » ; « ça ne me parle pas ». Nous n’insistons pas et la discussion se déplace dans une autre direction. Quelques minutes plus tard une autre adolescente, Marie, évoque à nouveau les difficultés importantes qu’elle a eues avec sa directrice de stage et qui ressemblent étrangement au conflit permanent et affolant qu’elle entretient au quotidien avec une mère qui aurait des réactions paradoxales. Nous sommes étonnés de voir Jeanne, qui était restée silencieuse, reprendre alors la parole et s’adressant à Marie, lui dire que ses difficultés avec sa patronne de stage viennent aussi du fait qu’elle confonde celle-ci avec sa mère. Avec un certain humour, nous faisons remarquer à Jeanne qu’il lui est plus facile de percevoir la façon dont Marie reporte sur sa patronne son conflit avec sa mère que d’imaginer qu’elle pourrait faire de même avec son enseignante. Nous avons eu l’impression que Jeanne a été saisie par ce moment, comme si elle percevait sur le vif un écart entre sa pensée consciente et ce qu’elle mettait en acte. Il nous a aussi semblé que son interlocutrice, Marie était touchée par le reflet d’elle-même que Jeanne lui renvoyait à ce moment-là : un effet de miroir où chacune pouvait percevoir chez l’autre un certain aveuglement dans les conflits qui les animaient en permanence avec leurs mères respectives. Nous avons orienté la suite de cette séance de groupe sur la difficulté de se représenter soi-même dans certaines situations. Il nous semble que l’interprétation de Jeanne visant Marie a ici une valeur d’indexation par rapport à notre première intervention vis-à-vis de Jeanne. La notion d’indexation a d’abord été utilisée par André Green pour désigner « la façon dont le discours est connoté par le sujet, à savoir la manière dont il le marque et dont il indique lui-même le prix qu’il attache à ce qu’il dit et à la valeur révélatrice de lui-même de ce qu’il énonce »3 . Michel Ody prolonge et approfondit le sens de cette notion : l’indexation devient alors « la marque dans le discours du patient de la valeur que le sujet attribue au discours de l’analyste, notamment par rapport à l’interprétation »(communication personnelle). C’est dans ce sens que nous l’utilisons ici. Nous avons aussi pensé, après-coup cette fois, que les paroles de Jeanne adressées à Marie : « tu confonds ta patronne avec ta mère » correspondaient à une tentative d’identification avec nous et à notre fonctionnement interprétatif. Une tentative seulement, puisque tout en s’appropriant notre message, elle s’en débarrassait aussitôt sur sa camarade. Une issue expulsive par laquelle Jeanne nous montrait une certaine difficulté d’introjection. La famille de Marie lui permet cependant de garder à distance un lien avec la représentation rejetée. Dans ce moment choisi, la problématique que nous évoquons, à savoir le détour par la famille de l’autre, est directement visible. Si elle ne nous est pas toujours donnée à voir de façon aussi explicite, nous la reconnaissons parfois à l’arrière-plan de certains mouvements de séances de groupe.
Nous constatons que beaucoup de nos jeunes patients évoluent dans des cadres familiaux complexes ou difficiles : parent décédé, père inconnu ou ayant quitté tôt le foyer, divorce ou séparation conflictuelle, famille recomposée avec difficulté pour l’adolescent de trouver sa place, enfant unique ne pouvant pas se délester sur un frère ou une sœur du poids de la relation avec les parents. La problématique adolescente n’est pas indépendante de l’environnement socioculturel. Dans des contextes qui sont parfois traumatiques, les imagos sont immobilisées et peu différentiées par rapport à une réalité devenue pesante. Certains adolescents nous sont adressés parce que la thérapie individuelle est perçue comme trop dangereuse par la famille ou par l’adolescent. Comme si le dispositif de groupe permettait d’atténuer des angoisses de séparation liées à une individualisation difficilement pensable. Nous pouvons supposer que par sa composition, notre dispositif propose une autre scène familiale et nous observons régulièrement des déplacements dans l’actualité du groupe de ce qui peut se jouer ailleurs. C’est parfois l’occasion de montrer à un adolescent, dans l’ici et maintenant, la part qui pourrait lui revenir dans ce qu’il vit comme une contrainte extérieure. Au-delà des effets sur le destinataire explicitement visé par nos interventions, nous remarquons des effets « collatéraux » sur les autres adolescents d’une parole qui ne les visent pas directement. Dans l’évolution des adolescents de notre groupe, nous avons souvent l’impression qu’il y a une forme d’apprentissage de l’associativité à partir de ce que nous leur montrons de notre fonctionnement d’analystes. Nous tissons des liens entre ce que disent les uns et les autres et nous essayons de leur montrer que derrière leur discours, leur silence ou leur comportement quelque chose qui s’écarte de leur représentation consciente peux se jouer. Nous sommes amenés à contraster à haute voix nos impressions entre thérapeutes et à donner une allure psychodramatique à certaines de nos interventions. En définitive, nous ne sommes ni en retrait ni trop silencieux et derrière la variété de nos modalités d’intervention nous visons à stimuler un échange dynamique et une ouverture associative. Celle-ci serait pour nous le témoin d’une mobilisation des identifications. La famille des autres La séquence clinique que nous avons décrite plus haut présente un mouvement quelque peu différent de ce qui peut se passer dans une psychothérapie individuelle. Dans les traitements analytiques individuels, il n’est pas rare qu’un adolescent au cours d’une séance de thérapie se mette à évoquer les difficultés d’un autre adolescent avec d’autres parents. Il peut s’agir d’un ami ou d’un camarade de classe. Par exemple : « Mon copain vit seul avec sa mère et il fait tout ce qu’il veut ». L’analyste reconnaît alors un mouvement processuel de déplacement ou de report de la conflictualité du patient sur la représentation d’un autre. La famille de l’autre apparaît alors comme un refuge qui permet de représenter ailleurs l’excès pulsionnel propre à l’adolescent. Evoquer d’autres parents lui permet de protéger ses imagos parentales contre des attaques en détournant les revendications libidinales et agressives. Il peut être tout aussi important pour l’adolescent de protéger à travers ce mouvement projectif son narcissisme. Le registre objectal et le registre narcissique sont ici intimement corrélés comme nous l’a montré Kestemberg : « Chez l’adolescent Identité et identification sont un seul mouvement ». Ce processus, à la fois associatif et projectif qui a lieu dans les thérapies individuelles, est souvent un détour nécessaire dans un mouvement de subjectivation que l’analyste favorise. L’analyste ne court-circuite pas ce mouvement de déplacement du dedans vers le dehors par une interprétation prématurée. Il permet que le traitement de la conflictualité se fasse ailleurs et autant par son écoute que par ses interventions favorise l’appropriation par le patient de son fonctionnement psychique.
On se souvient de l’exemple donné par Freud dans son article sur La négation (1925) où il est question d’un patient qui dit à son analyste : « Vous demandez qui peut-être cette personne dans le rêve. Ma mère, ce n’est pas elle ». Comme c’est le cas pour le symbole de la négation, il nous semble qu’évoquer la famille des autres est un moyen par lequel la pensée se libère des limitations du refoulement et s’enrichit de contenus dont elle ne peut se passer pour son fonctionnement. Les choses se complexifient dans la situation de groupe qui est la nôtre. Chaque adolescent est amené à évoquer la façon dont il se situe par rapport à sa constellation familiale et la façon dont cette dernière le travaille. Mais surtout, les adolescents que nous recevons sont régulièrement confrontés aux témoignages de leurs compagnons de groupe concernant leurs parents. Ils sont aussi confrontés à la façon dont nous, analystes, intervenons sur les difficultés de leurs camarades. Nous leurs demandons souvent de se positionner par rapport aux questions que soulèvent le témoignage de leurs pairs. Il y a ici un trajet qui va plutôt du dehors (les autres) vers le dedans contrairement à la situation de traitement individuel évoquée au début. Nous constatons des effets d’infiltration et de réverbération des problématiques des uns sur les autres. À travers le jeu des déplacements et des projections perçus d’abord chez les autres, nous voyons parfois apparaître chez certains adolescents la possibilité d’un retour sur soi et d’une reprise de ce qui leur apparaît d’abord comme une contrainte extérieure. Certains de ces déplacements se reportent sur la famille que le groupe peut représenter. Celle-ci n’est pas toujours une réplique de la famille réelle de l’adolescent, loin de là. Nous voyons ainsi des adolescents investir le groupe comme une famille qu’ils n’ont jamais eue : Ainsi de cet adolescent, enfant unique, qui assume le rôle d’un grand frère protecteur envers les plus jeunes. Ce n’est que longtemps après son arrivée dans le groupe que le reproche envers ses parents d’avoir été privé d’un petit frère sera explicite. Nous sommes attentifs à ce que nous identifions comme des mouvements transférentiels tout en essayant dans nos interventions, de ne pas court-circuiter l’ouverture associative par une centration excessive dans l’ici et maintenant. Si nous n’hésitons pas à interpréter des reports des imagos des parents sur nous, la solution est parfois ailleurs. Il s’agit alors d’une réponse décalée, différente par rapport à ce qui serait attendu de l’objet et permettant d’éviter une répétition à l’identique.
CONCLUSION Notre pratique quotidienne avec les adolescents nous confronte à l’entrecroisement des problématiques familiales des uns et des autres, dans un groupe qui par sa composition évoque lui-même une famille (certes nombreuse). Cela nous a amenés à relativiser cette idée de Tolstoï selon laquelle : « Toutes les familles heureuses se ressemblent mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon » (Anna Karenine). Notre tâche est souvent de favoriser un travail à la fois sur les similitudes et les différences permettant à chacun de s’enrichir de l’échange avec autrui. Le détour par la famille de l’autre nous a semblé avoir une fonction importante : Celle de représenter sur une autre scène les conflits liés aux imagos parentales qui travaillent chaque adolescent. Dans son acception classique, l’imago correspondrait à un schème imaginaire acquis à partir de la rencontre de l’enfant et de sa constellation familiale. Enracinées en profondeur, l’influence des « imagines » se fait sentir aux frontières du dedans et du dehors d’un côté, et du conscient et de l’inconscient de l’autre. Ils orientent électivement la façon dont le sujet appréhende autrui. Il y aurait un écart variable entre ce que l’imago reflète et la réalité des parents. Freud avance l’idée que lorsque l’enfant en vient à se détacher de ses parents, son surmoi les signifie moins mais alors leurs « imagines » se joignent aux influences des maîtres, des modèles et des héros reconnus. Ce procès par lequel le surmoi devient progressivement plus impersonnel survient lorsque le complexe d’Oedipe, devenu fonctionnel et structurant, s’éloigne des premiers objets en s’étayant sur des objets de substitution avant de se consolider comme une structure intérieure moins dépendante d’un étayage à l’extérieur. Selon Jean-Luc Donnet4 cette évolution du surmoi emmène une modification dans le statut des identifications qui deviennent moins narcissiques et plus symboliques. C’est dans ce contexte d’impersonnalisation du surmoi que Freud postule la disparition du complexe d’Œdipe en tant que détachement des premiers objets. Il nous semble que, dans le cadre de notre groupe, les conditions de possibilité de ce procès de dégagement sont souvent compromises par une personnalisation excessive des imagos qui ont du mal à trouver une distance avec une réalité qui viendrait au contraire confirmer le système projectif dans lequel nos jeunes patients sont parfois enfermés. Notre travail serait donc aussi de favoriser un espace de différentiation permettant d’entrevoir une sortie de cette répétition à l’identique. Au cours des traitements psychanalytiques d’adolescents, la perception d’un décalage entre le dedans et le dehors, à partir de la mise en cause des représentations conscientes des parents, a souvent une valeur dynamique en elle-même. Dans notre dispositif, nous remarquons que cet écart est souvent perçu chez l’autre avant que d’être pensable pour soi. À la possibilité de ce report projectif des imagos sur une autre famille s’ajoute un transfert sur le groupe en tant que « néo-famille ». À partir de là, il nous semble que l’enjeu, serait de rendre possible un transfert sur le champ de la parole, comme un lieu d’ouverture à soi et à l’autre. Daniel Irago et Murielle Cherbit, psychanalystes.
NOTES :
- KESTEMBERG E. (1962), « L’identité et identification chez les adolescents. Problèmes techniques et théoriques » Psychiatrie de l’enfant (PUF), V, 2, p.441–522
- JUNG C.G (1928), La psychologie du rêve, considérations générales. Repris dans, L’homme à la découverte de son âme Editions Albin Michel, 1987
- GREEN A. (2002), Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine, PUF.
- DONNET J.L (2002), article « Surmoi », dans A. De Mijolla, Dictionnaire international de psychanalyse, Calman-Lévy