Charge hallucinatoire du langage et transmission psychique

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Alors qu’il est en visite chez ses parents, un homme tombe sur un livre traî­nant sur l’étagère. Il se met à le lire et à mesure qu’il par­court les pages, une impres­sion étrange se dégage de sa lec­ture. Musi­cien, il s’é­tonne que les phrases « res­semblent » à une par­ti­tion de basse. La musi­ca­li­té des mots, la struc­ture de la phrase, tout cela l’en­gage à per­ce­voir dans le récit la pré­sence d’un rythme. En se ren­sei­gnant sur l’au­teur du texte, il s’aperçoit que celui-ci est bas­siste.

Comme dans cette his­toire qui m’a été racon­tée, où je ne vois pas de coïn­ci­dence mais la preuve que le lan­gage com­porte en lui des restes per­cep­tifs, il est des récits qui se lisent à la manière d’une par­ti­tion musi­cale. On entend le rythme, la musi­ca­li­té des mots, leur bat­te­ment, au-delà du sens qu’ils com­portent. De façon simi­laire, le dis­cours d’un patient fait vivre des « scènes » à l’a­na­lyste. Au détour d’une des­crip­tion, on s’y croi­rait ; arpen­tant les cou­loirs d’une mai­son dans les méandres d’un rêve, écou­tant une conver­sa­tion der­rière la porte dans le tré­fonds d’un sou­ve­nir. Le par­ti­cipe pré­sent et le pro­nom indé­fi­ni ne sont pas employés ici par hasard, car il s’a­git de pen­ser ce qui peut se trans­mettre d’une psy­ché à l’autre à tra­vers le lan­gage, au-delà, même, du lan­gage. Dans un lieu où la fron­tière paraît abo­lie, là où le sujet de l’é­non­cia­tion se perd. On ne sait plus qui figure quoi, car c’est le dis­cours du patient qui convoque ces repré­sen­ta­tions mais c’est l’a­na­lyste qui les met en forme. L’actualisation du sou­ve­nir dans le trans­fert fait appa­raître des scènes, elles attirent à elles celui ou celle qui les reçoit. Elles semblent ain­si com­por­ter une charge hal­lu­ci­na­toire, une force d’i­mage, qui sera à l’œuvre dans l’a­près-coup contre-trans­fé­ren­tiel de l’a­na­lyste, dans ce temps où les scènes font retour à la faveur d’une nou­velle ren­contre avec le patient. Tout à coup, sans connaître la rai­son qui y pré­side, tel mot, telle for­mu­la­tion, vient ravi­ver le sou­ve­nir d’une scène décrite, ou sim­ple­ment d’une idée pen­sée aupa­ra­vant. Un espace aux fron­tières floues se crée entre le nar­ra­teur et celui qui écoute, ou lit, cou­ram­ment expri­mé comme « espace de rêve­rie ». Mais alors pour­quoi cer­taines nar­ra­tions, plus que d’autres, font cet effet sur celui qui les reçoit ? Que se passe-t-il lors de ce temps où les mots trans­portent avec eux une charge per­cep­tive, qu’elle soit acous­tique ou visuelle ? Par quel frayage de la trace mné­sique se pro­duit cette ren­contre des deux psy­chés ?

Notre pro­pos va tout d’abord ten­ter de pré­ci­ser l’idée d’une charge hal­lu­ci­na­toire avant de ques­tion­ner son rap­port avec le tra­vail de sym­bo­li­sa­tion du lan­gage. Puis, l’on s’interrogera cli­ni­que­ment sur les effets contre-trans­fé­ren­tiels de cette opé­ra­tion psy­chique. Enfin, on s’attardera sur l’idée d’une trans­mis­sion, du patient à l’analyste, de ce tra­vail du lan­gage, que l’on pour­ra rap­pro­cher du tra­jet effec­tué par une repré­sen­ta­tion pour accé­der à la conscience.

Reve­nons très suc­cinc­te­ment sur le par­cours qu’accomplit une trace per­cep­tive jus­qu’à la conscience pour un appa­reil psy­chique arri­vé à matu­ra­tion, notam­ment à par­tir des tra­vaux de R. Rous­sillon[1]. Une trace per­cep­tive peut se frayer un che­min à tra­vers dif­fé­rents niveaux de trans­for­ma­tion psy­chique. D’a­bord, elle est brute, c’est une matière pre­mière per­cep­tive qui vient se « pul­sion­na­li­ser », c’est-à-dire s’investir par le psy­chisme. L’é­qui­pe­ment pul­sion­nel du sujet y est tout de suite lié, que la per­cep­tion soit endo­gène ou exo­gène. Nous sommes ici dans une mémoire brute de l’expérience. Ensuite, cette trace pre­mière per­cep­tive se trans­forme en trace concep­tuelle, elle devient une repré­sen­ta­tion de chose qui reprend l’expérience pre­mière dans un tra­vail de repré­sen­ta­tion. Enfin, elle peut accé­der à un deuxième niveau dans lequel se trouvent les repré­sen­ta­tions ver­bales. Il s’a­git du pré­cons­cient et de la conscience. Ain­si, « la repré­sen­ta­tion consciente com­prend la repré­sen­ta­tion de chose plus la repré­sen­ta­tion de mot qui lui appar­tient [2]». Tout ce pro­ces­sus de trans­for­ma­tion de la per­cep­tion en repré­sen­ta­tion ver­bale rend compte d’un dépouille­ment de la charge éco­no­mique qui per­met à la per­cep­tion de se tra­cer un sillon jus­qu’au pré­cons­cient. La teneur per­cep­tive de la repré­sen­ta­tion est ain­si atté­nuée au fur et à mesure de sa propagation/transformation. On com­prend qu’il est néces­saire que ce dépouille­ment se pro­duise pour que le sys­tème psy­chique ne soit pas débor­dé. Sinon, l’ex­pé­rience de revi­vis­cence d’un sou­ve­nir ravive la trace per­cep­tive qui, selon les mots de Freud, « s’y trans­porte toute entière [3]», se déployant ain­si de manière tota­le­ment hal­lu­ci­na­toire. Cette charge éco­no­mique dif­fère du quan­tum d’affect, car il ne s’agit pas là d’émotion mais d’une force de repré­sen­ta­tion. On rejoint en ce sens la pro­po­si­tion de G. Laval­lée qui consi­dère que « l’hallucinatoire, au même titre que l’affect, est consti­tu­tif du repré­sen­tant psy­chique de la pul­sion. Mais, tan­dis que l’affect est un vec­teur de sens émo­tion­nel, le quan­tum hal­lu­ci­na­toire est vec­teur de force [4] ».

La situa­tion ana­ly­tique, dans les régres­sions qu’elle convoque, met en scène ce couple éco­no­mique dépouillement/débordement. Le deuil pri­maire, qu’im­plique le pre­mier tra­vail de trans­for­ma­tion, conjugue ce dépouille­ment quan­ti­ta­tif (perte de l’é­clat per­cep­tif) à un pro­ces­sus d’au­to-repré­sen­ta­tion, que le sujet « se repré­sente qu’il repré­sente [5]». C’est cela qui per­met la nar­ra­tion, le tra­vail de sym­bo­li­sa­tion du lan­gage. Il est impor­tant de sou­li­gner que cette approche de l’hallucinatoire se centre sur le carac­tère éco­no­mique, mais c’est sans igno­rer que d’autres dimen­sions, que je ne détaille pas ici, sont éga­le­ment en jeu dans ce pro­ces­sus.

Sui­vant ce par­cours trans­for­ma­tion­nel de la per­cep­tion en repré­sen­ta­tion, la teneur per­cep­tive de la repré­sen­ta­tion nous évoque l’idée d’une charge hal­lu­ci­na­toire. « Hal­lu­ci­na­toire », afin de mettre l’accent sur le par­cours psy­chique que la per­cep­tion accom­plit jusqu’au lan­gage et qui est carac­té­ri­sé par le dépouille­ment éco­no­mique, ou, en d’autres termes, par un renon­ce­ment à l’hallucinatoire. La défi­ni­tion à laquelle on se réfère ici est celle de C. et S. Botel­la : « Par hal­lu­ci­na­toire, nous enten­dons un état de qua­li­té psy­chique poten­tiel­le­ment per­ma­nent for­mé de conti­nui­té, d’équivalence, d’indistinction repré­sen­ta­tion per­cep­tion ; où le per­çu et le per­ce­vant, le figu­ré et le figu­rant ne font qu’un [6]».

Cette charge pour­rait se mani­fes­ter de manière plus ou moins impor­tante dans cer­tains récits, à l’écrit comme à l’oral[7]. Elle admet­trait un double pro­ces­sus para­doxal. D’a­bord, un renon­ce­ment à ce que le lan­gage ravive la per­cep­tion toute entière, ensuite, une ten­ta­tive anta­go­niste pour que des par­ti­cules hal­lu­ci­na­toires infiltrent la repré­sen­ta­tion de mot. C’est comme cela que l’on se repré­sente en par­tie le déve­lop­pe­ment de L. Danon-Boi­leau à pro­pos de l” « air fraî­chit » ou de l” « effet bœuf » en évo­quant E. Pichon : « Il part de l’expression « cela m’a fait un effet bœuf » et montre en sub­stance que lorsque l’on s’écrie : « Cela m’a fait un effet bœuf », le mot bœuf que l’on s’entend pro­non­cer conserve quelque chose de la sen­sa­tion cau­sée par un contact direct avec l’animal, sans pour autant convo­quer à l’esprit l’image visuelle du bovi­dé. Cette sen­sa­tion indis­tincte, ce signi­fiant for­mel d’écrasement et d’impuissance (qu’une réflexion intel­lec­tua­li­sante peut, après-coup, rap­por­ter au poids ou à la cas­tra­tion de l’animal) semble résul­ter de la mise en retrait du sens propre et de l’image du bœuf. [8]»        D’un côté le mot tue la chose en lui fai­sant perdre son éclat ori­gi­naire (pro­ces­sus pro­gré­dient), de l’autre il la main­tient en vie (pro­ces­sus régré­dient). Lorsque ces deux acti­vi­tés s’a­justent dans le lan­gage, notam­ment au gré de la régré­dience de l’as­so­cia­ti­vi­té, ils per­mettent la liai­son des repré­sen­ta­tions aux affects.

Qu’en est-il de la charge hal­lu­ci­na­toire du lan­gage dans le tra­vail ana­ly­tique ? Cer­tains patients nous amènent à ques­tion­ner le tra­vail du lan­gage dans leur éco­no­mie libi­di­nale. Leur parole est rapide, sans inter­rup­tion. Cer­taines tour­nures de phrase peuvent être répé­tées à l’envi et d’autres ritua­li­sées, énon­cées en début de séance pour com­men­cer à par­ler. Cela donne l’im­pres­sion qu’ils ne sont pas là quand ils parlent et que nos inter­ven­tions leur res­tent loin­taines. On peut d’ailleurs pei­ner à se repré­sen­ter ce qu’ils nous racontent mal­gré la cohé­rence de leur dis­cours et les infor­ma­tions qu’ils donnent. Un jour, je demande à Jean s’il rêve. Oui, il rêve de bas­ket­ball, sport qu’il pra­tique très régu­liè­re­ment. Pense-t-il sou­vent au bas­ket ? « Oui, tout le temps ». Y pense-t-il même lors­qu’il est ici, alors qu’il me parle ? Oui. En fait, il y pense constam­ment… sauf quand il y joue.

Nous avons dis­tin­gué plus haut deux pro­ces­sus en jeu dans le tra­vail de sym­bo­li­sa­tion pri­maire du lan­gage : dépouille­ment éco­no­mique et auto-repré­sen­ta­tion. Ces deux opé­ra­tions semblent se conju­guer car quand l’o­pé­ra­tion d’au­to-repré­sen­ta­tion manque, on a l’im­pres­sion que le sujet n’est pas à ce qu’il dit, que des scènes peinent à émer­ger du dis­cours, donc que le dépouille­ment éco­no­mique s’est pro­duit en excès. Alors, le lan­gage ne per­met pas de fil­trer l’hal­lu­ci­na­toire, il y a un cli­vage, une sépa­ra­tion opaque entre l’ac­ti­vi­té repré­sen­ta­tive et l’hal­lu­ci­na­toire.

Chez Jean, on retrouve ce cli­vage entre le pro­ces­sus lan­ga­gier et l’hallucinatoire, que l’on pour­rait rap­pro­cher d’une acti­vi­té auto-cal­mante, se tra­dui­sant par ces images de bas­ket­ball pré­sentes sans dis­con­ti­nuer. Le lan­gage ne prend alors pas en charge l’hallucinatoire et n’o­père pas de tra­vail de deuil pri­maire néces­saire à la sym­bo­li­sa­tion. C’est aus­si ce qui signe l’im­passe repré­sen­ta­tive que je res­sens contre-trans­fé­ren­tiel­le­ment : à défaut de s’y trans­por­ter toute entière, la charge per­cep­tive reste à l’abri du lan­gage. C’est alors comme si l’es­pace des repré­sen­ta­tions de chose était en vase clos, qu’il sié­geait dans un lieu en dehors du cir­cuit mes­sa­ger du lan­gage. La rêve­rie se veut dif­fi­cile et la consi­dé­ra­tion d’un ailleurs auquel on pour­rait avoir accès est entra­vée par la lutte du sujet pour le main­te­nir à l’écart. Le contre-inves­tis­se­ment prend ain­si pour objet la teneur sub­stan­tielle du lan­gage, ne lais­sant pas­ser que le mot, sans consis­tance véri­table, appau­vri de son équi­voque et des rami­fi­ca­tions qui la sou­tiennent. Une sorte de dés­éman­ti­sa­tion (une perte de force du mot) est alors à l’œuvre et le lan­gage ne véhi­cule pas suf­fi­sam­ment de charge affec­tive et hal­lu­ci­na­toire. Avec elle, c’est le renon­ce­ment à l’hallucinatoire qui échappe à la parole. Comme s’il n’y avait rien der­rière le mot, que le sujet lut­tait contre la réso­nance affec­tive qui peut se pro­duire en lui. La fonc­tion mes­sa­gère du lan­gage fait l’ob­jet d’un détour­ne­ment au pro­fit de la pré­ser­va­tion du nar­cis­sisme du sujet. Ain­si, le lan­gage de l’autre, comme le sien propre, reste un objet vide d’af­fect mais plein de décharge motrice. Cela semble se rap­por­ter à la parole « com­pul­sive » qu’é­voque L. Danon-Boi­leau, en oppo­si­tion à la parole « asso­cia­tive ». La pre­mière s’ap­puie sur le pro­non­cé (l’i­mage ver­bale motrice), tan­dis que la seconde s’é­taie sur l’en­ten­du (l’i­mage ver­bale sonore). On remarque d’ailleurs que ces dif­fé­rentes moda­li­tés de la parole impliquent de fac­to l’ob­jec­ta­li­té du lan­gage : « On est tou­jours seul à pro­non­cer un mot mais on est deux à l’en­tendre. [9]»

Cette consi­dé­ra­tion a plu­sieurs por­tées. En étant trai­té lui-même comme une décharge plu­tôt que comme moda­li­té tran­si­tion­nelle, le lan­gage semble exclure l’altérité de l’autre de son adresse mes­sa­gère. Certes, ce n’est pas à la valeur inter-sub­jec­tive de la parole que cette remarque s’a­dresse mais plu­tôt à sa qua­li­té intra-psy­chique[10]. Le lan­gage a ain­si été détour­né de sa fonc­tion régu­la­trice et tier­céi­sante pour consti­tuer un objet de décharge en propre. Le détour­ne­ment de sa fonc­tion régu­la­trice va ain­si de pair avec le cli­vage de l’hal­lu­ci­na­toire décrit plus haut.

Mais que reste-t-il de cette opé­ra­tion psy­chique du lan­gage dans le trans­fert ? Si l’on consi­dère que le sujet est aux prises avec ce tra­vail du lan­gage, peut-on pen­ser que l’autre à qui il s’adresse soit exclu de cette dyna­mique intra-psy­chique ? Y a‑t-il des effets contre-trans­fé­ren­tiels repé­rables du côté de l’analyste ?

Lorsque le lan­gage fait œuvre de liai­son, l’a­na­lyste le res­sent, tout comme lorsque cela échappe. Freud, qui était pour­tant atta­ché au carac­tère scien­ti­fique des phé­no­mènes, s’est pen­ché sur celui, plu­tôt mys­té­rieux, de la télé­pa­thie. Son intui­tion peut alors nous aider : « Le pro­ces­sus télé­pa­thique consis­te­rait en ce qu’un acte psy­chique d’une cer­taine per­sonne sus­cite le même acte psy­chique chez une autre per­sonne. Ce qui se trouve entre ces deux actes psy­chiques peut être un pro­ces­sus phy­sique où le psy­chique se trans­pose à un bout et qui, à l’autre bout se trans­pose à nou­veau dans le même psy­chique[11] ». Cette trans­po­si­tion, qui est aus­si une trans­mis­sion, d’un acte psy­chique d’un appa­reil psy­chique à un autre, per­met­trait de consi­dé­rer la per­méa­bi­li­té des deux fonc­tion­ne­ments psy­chiques qui se ren­contrent. Lorsque J‑C. Rol­land évoque son rêve de la « femme tou­pie [12]», qu’il fait d’une ana­ly­sante – en écho à son rêve à elle de « l’homme sans visage » -, il pré­cise ce qu’il entend par l’o­pé­ra­tion d’in­duc­tion, « degré zéro de la com­mu­ni­ca­tion ana­ly­tique » : « La trans­po­si­tion de l’ob­jet intro­jec­té dans le moi, vers un lieu psy­chique ouvert à la libi­do objec­tale, requiert cette opé­ra­tion d’in­duc­tion où trans­fert et contre-trans­fert, image et parole, ne sont pas sépa­rables [13]». On peut alors ten­ter de se repré­sen­ter ce temps où le mot et la chose ne font qu’un, sont indis­cer­nables, mais éga­le­ment ce lieu psy­chique ouvert à la libi­do objec­tale.

Dans la conti­nui­té de ces pro­po­si­tions, on pense alors que les pro­ces­sus en jeu dans l’ac­ti­vi­té de parole créent et trouvent un espace, dans le trans­fert, où va être trans­mise une par­tie de l’o­pé­ra­tion psy­chique du lan­gage. Cet espace peut être carac­té­ri­sé par le cir­cuit créé/trouvé par le patient dans l’es­pace psy­chique de l’a­na­lyste. Il com­prend un frayage psy­chique ana­logue à celui, décrit par Freud, que l’ex­ci­ta­tion emprunte pour abou­tir au symp­tôme. Lors­qu’un mot, une for­mu­la­tion du patient, ravive une pen­sée ou le sou­ve­nir d’une séance anté­rieure chez l’a­na­lyste, est-ce uni­que­ment par une heu­reuse conti­guï­té homo­pho­nique ou séman­tique ? On peut ima­gi­ner un com­plé­ment : le mot, ou la séquence asso­cia­tive dans laquelle il s’ins­crit, emprunte le même tra­jet psy­chique que ladite pen­sée qu’il a éveillée. Il y aurait alors comme une trans­po­si­tion du tra­jet psy­chique effec­tué, d’un appa­reil psy­chique à un autre.

On peut se repré­sen­ter les choses de la manière sui­vante. La parole d’un émet­teur est ain­si trai­tée par son des­ti­na­taire comme une per­cep­tion externe qui cherche à se frayer un che­min psy­chique en emprun­tant les voies déjà ouvertes mais aus­si en en créant de nou­velles. Les voies déjà ouvertes consistent dans le fonc­tion­ne­ment déjà-là de l’a­na­lyste qui entend le dis­cours de l’a­na­ly­sant à l’aune, notam­ment, de sa propre expé­rience de la cure. À tra­vers l’interprétation, on pro­pose au patient nos propres frayages de pen­sées et de repré­sen­ta­tions. On l’emmène là où nous sommes déjà allés nous-même. Par ailleurs, une autre moda­li­té de la ren­contre se situe dans la co-créa­tion de nou­veaux frayages. C’est ici que l’i­dée de trans­po­si­tion inter­vient. On peut consi­dé­rer que le résul­tat d’une opé­ra­tion psy­chique, celle-ci com­pre­nant le frayage de l’ex­ci­ta­tion jus­qu’à la parole (et les mul­tiples transformations/traductions qui le sou­tiennent), sera trans­mis avec le frayage en ques­tion. Pour le dire plus sim­ple­ment, un sujet qui parle ne trans­met pas seule­ment la consé­quence d’un tra­jet psy­chique interne (la repré­sen­ta­tion ver­bale), il trans­met éga­le­ment en par­tie la tra­jec­toire qui l’y a mené. C’est notam­ment comme cela qu’on peut com­prendre les dis­cours venant carac­té­ri­ser l’ef­fet de la prise en charge de cer­tains patients sur l’analyste. Lors du trai­te­ment de patients dits psy­cho­so­ma­tiques, on peut por­ter atten­tion aux for­ma­tions soma­tiques chez l’analyste. A l’aune des consi­dé­ra­tions que l’on pro­pose ici, on pense que le symp­tôme n’est pas seule­ment racon­té mais que ses voies de for­ma­tion, son frayage, peuvent être trans­mises à tra­vers la parole dans le trans­fert. Cela, bien enten­du, en excluant la sub­jec­ti­vi­té de l’analyste.

Le lan­gage ne prend pas seule­ment en charge l’ex­ci­ta­tion afin de la liqui­der, il cherche à la mettre ailleurs, à la trans­mettre. On peut d’ailleurs pen­ser qu’une par­tie de l’o­rien­ta­tion diag­nos­tique lors des entre­tiens pré­li­mi­naires relève de la repré­sen­ta­tion que l’on se fait du type de frayage de l’ex­ci­ta­tion qui est en jeu chez le patient, c’est-à-dire, par exemple, quels pro­ces­sus sont mobi­li­sés, quelles régres­sions sont pri­vi­lé­giées et à quels pré­sup­po­sés elles font appel (confu­sion des espaces internes et externes, liai­son de la repré­sen­ta­tion à l’affect, etc.). Ce que l’on veut dire ici, c’est que la pen­sée méta­psy­cho­lo­gique de cette tra­jec­toire s’établit notam­ment sur la manière dont le dis­cours se fraye un che­min chez l’a­na­lyste, donc de la façon dont celui-ci le res­sent. Et, à cet égard, les pre­miers entre­tiens vont inau­gu­rer des traces mné­siques de mélange entre le fonc­tion­ne­ment de l’analyste et celui du patient.

Ain­si, lorsque nous évo­quions plus haut le tra­vail de fil­trage de l’hal­lu­ci­na­toire par le lan­gage, il s’a­gis­sait aus­si de signi­fier qu’une par­tie de cette opé­ra­tion psy­chique était trans­mise au des­ti­na­taire du dis­cours dans le trans­fert. On peut consi­dé­rer que l’im­passe repré­sen­ta­tive que je res­sens lors des séances avec Jean incarne une par­tie de l’o­pé­ra­tion psy­chique qui, chez lui, main­tient le lan­gage à l’é­cart de l’hal­lu­ci­na­toire. Il me trans­met ain­si la butée, ten­dant à une pré­ser­va­tion nar­cis­sique, à laquelle se confronte l’ac­ti­vi­té de sym­bo­li­sa­tion lan­ga­gière.



[1] Rous­sillon, R. « His­to­ri­ci­té et mémoire sub­jec­tive. La troi­sième trace », Cli­niques médi­ter­ra­néennes, vol. no 67, no. 1, pp. 127–144, 2003.
[2] Freud, S. (1915) L’inconscient, Gal­li­mard, 1968, p. 118.
[3] Il est impor­tant de ren­voyer à la tota­li­té de la cita­tion : « Ces traces mné­miques, nous les ima­gi­nons enfer­mées dans des sys­tèmes, en contact immé­diat avec le sys­tème per­cep­tion-conscience, en sorte que leurs charges psy­chiques peuvent faci­le­ment se pro­pa­ger aux élé­ments de ce der­nier. Et, à ce pro­pos, on pense aus­si­tôt aux hal­lu­ci­na­tions et au fait que le sou­ve­nir même le plus vif se laisse encore dis­tin­guer aus­si bien de l’hal­lu­ci­na­tion que de la per­cep­tion exté­rieure, et on en a trou­vé sans peine l’ex­pli­ca­tion dans le fait que lors de la revi­vis­cence d’un sou­ve­nir, la charge psy­chique ne quitte pas le sys­tème dont le sou­ve­nir fait par­tie, tan­dis que dans le cas d’une per­cep­tion, la charge ne se pro­page pas seule­ment de la trace mné­mique au sys­tème per­cep­tion-conscience, mais s’y trans­porte tout entière. » Freud S. (1923) Le moi et le ça, Payot, 1968.
[4] Laval­lée, G. « Le poten­tiel hal­lu­ci­na­toire, son orga­ni­sa­tion de base, son accueil et sa trans­for­ma­tion dans un pro­ces­sus ana­ly­tique », Revue fran­çaise de psy­cho­so­ma­tique, vol. no 19, no. 1, 2001, pp. 123–144.
[5] « Il ne suf­fit peut-être pas que l’expérience ne soit réin­ves­tie que modé­ré­ment pour qu’elle soit sub­jec­ti­ve­ment vécue comme une repré­sen­ta­tion, il faut peut-être aus­si une trans­for­ma­tion qua­li­ta­tive et pas seule­ment quan­ti­ta­tive. Il faut peut-être aus­si que le sujet « se repré­sente qu’il repré­sente » et pas seule­ment qu’il se contente de repré­sen­ter. » Rous­sillon, R. « His­to­ri­ci­té et mémoire sub­jec­tive. La troi­sième trace », Cli­niques médi­ter­ra­néennes, vol. no 67, no. 1, pp. 127–144, 2003.
[6] Botel­la C. et S., in « La psy­cha­na­lyse : ques­tion pour demain », Mono­gra­phie de la Revue fran­çaise de psy­cha­na­lyse, Paris, PUF, 1990.
[7] Cette dis­tinc­tion du récit oral ou écrit pour­rait se dis­soudre si l’on consi­dère que l’en­ten­du, en tant que pro­ces­sus psy­chique réac­ti­vant les traces per­cep­tives acous­tiques (« on se parle à soi-même » dit-on), double l’acte d’écrire et de lire.
[8] Danon-Boi­leau, L., « La force du lan­gage », Revue fran­çaise de psy­cha­na­lyse, 71, 1341–1409, p. 1392, 2007.
[9] Ibid.
[10] Green A. Idées direc­trice pour une psy­cha­na­lyse contem­po­raine, PUF, 2002.
[11] Freud S. (1933), Nou­velles confé­rences d’in­tro­duc­tion à la psy­cha­na­lyse, Gal­li­mard, p. 78, 1989.
[12] Rol­land J. «  Cli­nique du contre-trans­fert ». Libres cahiers pour la psy­cha­na­lyse, 20, 167–184, 2009.
[13] Ibid.