Le 13 février 1919 Freud est d’humeur légère et tout le ton de la lettre qu’il écrit à Ferenczi s’en ressent. « Il est compréhensible que l’on veuille communiquer de bonnes nouvelles » dit-il, dont celle-ci : « Le Léonardo, sans doute la seule jolie chose que j’ai écrite… ». Freud entretient avec ce peintre une relation soutenue depuis qu’il a pris connaissance de sa vie, certes romancée, dans l’ouvrage de Merejkovski. Nous le retrouvons aussi face à la sculpture en marbre de Moïse par Michel-Ange dans la basilique Saint-Pierre-aux-Liens à Rome où, durant de longues journées à l’été 1912, il a dialogué et reconstruit la trajectoire de la création de la sculpture. Même s’il écrit au début du Moïse de Michel-Ange : « Je commence par le déclarer, je ne suis pas un vrai connaisseur d’art, mais un amateur », cela ne change en rien la puissance et la pertinence de sa réflexion. Freud, face au processus créateur, tente d’en refaire le chemin tortueux.
Puis nous l’avons découvert échangeant à plusieurs reprises avec Karl Abraham dont il suivait avec attention l’écriture de l’ouvrage sur Giovanni Segantini, peintre italien symboliste. Mais avec le même Abraham il critiquera vertement, le 26 décembre 1922, le talent supposé de celui qui réalise son portrait, un certain Lajos Tihany qui n’eut pas l’heur de lui plaire : « J’ai reçu ce dessin qui est censé représenter votre tête. Il est horrible… J’ai appris par Lampl que l’artiste a déclaré que c’est ainsi qu’il vous voit ! Des gens comme lui devraient, moins que tous autres, avoir accès aux milieux psychanalytiques car ils illustrent de façon par trop indésirable la théorie d’Adler selon laquelle ce sont justement les personnes affectées d’un grave défaut congénital de la vue qui deviennent peintres et dessinateurs ».
Freud à plusieurs reprises nous a livré sa perplexité face à l’Art moderne et en particulier dans une lettre à Hermann Struck, peintre et graveur, du 7 novembre 1914. « Je me rends parfaitement compte du défaut fondamental de mon travail : avoir voulu considérer l’artiste d’une façon rationnelle comme s’il s’agissait d’un chercheur ou d’un technicien tandis que l’on a affaire à un être d’une espèce particulière, à un être supérieur, autocrate, impie et quelques fois tout à fait insaisissable. » Mais nous le découvrons à Londres, le 19 juin 1938, recevant Stefan Zweig et Salvador Dali ainsi que le tableau Métamorphose de Narcisse qu’accompagne son propriétaire, Edward James. Freud est satisfait de cette visite qui ne ressemble en rien à celle avec Breton qui l’avait laissé perplexe ; il écrit le lendemain à Zweig : « J’étais tenté de tenir les surréalistes qui apparemment m’ont choisi comme saint patron, pour des fous intégraux, disons à quatre-vingt-quinze pour cent, comme pour l’alcool absolu. Le jeune Espagnol, avec ses candides yeux de fanatique et son indéniable maîtrise technique, m’a incité à reconsidérer mon opinion ».
Freud a douté devant les artistes, leur enviant peut-être la fulgurance de leurs productions dont ils n’avaient pas à se justifier. Dans les études qu’il conduit face aux œuvres d’art, il rend perceptible une autre de ses opinions : « malheureusement confronté au problème de la création artistique, l’analyse doit rendre les armes » écrit-il dans Dostoïevski et le parricide. Il est donc surprenant de mesurer qu’à une autre époque, Freud se soit lancé dans le dessin, certes d’une manière discrète et modeste.
Alors Freud dessinateur[1] ? Étonnant, non ? Et pourtant, en de rares moments, le dessin a complété certain de ses propos. Par exemple dans cette lettre du 5 avril 1876[2] à son ami Eduard Silberstein. Freud, âgé de 20 ans, étudie à Trieste les modes de vie et de reproduction des anguilles dans le laboratoire de la Station zoologique. Depuis quelques années, les amis entretiennent une correspondance en espagnol pour apprendre cette langue et ils ont fondé l’Academia Castellana ; ils se surnomment Cipion et Berganza du nom des chiens du Colloque des chiens de Cervantes !
Cette missive, la seule de leur correspondance à présenter des dessins, commence par un salut de Freud à son « Cher Berganza » et se poursuit par des considérations sur la vie et sur le travail dans le laboratoire ; chose curieuse, les propos sont entrecoupés de petits dessins, exécutés rapidement, comme des graffitis.
Certains caricaturent des animaux marins tels qu’anguilles, crabes ou mollusques, d’autres représentent le plan du laboratoire.
Souvent accompagnés de petites lettres, ils font participer le récipiendaire à la vie de l’expéditeur. L’un des dessins retient notre attention, car il est le seul à styliser un humain, en l’occurrence Freud lui-même à sa table de travail : dessin sommaire, fait d’un trait, où un homme demeure assis les bras croisés dans un fauteuil. On reconnaît l’esquisse d’un S, initiale de son prénom. Cette silhouette évoque pour Cornelius Heim[3] l’Homme couché du puits de Lascaux, réduit à des traits sommaires et évoluant lui aussi dans un contexte animalier. Les mains croisées rappellent la gestuelle des portraits de femmes assises.
Ne perdons pas de vue le S. : il revient quelques années plus tard quand Freud offre à sa fiancée Martha Bernays un papier à lettres. Il compose un monogramme qui réunit les initiales de leurs deux prénoms où un S enlace un M dans une étreinte possessive.
Plus tard en 1923, dans le Moi et le Ça, un schéma accompagne le texte et montre une calotte crânienne avec, inscrit à l’intérieur, des lieux d’instances psychiques à la manière des premières cartes géographiques.
Freud avait déjà réalisé des schémas complexes dans sa correspondance avec Fliess, plus particulièrement dans le manuscrit G.[4]. Ces dessins demeurent uniques dans l’œuvre si on fait abstraction des dessins de Hans qui n’étaient pas des reproductions réalisées par l’auteur.
Les marges[5] qui accueillent ces dessins sont aussi des lieux où, enfant, le professeur venait mettre une appréciation redoutée sur nos travaux. Quand Freud y dessine, il nous rappelle que cet espace latéral est aussi un lieu de rêverie qui accueille des scénarios imaginaires et il ne se trompait pas sur son compte en écrivant le 10 juillet 1931 à Lou Andreas Salomé : « Mais je ne suis pas-en dépit de ce que vous pourrez dire, un artiste ; je n’aurais jamais su rendre les effets de lumière et de couleur, mais uniquement dessiner des contours précis. »
[1] Les dessins sont reproduits par J.-C. Rollet d’après les originaux de la lettre à Silberstein citée, du Moi et le Ça et de la lettre à Fliess.
[2] Sigmund Freud, Lettres de jeunesse, Gallimard, 1990, pp.185–188.
[3] Cornelius Heim, « S comme Sigmund », in Varia XIII, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 41, Gallimard, 1990, p. 317.
[4] Sigmund Freud Lettres à Wilhelm Fliess PUF. 2006, pp. 130–137
[5] Dessiner dans la marge, textes réunis par Boris Eizykman, L’Harmattan, 2004.