Le mouvement relationnel improvisé dans la tangothérapie psychanalytique de groupe

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Véronique Saféris est psychologue clinicienne, psychanalyste membre de la SPP.

Dans le dis­po­si­tif de la tan­go­thé­ra­pie psy­cha­na­ly­tique de groupe, il s’a­git, à par­tir de l’as­so­cia­ti­vi­té ver­bale, de pro­po­ser des mises en mou­ve­ment rela­tion­nel grou­pal, puis de séquen­cer les pro­po­si­tions de l’a­na­lyste par des allers et retours fré­quents entre les éprou­vés des inter­ac­tions en mou­ve­ment et leur ver­ba­li­sa­tion, par le par­tage et la confron­ta­tion dans le groupe.
Les pro­po­si­tions ouvrent à des créa­tions spon­ta­nées ou inten­tion­nelles de confi­gu­ra­tions infi­nies de ren­contres impro­vi­sées non-ver­bales, duelles et autres à l’intérieur du groupe, dans un cer­tain espace et une cer­taine tem­po­ra­li­té.
Il s’agit de cap­ter au plus près les éprou­vés cor­po­rels en rela­tion, les sen­sa­tions, remé­mo­ra­tions à par­tir des sen­sa­tions et des repré­sen­ta­tions, dans l’intersubjectivité.
Tous les sens sont sol­li­ci­tés, y com­pris la kines­thé­sie en dépla­ce­ment dans l’es­pace par­mi les autres, et le tou­cher.
Les ques­tions d’al­té­ri­té, de dif­fé­ren­cia­tion et de prise de conscience des méca­nismes pro­jec­tifs sont pré­gnantes dans le maté­riel qui émerge.

Ceci est pos­sible grâce à ce dis­po­si­tif ori­gi­nal dont la réfé­rence concep­tuelle est le bal tan­go  argen­tin.
Celui-ci est éri­gé en para­digme de micro-socié­té, d’a­bord pour le pos­tu­lat qu’il contient intrin­sè­que­ment l’al­té­ri­té et le groupe, et ensuite parce que s’y joue en concen­tré tout ce qui se passe au niveau psy­chique indi­vi­duel, inter­sub­jec­tif et grou­pal entre des êtres dési­rants, comme dans la vie.
Dans le dis­po­si­tif thé­ra­peu­tique, la danse tan­go n’est qu’une réfé­rence concep­tuelle. Elle y est dénuée de sa forme et il n’en est gar­dé que l’es­sence, à savoir sa struc­ture, qui pro­voque des enjeux psy­cho-rela­tion­nels puis­sants.
En effet, la struc­ture du bal de tan­go condense avec acui­té en un temps res­ser­ré, l’u­ni­ver­sa­li­té de ce que j’ai appe­lé les  » orga­ni­sa­teurs psy­cho-cor­po­rels-rela­tion­nels de l’in­ter­sub­jec­ti­vi­té « .
Ces orga­ni­sa­teurs uni­ver­sels du bal et de la vie humaine, révèlent et mettent en lumière la qua­li­té des rela­tions d’objet et des liens, avec ses affects, ses repré­sen­ta­tions, et ils sti­mulent éga­le­ment la dimen­sion pro­jec­tive consti­tu­tion­nelle.

Ces orga­ni­sa­teurs uni­ver­sels peuvent se résu­mer à : com­ment on iden­ti­fie ou agit son désir dans l’al­té­ri­té réelle ? com­ment on se choi­sit ? com­ment on le mani­feste ? com­ment on s’ap­proche de l’autre ? jus­qu’où ? com­ment on rentre en contact ? com­ment on  s’ac­corde et on com­mu­nique à tous les niveaux pour faire ce qu’on a dési­ré faire ensemble ? com­ment on orga­nise le main­tien de la rela­tion en  négo­ciant une par­tie de nous-même avec qui est l’autre, et vice ver­sa pour l’autre ? en y per­dant quoi ? en y gagnant quoi ?  com­ment on quitte l’autre ? com­ment on intègre l’ex­pé­rience de la ren­contre ? com­ment on conti­nue son che­min ?

Par l’at­ten­tion por­tée au mou­ve­ment-rela­tion­nel intra­psy­chique et inter­sub­jec­tif, – réel ou pas – , et le cor­tège d’é­prou­vés, d’af­fects et de signi­fiants qu’il convoque dans de nou­velles formes per­pé­tuelles, les traces mné­siques sont acti­vées, ain­si que les repré­sen­ta­tions d’in­te­rac­tions géné­ra­li­sées, (les RIG de D. Stern, Le monde inter­per­son­nel du nour­ris­son, Puf, 1989), les rémi­nis­cences, les per­cep­tions trans­mo­dales, tous ces éprou­vés pré­cé­dant sou­vent la pos­si­bi­li­té de ver­ba­li­ser les repré­sen­ta­tions de choses et de mots.
L’ob­ser­va­tion de la com­mu­ni­ca­tion infra-ver­bale fait aus­si par­tie de cette cli­nique, com­pre­nant toutes les dimen­sions sen­so­rielles : voca­li­sa­tions et sons inter­ac­tifs divers, bruits cor­po­rels (par exemple res­pi­ra­tion per­cep­tible ou pas), qua­li­té du tonus inter­ac­tif aux niveaux mus­cu­laire et pos­tu­ral, micro-mou­ve­ments dans l’in­te­rac­tion, qua­li­tés du contact, de la connexion…
Ce sont les patients qui en parlent en géné­ral, l’a­na­lyste n’in­ter­ve­nant ni cor­po­rel­le­ment ni sur ce qu’il a pu obser­ver, mais clas­si­que­ment, ver­ba­le­ment, uni­que­ment sur ce qui est dit.

Ain­si est favo­ri­sée et appro­fon­die la conti­nui­té du pro­ces­sus asso­cia­tif à par­tir de champs plus larges que celui de la ver­ba­li­sa­tion, celle-ci consti­tuant éga­le­ment un mou­ve­ment rela­tion­nel psy­chique et phy­sique.

Ce dis­po­si­tif est par­ti­cu­liè­re­ment per­ti­nent pour des patients névro­sés ou états limites, à symp­to­ma­to­lo­gie dépres­sive ou trau­ma­tique, ain­si que pour des patients à fonc­tion­ne­ment pro­jec­tif avec dimen­sion cri­ti­quée.
Pour ces patients, l’as­pect patho­lo­gique du mou­ve­ment indi­vi­duel, rela­tion­nel et social est évident.  Leur mou­ve­ment phy­sique et psy­chique s’ex­prime dans des troubles ryth­miques et « cho­ré­gra­phiques  » (on danse sa vie). Celui-ci est figé ou ralen­ti ou sus­pen­du ou dis­tor­du. Il pré­sente une dys­har­mo­nie entre son inten­tion­na­li­té et sa réa­li­sa­tion.
Ces per­sonnes en souf­france sont empê­chées à leur  » corps défen­dant  » de se mou­voir avec liber­té dans leur propre corps.Un être uni­fié dans un corps qui  » va  » bien jouit d” un corps en mou­ve­ment libre, qui peut   » avan­cer  » comme il le désire, en adé­qua­tion et dans une uni­té psy­cho-cor­po­relle avec une pen­sée fluide qui avance aus­si, en  » asso­ciant libre­ment « .  Ce corps peut se mou­voir sou­ple­ment dans le monde par­mi les autres et l’en­vi­ron­ne­ment, et  » aller de l’a­vant  » si tel est son sou­hait.

Lorsque le mou­ve­ment (psy­cho-cor­po­rel-rela­tion­nel) est per­tur­bé, les per­sonnes en souf­france sont psy­chi­que­ment et phy­si­que­ment rétré­cies, entra­vées, aux niveaux indi­vi­duel, rela­tion­nel, et dans leur occu­pa­tion de l’es­pace.
On entend sou­vent en séance :  » je n’a­vance pas, je vou­drais aller de l’a­vant, je pié­tine, je tourne en rond, je fais du sur place, je regarde der­rière moi…,  je fais des pas de four­mis,  je fais un pas en avant trois pas en arrière…« 
Ces expres­sions  sont en fait la for­mu­la­tion en néga­tif d’une repré­sen­ta­tion du mou­ve­ment libre, réfé­rant à celui-ci impli­ci­te­ment.

Les mots de ces patients se trouvent dé-char­nés, dés-incar­nés,  » Dé-mobi­li­sés  » et il n’en reste plus au niveau mani­feste et psy­chique que la pen­sée nos­tal­gique, comme des ves­tiges, des sou­ve­nirs, ou la pro­jec­tion de l’i­déal de ce que serait leur mou­ve­ment vivant et tota­le­ment habi­té, comme s’ils avaient un com­pa­ra­tif interne entre l’é­prou­vé actuel de leur mou­ve­ment entra­vé, et ce que pour­rait être leur  mou­ve­ment libre.
Leurs mots expriment une trace repré­sen­tée d’in­cor­po­ra­tion de la sen­sa­tion réelle du mou­ve­ment libre, mais celle-ci est inopé­rante, ne per­met­tant pas – ou plus -, sa mise en acte réelle et effi­cace.

Ce type de maté­riel, lors­qu’il entre en réso­nance grou­pale, peut par exemple être repris et trans­for­mé en des pro­po­si­tions de mou­ve­ment inter­ac­tif en dépla­ce­ment, dans le réel de l’ex­pé­ri­men­ta­tion. Cela per­met aux patients d’en éprou­ver les dif­fé­rentes qua­li­tés, uti­li­sant l’é­ten­due maté­ria­li­sée dans l’es­pace des registres sub­tils entre l’en­trave et la liber­té, au sens propre, met­tant en acte, en mou­ve­ment cor­po­rel-rela­tion­nel ce qui est « conte­nu » et expri­mé dans leurs mots,  puis d’en éla­bo­rer grou­pa­le­ment les éprou­vés.

L’un des objec­tifs de la tan­go­thé­ra­pie psy­cha­na­ly­tique est de trou­ver ou retrou­ver un corps uni­fié, dans une syn­chro­ni­sa­tion psy­cho-cor­po­relle du mou­ve­ment libre,  mou­vant, souple et mobile, en pas­sant par la sti­mu­la­tion sen­so­rielle et confron­tante à l’al­té­ri­té réelle, par le mou­ve­ment-rela­tion­nel en dépla­ce­ment dans un groupe, et repris dans l’é­la­bo­ra­tion ver­bale.