Jacques André est psychanalyste, membre de l’Association psychanalytique de France (APF). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, entre autres, des 100 Mots de la psychanalyse (PUF), de Paroles d’homme (Gallimard), et de Psychanalyse, vie quotidienne (Stock).
Dernier ouvrage paru sous sa direction La vie sexuelle (Que sais-je?, PUF)
« Du point de vue de la psychanalyse, l’intérêt sexuel exclusif de l’homme pour la femme est aussi un problème qui requiert une explication et non pas quelque chose qui va de soi », Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle.
Pourquoi, après tout l’hétérosexualité ? Pas plus que l’on ne naît homosexuel ou bisexuel, on ne naît hétérosexuel. On le devient. À cette liste, on pourrait ajouter les dernières variations : trans, no sex, non-binaire… Tout choix sexuel est le résultat d’une histoire, d’une psychogenèse. Si Freud critique toute naturalité du choix d’objet, il en soutient par contre tout aussi fermement le déterminisme. Même si le mot « choix » est ambigu, il ne consiste en aucune façon en une libre disposition offerte au sujet, mais vise davantage à élargir la responsabilité jusqu’à l’inconscient lui-même. Le déterminisme inconscient ne doit rien en contrainte à celui de la nature, notamment quand il la contredit.
L’hétérosexualité a perdu son monopole « le jour » (il y a quelques centaines de milliers d’années) où la sexualité humaine s’est dissociée du rut et de la reproduction, le jour où la pulsion et son fantasme se sont substitués à l’instinct. La sexualité humaine n’est ni naturelle, ni contre-nature, elle est dénaturée. Dénaturée ne veut pas dire que la sexualité soit dérégulée, mais ce que l’instinct ne contrôle plus, c’est maintenant à l’institution, au socius de s’en charger. Nulle société qui ne trace ses lignes de démarcation entre l’obligé, le permis et l’interdit, et d’une culture à l’autre, les trace différemment.
Tant qu’il s’agit de s’accorder sur le caractère dénaturé de l’humaine sexualité et la critique du privilège hiérarchique concédé à l’hétérosexualité, la psychanalyse se retrouve sur le même terrain que les Gender Studies. Mais le fossé se creuse entre les deux perspectives dès que la chose psychique est envisagée d’un peu près, dans ce qu’elle a de primitif. L’inconscient n’est pas démocratique et n’a aucune chance de le devenir : soumission, domination… lui vont à merveille. Il en jouit. L’égalité, notamment homme/femme, lui est inconnue. Les comportements sexuels adultes varient au gré des époques et des cultures. Par contre il n’y a pas de traitement social ou politique du sexuel infantile, de ce qui fait l’objet de la psychanalyse. Le programme politique des Gender Studies : « défaire le genre », bute sur l’infantilisme de l’inconscient. Il n’est pas sûr que la psychanalyse ait quelque chose à gagner à intégrer le mot « genre » à son appareil théorique ; « sexe psychique » est plus proche de l’expérience analytique, « genre » manque précisément un peu de « sexe ». L’égalité homme/femme est un acquis (relatif) du monde dans lequel nous vivons, mais le fantasme évoqué du rabaissement de la femme, ce fantasme dérivé de la scène primitive et qui joue du duo Madone/putain, s’entend dans les mots de l’analysant ou de l’analysante sans avoir pris une ride. On pourrait dire la même chose du fantasme de viol, du fantasme fétichiste et de bien des fantaisies. L’enfer ce n’est pas les autres, il loge à domicile.
La dénaturation de la sexualité ne signifie pas pour autant que l’on puisse se débarrasser de la nature d’un revers de main. On naît garçon ou fille, il n’y a pas d’autre possibilité. L’état intersexué n’est pas une troisième alternative (quand bien même certains états civils, à l’image de l’Allemagne, permettent de l’inscrire) mais une pathologie de l’embryogenèse ; jamais le désir d’un parent ne souhaite un enfant hermaphrodite. On naît garçon ou fille, mais on ne le devient pas nécessairement. Paradoxalement, celui qui paye le plus lourdement sa dette psychique à la nature est le trans, qui se sent contraint d’en passer par la chirurgie. Chez lui le sexe psychique pousse l’exigence jusqu’à la tyrannie, interdisant toute plasticité du choix d’objet, notamment homosexuel.
Dans la construction du sexe psychique, l’inconscient de la mère et/ou du père joue un rôle décisif. Les identifications les plus primaires pour l’enfant qui vient de naître sont celles dont il est l’objet. On est identifié avant de disposer des moyens psychiques de s’identifier. Que le désir inconscient d’un ou des parents d’avoir une fille ne cède pas, alors même qu’un garçon vient de naître, et toujours le sexe psychique l’emportera sur le sexe anatomique dans la vie psycho-sexuelle du sujet, que celle-ci prenne ou non la forme d’une homosexualité. L’anatomie imaginaire, c’est le destin. Le déterminisme psychique inconscient est autrement moins déplaçable que le déterminisme social, même si l’existence de la psychanalyse et l’espoir de changement sur lequel elle repose, laisse ouverte une marge de négociation.
Homosexualité, bisexualité… la psychanalyse reprend à son compte le vocabulaire convenu. L’expérience clinique imposerait au minimum que ces mots soient mis au pluriel, tant le singulier manque la diversité des constructions psychiques sous-jacentes. Impossible de réduire les homosexualités à la seule condition du même sexe. Homos, le même, le mot tombe parfois juste, quand le narcissisme et son jeu de doubles organisent les vies, mais c’est un cas de figure parmi d’autres. Dans son Léonard de Vinci, Freud propose une psychogenèse de l’homosexualité masculine : aimer une jeune garçon, un éphèbe, comme on l’a soit même été par une mère particulièrement sensuelle, une Catarina ou une Phèdre. Combinaison complexe d’un premier amour hétérosexuel et d’une identification narcissique. Mais il y a bien sûr d’autres psychogenèses possibles comme d’être une « fille » dans la relation sexuelle et amoureuse, conformément au fantasme inconscient parental. Aucune de ces constructions inconscientes ne peut prétendre être prototypique de l’homosexualité. La chose vaut tout autant pour les homosexualités féminines.
L’accent mis sur homos, le même sexe, a aussi pour inconvénient de masquer la complexité inconsciente. L’expérience analytique ne cesse de le confirmer : pas une scène psychique d’homosexuel, homme ou femme, où l’autre sexe n’impose sa présence, son exigence, qu’il soit mimé, anus versant missionnaire ou godemiché ; ou qu’il soit fui comme la peste. La scène psychosexuelle de l’homosexualité est peut-être encore plus heteros que la scène hétérosexuelle, tant l’autre sexe y redouble d’altérité. L’idéologie gender d’un désir homosexuel qui ne devrait rien, sinon à personne, en tout cas rien à l’autre sexe, ne résiste pas à l’analyse.
Les bisexualités souffrent aussi de la généralité de la théorie. L’infléchissement lacanien a voulu réduire la bisexualité au refus de la castration, une idée que l’on ne trouve pas chez Freud. Un tel refus se fait effectivement entendre (ne faire qu’Un, réunir les deux sexes séparés, effacer le manque du sexe que l’on n’a pas), cependant il est bien loin d’épuiser la complexité de la bisexualité, qui est aussi celle du fantasme de scène primitive. L’agent d’un tel fantasme n’est pas seulement le témoin passif de la « nuit sexuelle » (Titre du livre que Pascal Quignard consacre à la scène primitive) , il s’identifie aux deux protagonistes, il est l’un et l’autre. D’une certaine façon, la bisexualité psychique peut s’entendre comme le destin inconscient de la scène primitive.
Inévitable référence théorique quand il s’agit de bisexualité : le narcissisme. L’intégrité, la complétude dont celui-ci rêve trouve dans la bisexualité un étayage précieux, les deux sexes moins opposés que réunis comme les deux faces de la même médaille.
Qu’il s’agisse de narcissisme ou de castration, la bisexualité épouse un mouvement centripète, contribuant à la construction du moi, voire à sa protection ou à sa défense. Une autre dimension théorique ouvre davantage sur un mouvement centrifuge, tant la bisexualité participe de la plasticité psychique. Ce n’est pas par hasard si elle est souvent associée aux conditions psychiques de la créativité. C’est l’idée d’une mobilité qui permet de se déplacer d’un sexe psychique à l’autre. Y compris dans la vie sexuelle, c’est ainsi que j’entends la phrase célèbre de Freud : « Je m’habitue à concevoir chaque acte sexuel comme un processus entre quatre individus ». La bisexualité ne dénie pas qu’il y ait deux sexes, elle les cumule. Elle ne méconnaît pas leur différence, elle en joue.
Est-il besoin de préciser à quel point cette plasticité nourrie de bisexualité est indispensable au fonctionnement psychique de l’analyste. Comment autrement pouvoir voyager dans le transfert et visiter, quand on est un homme, sa part d’homosexualité féminine, et quand on est une femme son homosexualité masculine ?