Charge hallucinatoire du langage et transmission psychique

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Alors qu’il est en vis­ite chez ses par­ents, un homme tombe sur un livre traî­nant sur l’étagère. Il se met à le lire et à mesure qu’il par­court les pages, une impres­sion étrange se dégage de sa lec­ture. Musi­cien, il s’é­tonne que les phras­es « ressem­blent » à une par­ti­tion de basse. La musi­cal­ité des mots, la struc­ture de la phrase, tout cela l’en­gage à percevoir dans le réc­it la présence d’un rythme. En se ren­seignant sur l’au­teur du texte, il s’aperçoit que celui-ci est bassiste.

Comme dans cette his­toire qui m’a été racon­tée, où je ne vois pas de coïn­ci­dence mais la preuve que le lan­gage com­porte en lui des restes per­cep­tifs, il est des réc­its qui se lisent à la manière d’une par­ti­tion musi­cale. On entend le rythme, la musi­cal­ité des mots, leur bat­te­ment, au-delà du sens qu’ils com­por­tent. De façon sim­i­laire, le dis­cours d’un patient fait vivre des « scènes » à l’an­a­lyste. Au détour d’une descrip­tion, on s’y croirait ; arpen­tant les couloirs d’une mai­son dans les méan­dres d’un rêve, écoutant une con­ver­sa­tion der­rière la porte dans le tré­fonds d’un sou­venir. Le par­ticipe présent et le pronom indéfi­ni ne sont pas employés ici par hasard, car il s’ag­it de penser ce qui peut se trans­met­tre d’une psy­ché à l’autre à tra­vers le lan­gage, au-delà, même, du lan­gage. Dans un lieu où la fron­tière paraît abolie, là où le sujet de l’énon­ci­a­tion se perd. On ne sait plus qui fig­ure quoi, car c’est le dis­cours du patient qui con­voque ces représen­ta­tions mais c’est l’an­a­lyste qui les met en forme. L’actualisation du sou­venir dans le trans­fert fait appa­raître des scènes, elles attirent à elles celui ou celle qui les reçoit. Elles sem­blent ain­si com­porter une charge hal­lu­ci­na­toire, une force d’im­age, qui sera à l’œuvre dans l’après-coup con­tre-trans­féren­tiel de l’an­a­lyste, dans ce temps où les scènes font retour à la faveur d’une nou­velle ren­con­tre avec le patient. Tout à coup, sans con­naître la rai­son qui y pré­side, tel mot, telle for­mu­la­tion, vient raviv­er le sou­venir d’une scène décrite, ou sim­ple­ment d’une idée pen­sée aupar­a­vant. Un espace aux fron­tières floues se crée entre le nar­ra­teur et celui qui écoute, ou lit, couram­ment exprimé comme « espace de rêver­ie ». Mais alors pourquoi cer­taines nar­ra­tions, plus que d’autres, font cet effet sur celui qui les reçoit ? Que se passe-t-il lors de ce temps où les mots trans­portent avec eux une charge per­cep­tive, qu’elle soit acous­tique ou visuelle ? Par quel frayage de la trace mnésique se pro­duit cette ren­con­tre des deux psy­chés ?

Notre pro­pos va tout d’abord ten­ter de pré­cis­er l’idée d’une charge hal­lu­ci­na­toire avant de ques­tion­ner son rap­port avec le tra­vail de sym­bol­i­sa­tion du lan­gage. Puis, l’on s’interrogera clin­ique­ment sur les effets con­tre-trans­féren­tiels de cette opéra­tion psy­chique. Enfin, on s’attardera sur l’idée d’une trans­mis­sion, du patient à l’analyste, de ce tra­vail du lan­gage, que l’on pour­ra rap­procher du tra­jet effec­tué par une représen­ta­tion pour accéder à la con­science.

Revenons très suc­cincte­ment sur le par­cours qu’accomplit une trace per­cep­tive jusqu’à la con­science pour un appareil psy­chique arrivé à mat­u­ra­tion, notam­ment à par­tir des travaux de R. Rous­sil­lon[1]. Une trace per­cep­tive peut se fray­er un chemin à tra­vers dif­férents niveaux de trans­for­ma­tion psy­chique. D’abord, elle est brute, c’est une matière pre­mière per­cep­tive qui vient se « pul­sion­nalis­er », c’est-à-dire s’investir par le psy­chisme. L’équipement pul­sion­nel du sujet y est tout de suite lié, que la per­cep­tion soit endogène ou exogène. Nous sommes ici dans une mémoire brute de l’expérience. Ensuite, cette trace pre­mière per­cep­tive se trans­forme en trace con­ceptuelle, elle devient une représen­ta­tion de chose qui reprend l’expérience pre­mière dans un tra­vail de représen­ta­tion. Enfin, elle peut accéder à un deux­ième niveau dans lequel se trou­vent les représen­ta­tions ver­bales. Il s’ag­it du pré­con­scient et de la con­science. Ain­si, « la représen­ta­tion con­sciente com­prend la représen­ta­tion de chose plus la représen­ta­tion de mot qui lui appar­tient [2]». Tout ce proces­sus de trans­for­ma­tion de la per­cep­tion en représen­ta­tion ver­bale rend compte d’un dépouille­ment de la charge économique qui per­met à la per­cep­tion de se trac­er un sil­lon jusqu’au pré­con­scient. La teneur per­cep­tive de la représen­ta­tion est ain­si atténuée au fur et à mesure de sa propagation/transformation. On com­prend qu’il est néces­saire que ce dépouille­ment se pro­duise pour que le sys­tème psy­chique ne soit pas débor­dé. Sinon, l’ex­péri­ence de revivis­cence d’un sou­venir ravive la trace per­cep­tive qui, selon les mots de Freud, « s’y trans­porte toute entière [3]», se déploy­ant ain­si de manière totale­ment hal­lu­ci­na­toire. Cette charge économique dif­fère du quan­tum d’affect, car il ne s’agit pas là d’émotion mais d’une force de représen­ta­tion. On rejoint en ce sens la propo­si­tion de G. Laval­lée qui con­sid­ère que « l’hallucinatoire, au même titre que l’affect, est con­sti­tu­tif du représen­tant psy­chique de la pul­sion. Mais, tan­dis que l’affect est un vecteur de sens émo­tion­nel, le quan­tum hal­lu­ci­na­toire est vecteur de force [4] ».

La sit­u­a­tion ana­ly­tique, dans les régres­sions qu’elle con­voque, met en scène ce cou­ple économique dépouillement/débordement. Le deuil pri­maire, qu’im­plique le pre­mier tra­vail de trans­for­ma­tion, con­jugue ce dépouille­ment quan­ti­tatif (perte de l’é­clat per­cep­tif) à un proces­sus d’au­to-représen­ta­tion, que le sujet « se représente qu’il représente [5]». C’est cela qui per­met la nar­ra­tion, le tra­vail de sym­bol­i­sa­tion du lan­gage. Il est impor­tant de soulign­er que cette approche de l’hallucinatoire se cen­tre sur le car­ac­tère économique, mais c’est sans ignor­er que d’autres dimen­sions, que je ne détaille pas ici, sont égale­ment en jeu dans ce proces­sus.

Suiv­ant ce par­cours trans­for­ma­tion­nel de la per­cep­tion en représen­ta­tion, la teneur per­cep­tive de la représen­ta­tion nous évoque l’idée d’une charge hal­lu­ci­na­toire. « Hal­lu­ci­na­toire », afin de met­tre l’accent sur le par­cours psy­chique que la per­cep­tion accom­plit jusqu’au lan­gage et qui est car­ac­térisé par le dépouille­ment économique, ou, en d’autres ter­mes, par un renon­ce­ment à l’hallucinatoire. La déf­i­ni­tion à laque­lle on se réfère ici est celle de C. et S. Botel­la: « Par hal­lu­ci­na­toire, nous enten­dons un état de qual­ité psy­chique poten­tielle­ment per­ma­nent for­mé de con­ti­nu­ité, d’équivalence, d’indistinction représen­ta­tion per­cep­tion; où le perçu et le perce­vant, le fig­uré et le fig­u­rant ne font qu’un [6]».

Cette charge pour­rait se man­i­fester de manière plus ou moins impor­tante dans cer­tains réc­its, à l’écrit comme à l’oral[7]. Elle admet­trait un dou­ble proces­sus para­dox­al. D’abord, un renon­ce­ment à ce que le lan­gage ravive la per­cep­tion toute entière, ensuite, une ten­ta­tive antag­o­niste pour que des par­tic­ules hal­lu­ci­na­toires infil­trent la représen­ta­tion de mot. C’est comme cela que l’on se représente en par­tie le développe­ment de L. Danon-Boileau à pro­pos de l’ « air fraî­chit » ou de l’ « effet bœuf » en évo­quant E. Pichon : « Il part de l’expression « cela m’a fait un effet bœuf » et mon­tre en sub­stance que lorsque l’on s’écrie : « Cela m’a fait un effet bœuf », le mot bœuf que l’on s’entend pronon­cer con­serve quelque chose de la sen­sa­tion causée par un con­tact direct avec l’animal, sans pour autant con­vo­quer à l’esprit l’image visuelle du bovidé. Cette sen­sa­tion indis­tincte, ce sig­nifi­ant formel d’écrasement et d’impuissance (qu’une réflex­ion intel­lec­tu­al­isante peut, après-coup, rap­porter au poids ou à la cas­tra­tion de l’animal) sem­ble résul­ter de la mise en retrait du sens pro­pre et de l’image du bœuf. [8]»        D’un côté le mot tue la chose en lui faisant per­dre son éclat orig­i­naire (proces­sus pro­gré­di­ent), de l’autre il la main­tient en vie (proces­sus régré­di­ent). Lorsque ces deux activ­ités s’a­jus­tent dans le lan­gage, notam­ment au gré de la régré­di­ence de l’as­so­cia­tiv­ité, ils per­me­t­tent la liai­son des représen­ta­tions aux affects.

Qu’en est-il de la charge hal­lu­ci­na­toire du lan­gage dans le tra­vail ana­ly­tique ? Cer­tains patients nous amè­nent à ques­tion­ner le tra­vail du lan­gage dans leur économie libid­i­nale. Leur parole est rapi­de, sans inter­rup­tion. Cer­taines tour­nures de phrase peu­vent être répétées à l’envi et d’autres rit­u­al­isées, énon­cées en début de séance pour com­mencer à par­ler. Cela donne l’im­pres­sion qu’ils ne sont pas là quand ils par­lent et que nos inter­ven­tions leur restent loin­taines. On peut d’ailleurs pein­er à se représen­ter ce qu’ils nous racon­tent mal­gré la cohérence de leur dis­cours et les infor­ma­tions qu’ils don­nent. Un jour, je demande à Jean s’il rêve. Oui, il rêve de bas­ket­ball, sport qu’il pra­tique très régulière­ment. Pense-t-il sou­vent au bas­ket ? « Oui, tout le temps ». Y pense-t-il même lorsqu’il est ici, alors qu’il me par­le ? Oui. En fait, il y pense con­stam­ment… sauf quand il y joue.

Nous avons dis­tin­gué plus haut deux proces­sus en jeu dans le tra­vail de sym­bol­i­sa­tion pri­maire du lan­gage : dépouille­ment économique et auto-représen­ta­tion. Ces deux opéra­tions sem­blent se con­juguer car quand l’opéra­tion d’au­to-représen­ta­tion manque, on a l’im­pres­sion que le sujet n’est pas à ce qu’il dit, que des scènes peinent à émerg­er du dis­cours, donc que le dépouille­ment économique s’est pro­duit en excès. Alors, le lan­gage ne per­met pas de fil­tr­er l’hal­lu­ci­na­toire, il y a un cli­vage, une sépa­ra­tion opaque entre l’ac­tiv­ité représen­ta­tive et l’hal­lu­ci­na­toire.

Chez Jean, on retrou­ve ce cli­vage entre le proces­sus lan­gagi­er et l’hallucinatoire, que l’on pour­rait rap­procher d’une activ­ité auto-cal­mante, se traduisant par ces images de bas­ket­ball présentes sans dis­con­tin­uer. Le lan­gage ne prend alors pas en charge l’hallucinatoire et n’opère pas de tra­vail de deuil pri­maire néces­saire à la sym­bol­i­sa­tion. C’est aus­si ce qui signe l’im­passe représen­ta­tive que je ressens con­tre-trans­féren­tielle­ment : à défaut de s’y trans­porter toute entière, la charge per­cep­tive reste à l’abri du lan­gage. C’est alors comme si l’e­space des représen­ta­tions de chose était en vase clos, qu’il siégeait dans un lieu en dehors du cir­cuit mes­sager du lan­gage. La rêver­ie se veut dif­fi­cile et la con­sid­éra­tion d’un ailleurs auquel on pour­rait avoir accès est entravée par la lutte du sujet pour le main­tenir à l’écart. Le con­tre-investisse­ment prend ain­si pour objet la teneur sub­stantielle du lan­gage, ne lais­sant pass­er que le mot, sans con­sis­tance véri­ta­ble, appau­vri de son équiv­oque et des ram­i­fi­ca­tions qui la sou­ti­en­nent. Une sorte de désé­man­ti­sa­tion (une perte de force du mot) est alors à l’œu­vre et le lan­gage ne véhicule pas suff­isam­ment de charge affec­tive et hal­lu­ci­na­toire. Avec elle, c’est le renon­ce­ment à l’hallucinatoire qui échappe à la parole. Comme s’il n’y avait rien der­rière le mot, que le sujet lut­tait con­tre la réso­nance affec­tive qui peut se pro­duire en lui. La fonc­tion mes­sagère du lan­gage fait l’ob­jet d’un détourne­ment au prof­it de la préser­va­tion du nar­cis­sisme du sujet. Ain­si, le lan­gage de l’autre, comme le sien pro­pre, reste un objet vide d’af­fect mais plein de décharge motrice. Cela sem­ble se rap­porter à la parole « com­pul­sive » qu’évoque L. Danon-Boileau, en oppo­si­tion à la parole « asso­cia­tive ». La pre­mière s’ap­puie sur le pronon­cé (l’im­age ver­bale motrice), tan­dis que la sec­onde s’é­taie sur l’en­ten­du (l’im­age ver­bale sonore). On remar­que d’ailleurs que ces dif­férentes modal­ités de la parole impliquent de fac­to l’ob­jec­tal­ité du lan­gage : « On est tou­jours seul à pronon­cer un mot mais on est deux à l’en­ten­dre. [9]»

Cette con­sid­éra­tion a plusieurs portées. En étant traité lui-même comme une décharge plutôt que comme modal­ité tran­si­tion­nelle, le lan­gage sem­ble exclure l’altérité de l’autre de son adresse mes­sagère. Certes, ce n’est pas à la valeur inter-sub­jec­tive de la parole que cette remar­que s’adresse mais plutôt à sa qual­ité intra-psy­chique[10]. Le lan­gage a ain­si été détourné de sa fonc­tion régu­la­trice et tier­céisante pour con­stituer un objet de décharge en pro­pre. Le détourne­ment de sa fonc­tion régu­la­trice va ain­si de pair avec le cli­vage de l’hal­lu­ci­na­toire décrit plus haut.

Mais que reste-t-il de cette opéra­tion psy­chique du lan­gage dans le trans­fert ? Si l’on con­sid­ère que le sujet est aux pris­es avec ce tra­vail du lan­gage, peut-on penser que l’autre à qui il s’adresse soit exclu de cette dynamique intra-psy­chique ? Y a‑t-il des effets con­tre-trans­féren­tiels repérables du côté de l’analyste ?

Lorsque le lan­gage fait œuvre de liai­son, l’an­a­lyste le ressent, tout comme lorsque cela échappe. Freud, qui était pour­tant attaché au car­ac­tère sci­en­tifique des phénomènes, s’est penché sur celui, plutôt mys­térieux, de la télé­pathie. Son intu­ition peut alors nous aider : « Le proces­sus télé­pathique con­sis­terait en ce qu’un acte psy­chique d’une cer­taine per­son­ne sus­cite le même acte psy­chique chez une autre per­son­ne. Ce qui se trou­ve entre ces deux actes psy­chiques peut être un proces­sus physique où le psy­chique se trans­pose à un bout et qui, à l’autre bout se trans­pose à nou­veau dans le même psy­chique[11] ». Cette trans­po­si­tion, qui est aus­si une trans­mis­sion, d’un acte psy­chique d’un appareil psy­chique à un autre, per­me­t­trait de con­sid­ér­er la per­méa­bil­ité des deux fonc­tion­nements psy­chiques qui se ren­con­trent. Lorsque J‑C. Rol­land évoque son rêve de la « femme toupie [12]», qu’il fait d’une analysante — en écho à son rêve à elle de « l’homme sans vis­age » -, il pré­cise ce qu’il entend par l’opéra­tion d’in­duc­tion, « degré zéro de la com­mu­ni­ca­tion ana­ly­tique » : « La trans­po­si­tion de l’ob­jet intro­jec­té dans le moi, vers un lieu psy­chique ouvert à la libido objec­tale, requiert cette opéra­tion d’in­duc­tion où trans­fert et con­tre-trans­fert, image et parole, ne sont pas sépara­bles [13]». On peut alors ten­ter de se représen­ter ce temps où le mot et la chose ne font qu’un, sont indis­cern­ables, mais égale­ment ce lieu psy­chique ouvert à la libido objec­tale.

Dans la con­ti­nu­ité de ces propo­si­tions, on pense alors que les proces­sus en jeu dans l’ac­tiv­ité de parole créent et trou­vent un espace, dans le trans­fert, où va être trans­mise une par­tie de l’opéra­tion psy­chique du lan­gage. Cet espace peut être car­ac­térisé par le cir­cuit créé/trouvé par le patient dans l’e­space psy­chique de l’an­a­lyste. Il com­prend un frayage psy­chique ana­logue à celui, décrit par Freud, que l’ex­ci­ta­tion emprunte pour aboutir au symp­tôme. Lorsqu’un mot, une for­mu­la­tion du patient, ravive une pen­sée ou le sou­venir d’une séance antérieure chez l’an­a­lyste, est-ce unique­ment par une heureuse con­tiguïté homo­phonique ou séman­tique ? On peut imag­in­er un com­plé­ment : le mot, ou la séquence asso­cia­tive dans laque­lle il s’in­scrit, emprunte le même tra­jet psy­chique que ladite pen­sée qu’il a éveil­lée. Il y aurait alors comme une trans­po­si­tion du tra­jet psy­chique effec­tué, d’un appareil psy­chique à un autre.

On peut se représen­ter les choses de la manière suiv­ante. La parole d’un émet­teur est ain­si traitée par son des­ti­nataire comme une per­cep­tion externe qui cherche à se fray­er un chemin psy­chique en emprun­tant les voies déjà ouvertes mais aus­si en en créant de nou­velles. Les voies déjà ouvertes con­sis­tent dans le fonc­tion­nement déjà-là de l’an­a­lyste qui entend le dis­cours de l’analysant à l’aune, notam­ment, de sa pro­pre expéri­ence de la cure. À tra­vers l’interprétation, on pro­pose au patient nos pro­pres frayages de pen­sées et de représen­ta­tions. On l’emmène là où nous sommes déjà allés nous-même. Par ailleurs, une autre modal­ité de la ren­con­tre se situe dans la co-créa­tion de nou­veaux frayages. C’est ici que l’idée de trans­po­si­tion inter­vient. On peut con­sid­ér­er que le résul­tat d’une opéra­tion psy­chique, celle-ci com­prenant le frayage de l’ex­ci­ta­tion jusqu’à la parole (et les mul­ti­ples transformations/traductions qui le sou­ti­en­nent), sera trans­mis avec le frayage en ques­tion. Pour le dire plus sim­ple­ment, un sujet qui par­le ne trans­met pas seule­ment la con­séquence d’un tra­jet psy­chique interne (la représen­ta­tion ver­bale), il trans­met égale­ment en par­tie la tra­jec­toire qui l’y a mené. C’est notam­ment comme cela qu’on peut com­pren­dre les dis­cours venant car­ac­téris­er l’ef­fet de la prise en charge de cer­tains patients sur l’analyste. Lors du traite­ment de patients dits psy­cho­so­ma­tiques, on peut porter atten­tion aux for­ma­tions soma­tiques chez l’analyste. A l’aune des con­sid­éra­tions que l’on pro­pose ici, on pense que le symp­tôme n’est pas seule­ment racon­té mais que ses voies de for­ma­tion, son frayage, peu­vent être trans­mis­es à tra­vers la parole dans le trans­fert. Cela, bien enten­du, en exclu­ant la sub­jec­tiv­ité de l’analyste.

Le lan­gage ne prend pas seule­ment en charge l’ex­ci­ta­tion afin de la liq­uider, il cherche à la met­tre ailleurs, à la trans­met­tre. On peut d’ailleurs penser qu’une par­tie de l’ori­en­ta­tion diag­nos­tique lors des entre­tiens prélim­i­naires relève de la représen­ta­tion que l’on se fait du type de frayage de l’ex­ci­ta­tion qui est en jeu chez le patient, c’est-à-dire, par exem­ple, quels proces­sus sont mobil­isés, quelles régres­sions sont priv­ilégiées et à quels pré­sup­posés elles font appel (con­fu­sion des espaces internes et externes, liai­son de la représen­ta­tion à l’affect, etc.). Ce que l’on veut dire ici, c’est que la pen­sée métapsy­chologique de cette tra­jec­toire s’établit notam­ment sur la manière dont le dis­cours se fraye un chemin chez l’an­a­lyste, donc de la façon dont celui-ci le ressent. Et, à cet égard, les pre­miers entre­tiens vont inau­gur­er des traces mnésiques de mélange entre le fonc­tion­nement de l’analyste et celui du patient.

Ain­si, lorsque nous évo­quions plus haut le tra­vail de fil­trage de l’hal­lu­ci­na­toire par le lan­gage, il s’agis­sait aus­si de sig­ni­fi­er qu’une par­tie de cette opéra­tion psy­chique était trans­mise au des­ti­nataire du dis­cours dans le trans­fert. On peut con­sid­ér­er que l’im­passe représen­ta­tive que je ressens lors des séances avec Jean incar­ne une par­tie de l’opéra­tion psy­chique qui, chez lui, main­tient le lan­gage à l’é­cart de l’hal­lu­ci­na­toire. Il me trans­met ain­si la butée, ten­dant à une préser­va­tion nar­cis­sique, à laque­lle se con­fronte l’ac­tiv­ité de sym­bol­i­sa­tion lan­gag­ière.



[1] Rous­sil­lon, R. « His­toric­ité et mémoire sub­jec­tive. La troisième trace », Clin­iques méditer­ranéennes, vol. no 67, no. 1, pp. 127–144, 2003.
[2] Freud, S. (1915) L’inconscient, Gal­li­mard, 1968, p. 118.
[3] Il est impor­tant de ren­voy­er à la total­ité de la cita­tion : « Ces traces mnémiques, nous les imag­i­nons enfer­mées dans des sys­tèmes, en con­tact immé­di­at avec le sys­tème per­cep­tion-con­science, en sorte que leurs charges psy­chiques peu­vent facile­ment se propager aux élé­ments de ce dernier. Et, à ce pro­pos, on pense aus­sitôt aux hal­lu­ci­na­tions et au fait que le sou­venir même le plus vif se laisse encore dis­tinguer aus­si bien de l’hal­lu­ci­na­tion que de la per­cep­tion extérieure, et on en a trou­vé sans peine l’ex­pli­ca­tion dans le fait que lors de la revivis­cence d’un sou­venir, la charge psy­chique ne quitte pas le sys­tème dont le sou­venir fait par­tie, tan­dis que dans le cas d’une per­cep­tion, la charge ne se propage pas seule­ment de la trace mnémique au sys­tème per­cep­tion-con­science, mais s’y trans­porte tout entière. » Freud S. (1923) Le moi et le ça, Pay­ot, 1968.
[4] Laval­lée, G. « Le poten­tiel hal­lu­ci­na­toire, son organ­i­sa­tion de base, son accueil et sa trans­for­ma­tion dans un proces­sus ana­ly­tique », Revue française de psy­cho­so­ma­tique, vol. no 19, no. 1, 2001, pp. 123–144.
[5] « Il ne suf­fit peut-être pas que l’expérience ne soit réin­vestie que mod­éré­ment pour qu’elle soit sub­jec­tive­ment vécue comme une représen­ta­tion, il faut peut-être aus­si une trans­for­ma­tion qual­i­ta­tive et pas seule­ment quan­ti­ta­tive. Il faut peut-être aus­si que le sujet « se représente qu’il représente » et pas seule­ment qu’il se con­tente de représen­ter. » Rous­sil­lon, R. « His­toric­ité et mémoire sub­jec­tive. La troisième trace », Clin­iques méditer­ranéennes, vol. no 67, no. 1, pp. 127–144, 2003.
[6] Botel­la C. et S., in « La psy­ch­analyse : ques­tion pour demain », Mono­gra­phie de la Revue française de psy­ch­analyse, Paris, PUF, 1990.
[7] Cette dis­tinc­tion du réc­it oral ou écrit pour­rait se dis­soudre si l’on con­sid­ère que l’en­ten­du, en tant que proces­sus psy­chique réac­ti­vant les traces per­cep­tives acous­tiques (« on se par­le à soi-même » dit-on), dou­ble l’acte d’écrire et de lire.
[8] Danon-Boileau, L., « La force du lan­gage », Revue française de psy­ch­analyse, 71, 1341–1409, p. 1392, 2007.
[9] Ibid.
[10] Green A. Idées direc­trice pour une psy­ch­analyse con­tem­po­raine, PUF, 2002.
[11] Freud S. (1933), Nou­velles con­férences d’in­tro­duc­tion à la psy­ch­analyse, Gal­li­mard, p. 78, 1989.
[12] Rol­land J. «  Clin­ique du con­tre-trans­fert ». Libres cahiers pour la psy­ch­analyse, 20, 167–184, 2009.
[13] Ibid.