Comment intéresser l’enfant à son fonctionnement psychique ?

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Avant de ten­ter quelques réponses à cette ques­tion, deman­dons-nous pour­quoi inté­res­ser un enfant à son fonc­tion­ne­ment psy­chique. La pos­si­bi­li­té de se tour­ner vers soi-même nous paraît être le plus sûr moyen de com­po­ser avec les exi­gences pul­sion­nelles sans subir leur force agis­sante, d’une part, et de faire face aux contraintes de la réa­li­té exté­rieure sans y réagir immé­dia­te­ment, d’autre part. Cette pos­si­bi­li­té n’est pas syno­nyme d’un état de repli, mais pro­cède plu­tôt de l’élaboration d’une posi­tion tierce entre deux pôles que tout oppose. Pour ce faire, l’enfant doit pou­voir dis­po­ser d’un théâtre interne (le moi) sur la scène duquel les conflits liés à cette oppo­si­tion peuvent se déployer à l’envi. On com­prend que ce théâtre sera le lieu pri­vi­lé­gié pour que l’enfant puisse com­mer­cer avec ses objets internes lorsque la réa­li­té ne répond pas à ses attentes. Faute d’un tel dis­po­si­tif, les­dits conflits tendent à s’exporter sur la scène rela­tion­nelle au risque d’engendrer nombre de dif­fi­cul­tés.

Inté­res­ser l’enfant à son fonc­tion­ne­ment psy­chique est une façon de l’aider à façon­ner ce théâtre ou à en ouvrir les portes, à y mettre en scène et à y jouer des intrigues diverses et variées. Bien enten­du, notre tech­nique psy­cha­na­ly­tique et le cadre de nos trai­te­ments seront dif­fé­rents selon qu’il s’agira de construire le théâtre ou de trans­for­mer des scé­na­rios dont la fixi­té tend à enfer­mer le sujet dans des impasses. Un des res­sorts de cette entre­prise, quel que soit son niveau, réside dans le plai­sir de fonc­tion­ne­ment par­ta­gé avec l’enfant. Plai­sir qu’il pour­ra s’approprier, et nous ver­rons com­ment, pour déve­lop­per un tra­vail de culture pro­pice au domp­tage des forces pul­sion­nelles en les inhi­bant quant au but. Forces qui, à l’état brut, pour­raient mettre en péril le théâtre lui-même.

Dans ce qui va suivre, nous allons essayer d’apprécier la qua­li­té de la rela­tion que l’enfant entre­tient avec lui-même, avec son corps, avec sa vie psy­chique, autre­ment dit d’évaluer les capa­ci­tés réflexives de son moi. Elles se mesurent à l’aune de ce qui se passe au sein de la rela­tion trans­fé­ren­tielle, en consul­ta­tion, en séance indi­vi­duelle ou de groupe, voire en ins­ti­tu­tion. C’est aus­si sur les bases de cette rela­tion que la réflexi­vi­té sera appe­lée à se déve­lop­per.

Deux cas de figure oppo­sés
Lorsqu’un enfant vient consul­ter parce qu’il se sent angois­sé, nous pou­vons consi­dé­rer que nous sommes dans des condi­tions de tra­vail suf­fi­sam­ment bonnes. Il ignore sans doute la signi­fi­ca­tion de son angoisse et le scé­na­rio fan­tas­ma­tique qui la sous-tend, mais il est en contact avec elle.
En d’autres cir­cons­tances, des parents peuvent deman­der une consul­ta­tion parce qu’ils souffrent du com­por­te­ment de leur enfant. Mais, celui-ci ne se sent nul­le­ment angois­sé. Les doléances des proches tendent à prou­ver que l’affect n’a pas été sim­ple­ment répri­mé sous le coup d’un refou­le­ment réus­si : il est expul­sé sur l’entourage, avant d’avoir été res­sen­ti.

L’un et l’autre enfants se sentent mal : sur un plan psy­chique pour celui qui s’en plaint ; de façon lit­té­rale chez celui qui reste étran­ger à ses affects. Le pre­mier dis­pose d’une capa­ci­té d’auto-observation et de repré­sen­ta­tions de mot lui per­met­tant d’exprimer ce qu’il res­sent de manière plus ou moins dif­fé­ren­ciée et même de décrire les condi­tions de la sur­ve­nue de son angoisse. A contra­rio, l’angoisse du second s’évacue le plus sou­vent par la motri­ci­té, voire dans des soma­ti­sa­tions diverses et variées. Faute d’être qua­li­fiée, elle n’est pas recon­nue comme affect par l’enfant lui-même et rare­ment par sa famille.
Cha­cun de ces enfants a sui­vi une tra­jec­toire dif­fé­rente abou­tis­sant à deux tableaux oppo­sés : le pre­mier se situe dans une lignée névro­tique, l’affect subis­sant l’action du refou­le­ment ; le second dans une lignée trau­ma­tique, l’affect repré­sen­tant essen­tiel­le­ment une menace éco­no­mique. Cette dis­tinc­tion implique des modes d’approche spé­ci­fiques quant à la pos­si­bi­li­té d’intéresser l’enfant à son fonc­tion­ne­ment psy­chique.

La qua­li­fi­ca­tion de l’affect
L’affect est la part quan­ti­ta­tive de la pul­sion, une force qui ne demande qu’à se déchar­ger et dont l’expression ultime, au sein du moi, est la sen­sa­tion. Par son biais, le moi est en contact avec la pul­sion. C’est pour­quoi, nous consi­dé­re­rons les des­tins de l’affect comme un pro­to­type du pro­ces­sus réflexif.
La sen­sa­tion, mani­fes­ta­tion consciente de l’affect, dépend de la liai­son de celui-ci avec des repré­sen­ta­tions. La liai­son affect / repré­sen­ta­tion le qua­li­fie en tant que tel. Elle cor­res­pond à une inhi­bi­tion de la décharge. Qua­li­fi­ca­tion de l’affect et inhi­bi­tion de la décharge font par­tie d’un pro­ces­sus que A. Green a appe­lé fonc­tion objec­ta­li­sante (Green, 1984, p. 246). À l’inverse, la déliai­son libère la décharge en déso­li­da­ri­sant l’affect de la repré­sen­ta­tion. Ce qui a pour effet de le déqua­li­fier.

Lors du refou­le­ment, l’affect se détache de la repré­sen­ta­tion et subit divers des­tins : la répres­sion, le dépla­ce­ment sur une repré­sen­ta­tion sub­sti­tu­tive ou sa trans­for­ma­tion en angoisse. L’affect sub­siste dans l’inconscient à l’état d’amorce et ne cherche qu’à se déployer à nou­veau. Citons S. Freud : « un affect ne sur­vient pas tant qu’il n’a pas réus­si la per­cée vers une nou­velle repré­sen­tance dans le sys­tème Cs. » (Freud, 1915e, p. 221). C’est dire que, par l’action du refou­le­ment, l’affect subit une déqua­li­fi­ca­tion rela­tive car les inves­tis­se­ments d’objet sont main­te­nus.

En cas de déliai­son plus pro­non­cée, l’affect peut se déqua­li­fier jusqu’à retour­ner à ses formes pre­mières, éner­gé­tiques, inac­ces­sibles psy­chi­que­ment. À force de désob­jec­ta­li­sa­tion, le sujet se trouve cou­pé de ses forces vives, pul­sion­nelles. En un mot, il ne se sent plus. A. Green rap­porte cette dis­jonc­tion radi­cale à une faille au sein de la cel­lule pri­mor­diale de la repré­sen­ta­tion (cité par Smad­ja, 2004, p. 1257). Cel­lule com­po­sée de l’investissement issu du soma et des pre­mières traces per­cep­tives. Cette déliai­son extrême, d’origine trau­ma­tique, se situe au-delà du refou­le­ment. Nous allons en cher­cher la trace au niveau du double retour­ne­ment qui, comme S. Freud l’a défi­ni, est le pre­mier des­tin pul­sion­nel (Freud, 1915c, p. 163).
Le pro­ces­sus de qua­li­fi­ca­tion de l’affect, dans sa phase inau­gu­rale, requiert une aide exté­rieure. La décharge de la ten­sion interne inhé­rente aux besoins vitaux entraine des modi­fi­ca­tions dans le corps, mais n’apporte aucun sou­la­ge­ment. Au mieux, ces modi­fi­ca­tions ont une valeur expres­sive pour l’objet et sa réponse adap­tée apporte la satis­fac­tion atten­due. Celle-ci s’accompagne d’un affect de plai­sir vécu au contact de l’objet. Notons au pas­sage que l’affect de plai­sir intègre néces­sai­re­ment la part de déplai­sir qui a moti­vé l’intervention secou­rable.

Cette expé­rience de satis­fac­tion dote les traces per­cep­ti­vo-motrices liées à la pré­sence de l’objet d’une valeur attrac­tive. Dès lors, la voie est ouverte pour que la décharge sui­vante inves­tisse les traces de la satis­fac­tion pré­cé­dente et l’image mné­sique de l’objet qui lui est asso­ciée. La satis­fac­tion est hal­lu­ci­née jusqu’à la pro­chaine ren­contre effec­tive avec l’objet. Si ce der­nier ne se pré­sente pas suf­fi­sam­ment confor­mé­ment à ce qui est atten­du pour main­te­nir un conti­nuum d’investissement, l’affect de plai­sir ne tarde pas à se chan­ger en son contraire : du déplai­sir. Au-delà d’un cer­tain seuil, que S. Freud qua­li­fie d’expérience vécue de dou­leur (Freud, 1950c 1895, p. 628), la ten­sion interne, exces­sive, bar­rant toute pos­si­bi­li­té de plai­sir, désor­ga­nise les pre­mières repré­sen­ta­tions objec­tales. L’image mné­sique de l’objet hos­tile asso­ciée à cette expé­rience dou­lou­reuse est dés­in­ves­tie dura­ble­ment ; seules sub­sistent des traces per­cep­ti­vo-motrices éparses. La décharge emprunte de nou­veau les voies courtes, per­cep­tives, motrices ou soma­tiques et ins­taure une solu­tion de conti­nui­té dans le pro­ces­sus de qua­li­fi­ca­tion de l’affect. Charge à l’objet de relier ce qui a été délié, de réta­blir le contact avec le sujet et du sujet avec lui-même. Bref, de faire en sorte qu’il se sente mieux, dans les deux sens du terme. Nous y revien­drons à pro­pos du tra­vail de l’analyste.

Double retour­ne­ment et inté­rio­ri­sa­tion de l’objet
Le pre­mier cas de figure cité plus haut, le plus acces­sible au trai­te­ment psy­cha­na­ly­tique clas­sique, sup­pose que le pro­ces­sus de qua­li­fi­ca­tion de l’affect a été inté­rio­ri­sé. Il ne dépend plus de la pré­sence réelle de l’objet. Un objet a été inté­rio­ri­sé et tra­duit en sen­sa­tions la charge éner­gé­tique de la pul­sion, comme le fai­sait pré­cé­dem­ment l’objet pri­maire. Nous dirons, à la suite d’A. Green que le sujet se traite comme il a été trai­té, son propre corps se sub­sti­tuant au monde exté­rieur (Green, 1966–1967, p. 126). Il fait réfé­rence au deuxième temps (b) du double retour­ne­ment pul­sion­nel, auto-éro­tique, durant lequel la pul­sion se détache de l’objet du besoin pour inves­tir les zones éro­gènes qui étaient en contact avec celui-ci. Au cours de ce temps auto, du fait du retour­ne­ment sur le corps propre et du ren­ver­se­ment de l’activité en pas­si­vi­té, le sexuel s’émancipe du vital sur lequel il s’étayait au temps pré­cé­dent (a) (Laplanche, 1970, p. 149). Il reste que ce temps moyen réflé­chi comme le nomme S. Freud (Freud, 1915c, p. 175) est nar­cis­sique, c’est-à-dire sans objet.

Le troi­sième temps © du double retour­ne­ment par­achève le pro­ces­sus réflexif en l’objectalisant, étant enten­du que l’objet désor­mais recher­ché n’est pas le même que celui qui a été ini­tia­le­ment per­du. L’un était visé par le besoin ; l’autre l’est par la pul­sion sexuelle. L’un pré­cède la dif­fé­ren­cia­tion moi / non-moi ; l’autre s’inscrit dans une dia­lec­tique de sépa­ra­tion et de reliai­son : seule­ment dedans, aus­si dehors (Botel­la, 2001, p. 127). Le seule­ment dedans relève de l’auto-perception et inau­gure les capa­ci­tés de trans­for­ma­tion de la part quan­ti­ta­tive de la pul­sion en sen­sa­tions, en les asso­ciant à un scé­na­rio fan­tas­ma­tique. D.W. Win­ni­cott pose comme fon­da­teur de ce pro­ces­sus d’introjection la sur­vi­vance de l’objet à la des­truc­ti­vi­té (Win­ni­cott, 1971b, p. 126 & sui­vantes). Nous allons y reve­nir.

Jusqu’ici, nous avons envi­sa­gé le double retour­ne­ment sous l’angle des pul­sions sexuelles dans leur oppo­si­tion aux pul­sions d’auto-conservation et le des­tin de l’affect dans son accès à la conscience comme moda­li­té de contact du sujet avec lui-même. Après 1920, S. Freud fait l’hypothèse d’affects incons­cients (sen­ti­ment incons­cient de culpa­bi­li­té ou besoin de puni­tion, Freud, 1924c, p. 18 & 21) qui pose le pro­blème de la réflexi­vi­té selon une nou­velle pers­pec­tive : celle de la dif­fé­ren­cia­tion des ins­tances de l’appareil psy­chique à par­tir de la dua­li­té pul­sions de vie / pul­sions de mort. En deuxième topique, la capa­ci­té d’auto-observation du moi est dévo­lue au sur­moi.

Repre­nons le double retour­ne­ment en nous cen­trant sur le des­tin de la pul­sion de mort. Au temps a, la plus grande part de la des­truc­ti­vi­té, celle qui n’est pas intri­quée par le maso­chisme éro­gène, est pro­je­tée sur l’objet sous la forme de pul­sion d’agression, afin de pro­té­ger le moi imma­ture de l’auto-destruction. Au temps b, l’opposition du monde exté­rieur à l’exercice de cette vio­lence sur l’objet impose un aban­don de ce der­nier qui est rem­pla­cé par la per­sonne propre. Le retour­ne­ment sur soi de la pul­sion d’agression conduit à un cli­vage rela­tif du moi qui est à l’origine du sur­moi (Rosen­berg, 1989, p. 131). Le sur­moi devient le dépo­si­taire de la des­truc­ti­vi­té réin­tro­jec­tée. La des­truc­ti­vi­té ini­tia­le­ment déri­vée sur l’objet est main­te­nant pro­je­tée dans le sur­moi, réa­li­sant une pro­jec­tion externe au moi mais interne à l’appareil psy­chique (Ibi­dem, p. 132).

Le sur­moi entre­tient avec le moi dont il s’est scin­dé les mêmes rela­tions d’agression que le moi entre­te­nait avec l’objet. Le moi actif au temps a devient pas­sif dans le temps b du double retour­ne­ment et est sou­mis au sadisme du sur­moi. B. Rosen­berg rap­pelle que ce temps est sans objet. Ce n’est pas le temps du maso­chisme mais celui du sen­ti­ment incons­cient de culpa­bi­li­té ou auto-sadisme (Rosen­berg, 1982, p. 46). À la rigueur, on pour­rait par­ler de maso­chisme com­por­te­men­tal. Terme qui convien­drait bien à notre deuxième cas de figure.

Le temps c du double retour­ne­ment sera celui du maso­chisme pro­pre­ment dit (maso­chisme moral), qui se carac­té­rise par la recherche d’une hété­ro-puni­tion, objec­ta­li­sée et favo­ri­sant l’intrication pul­sion­nelle. Hété­ro-puni­tion qui sera sup­por­tée par le père œdi­pien. On conçoit que la culpa­bi­li­té soit désor­mais sus­cep­tible d’être intro­jec­tée. Ulté­rieu­re­ment, elle pour­ra se trans­for­mer en angoisse dès lors que la repré­sen­ta­tion qui lui était atta­chée a été refou­lée. On retrouve ici, notre pre­mier cas de figure.
En deuxième topique, le sur­moi s’inscrit en tiers entre le moi et le ça, dans le sens où il consti­tue une ligne de défense, une force d’intrication sup­plé­men­taire contre la des­truc­ti­vi­té, les deux pré­cé­dentes étant le maso­chisme éro­gène et la pro­jec­tion sur l’objet. Aus­si, tout pro­ces­sus de liai­son / déliai­son / reliai­son entre affect et repré­sen­ta­tion au sein du moi se déroule-t-il sous la super­vi­sion du sur­moi.

Les moda­li­tés du pro­ces­sus réflexif
Le pro­ces­sus réflexif, dont nous venons d’exposer les grandes lignes, se décline selon divers moda­li­tés : se sen­tir, se voir et s’entendre (Rous­sillon, 2008, p. 8). Chaque niveau est une res­sai­sie du pré­cé­dent, en com­men­çant par la pos­si­bi­li­té de s’auto-affecter (se sen­tir) que nous avons détaillée ci-des­sus. Se voir ren­voie à l’intériorisation du miroir du visage mater­nel (Win­ni­cott, 1971a) et à la fonc­tion auto-obser­vante du sur­moi. Quant à s’entendre, c’est le degré le plus ache­vé de réflexi­vi­té. Il se déploie dans le jeu de la liai­son / déliai­son / reliai­son entre repré­sen­ta­tions de chose et repré­sen­ta­tions de mot.

La capa­ci­té de l’enfant ou de l’adolescent à jouer sur les dif­fé­rents registres de la réflexi­vi­té est déter­mi­nante dans le choix du cadre thé­ra­peu­tique et dans la conduite de la cure. De les aider à démê­ler les conflits incons­cients à l’origine de leurs dif­fi­cul­tés ne pose pas de pro­blème tech­nique majeur pour cer­tains. Ils ont déjà une vie psy­chique inté­rio­ri­sée qui s’exprime sur un plan sym­bo­lique et le tra­vail peut se dérou­ler dans un cadre clas­sique. Avec d’autres, au contraire, la tâche est plus ardue car ils pré­sentent ce que l’on pour­rait appe­ler un défaut d’intériorité (second cas de figure). Leurs inté­rêts semblent entiè­re­ment tour­nés vers le monde exté­rieur. Ils vivent dans l’actuel et l’immédiateté. L’expression agie de leurs conflits met à l’épreuve les moda­li­tés habi­tuelles de trai­te­ment. À défaut d’être men­ta­li­sés, ils sont expor­tés sur la scène rela­tion­nelle. La ten­sion ne résulte plus de l’opposition entre des mou­ve­ments psy­chiques incon­ci­liables ; elle tend à s’instaurer entre l’enfant et son ana­lyste qui devient le dépo­si­taire de la part inéla­bo­rée du conflit. Le cadre-même des séances peut être mis à mal, comme pour véri­fier la péren­ni­té de l’environnement.

Là où nous en sommes de notre déve­lop­pe­ment, il appa­raît que l’intérêt de l’enfant pour son fonc­tion­ne­ment psy­chique peut être bar­ré plus ou moins dura­ble­ment selon la qua­li­té des expé­riences vécues anté­rieu­re­ment. Celles qui sont satis­fai­santes favo­risent le contact avec soi-même ; les expé­riences dou­lou­reuses sont un repous­soir dif­fi­cile à sur­mon­ter. D’autant plus dif­fi­cile à sur­mon­ter que les expé­riences trau­ma­tiques ont été pré­coces et répé­tées.

Le psy­cha­na­lyste et les équipes soi­gnantes doivent alors faire preuve d’habileté tech­nique et inven­ter des cadres de tra­vail qui ne confrontent pas direc­te­ment à leurs failles ces patients par­ti­cu­liè­re­ment étran­gers à leur fonc­tion­ne­ment psy­chique. Ce serait cou­rir le risque de ren­for­cer leur fuite en avant et de les éloi­gner un peu plus de leur monde interne.

Le des­tin de la des­truc­ti­vi­té est ici au pre­mier plan. L’enjeu pre­mier du trai­te­ment sera de per­mettre la pro­jec­tion de cette des­truc­ti­vi­té (temps a du double retour­ne­ment). Lorsque pour le sujet, la sur­vi­vance de l’objet est incer­taine les attaques portent sur le cadre (l’environnement), afin de s’assurer de sa soli­di­té. Autant que faire se peut, nous choi­si­rons un cadre qui plie mais ne rompt pas et qui per­met la dif­frac­tion de la vio­lence sur plu­sieurs objets. Nous pen­sons au tra­vail ins­ti­tu­tion­nel, aux petits groupes ou au psy­cho­drame. Un trai­te­ment indi­vi­duel est envi­sa­geable, à condi­tion d’être par­ti­cu­liè­re­ment conte­nant. Nous en don­ne­rons un bref aper­çu.

Quant à la tech­nique, elle consis­te­ra à lier et relier libi­di­na­le­ment la des­truc­ti­vi­té à l’œuvre au sein de la rela­tion trans­fé­ren­tielle, en se posant comme objet d’adresse de cette vio­lence pro­je­tée et en y sur­vi­vant. Sur­vivre, comme dit D.W. Win­ni­cott, c’est ne pas appli­quer de repré­sailles (Win­ni­cott, 1971b, p. 127) : tenir le cadre, main­te­nir une capa­ci­té de rêve­rie (Bion, 1962, p. 54) mal­gré la force de la com­pul­sion de répé­ti­tion. Ce qui est en jeu, c’est de créer les condi­tions du temps c du double retour­ne­ment, à savoir l’intériorisation d’un objet favo­ri­sant le pro­ces­sus d’introjection pul­sion­nel.

Vignette cli­nique
Atti­la est un pré­ado­les­cent qui, dès le pre­mier entre­tien, noir­cit mes feuilles de croix gam­mées. Il m’investit sans détour d’une grande vio­lence et semble ne pas per­ce­voir l’angoisse qui trans­pire par tous les pores de sa peau. Durant de longs mois d’une psy­cho­thé­ra­pie inten­sive, il se tient à dis­tance des­si­nant des scènes de guerre en me tour­nant le dos. Lorsque je trouve l’opportunité de tra­duire ses pro­duc­tions comme une adresse qui m’est faite, Atti­la m’inclut au cœur de son champ de bataille. Je trans­forme pro­gres­si­ve­ment ce pre­mier contact en jeu psy­cho­dra­ma­tique. Atti­la se colle à moi. La répé­ti­ti­vi­té des scé­na­rios explo­sifs, mal­gré mes petites varia­tions, peine à conte­nir sa désor­ga­ni­sa­tion. Atti­la est sou­mis à un régime de ten­sion / décharge qu’aucun sur­plomb de sa part et qu’aucune de mes inter­ven­tions ne viennent tem­pé­rer. Épui­sé, ma capa­ci­té de rêve­rie à bout de souffle, je finis par mettre un terme à ce jeu trop exci­tant.

Photo@Léopoldine LaluLa sépa­ra­tion que je lui impose a pour consé­quences des attaques du cadre : retards, absences, pique-niques en séance. Atti­la accu­mule les pro­vo­ca­tions que j’interprète comme des ten­ta­tives de me faire par­ta­ger son insé­cu­ri­té inté­rieure, alors qu’il ne trouve pas en lui les res­sources néces­saires pour déployer une acti­vi­té de rêve­rie de quelque ordre que ce soit. Échec du temps b du double retour­ne­ment. Paral­lè­le­ment, il met à feu et à sang son envi­ron­ne­ment fami­lial et sco­laire. Les sanc­tions qu’il s’attire ne font qu’alimenter son sen­ti­ment de per­sé­cu­tion. Ce maso­chisme com­por­te­men­tal paraît être la solu­tion qu’il a trou­vée pour ne pas perdre contact avec des objets mal inté­rio­ri­sés. Nous sommes bien loin de la recherche d’un père œdi­pien.

Et pour­tant, dans ce contexte chao­tique, après deux années de trai­te­ment, je l’entends un jour me dire : « hier au col­lège, j’avais envie de faire une bêtise, mais je me suis dit que j’allais avoir des ennuis ! » Preuve s’il en est qu’une petite voix, en lui, com­mence à rem­plir une fonc­tion réflexive. S’inaugure alors la pos­si­bi­li­té de tier­céi­ser son régime pré­valent de ten­sion / décharge. Quelques temps après cette réflexion, à la veille des grandes vacances, Atti­la me fait part de ses inter­ro­ga­tions concer­nant ma vie pri­vée et mes occu­pa­tions esti­vales. Cette ten­ta­tive d’élaboration du fan­tasme de scène pri­mi­tive ouvre la voie à un trai­te­ment psy­chique de son exci­ta­tion pul­sion­nelle débor­dante et dévas­ta­trice. Autre­ment dit, il est au seuil d’une pen­sée réflexive.

Une éla­bo­ra­tion plus détaillée de cette cure a été publiée sous le titre « Ten­ta­tives d’intériorisation d’un sur­moi chez un pré­ado­les­cent en psy­cho­thé­ra­pie » dans la der­nière Mono­gra­phie du Centre Alfred Binet, parue en juin 2016. L’ensemble des textes expo­sés lors de la 47ème jour­née de tra­vail du Centre Alfred Binet (décembre 2014) et des articles sup­plé­men­taires y ont été regrou­pés. Voi­ci le lien qui per­met d’y accé­der :
http://www.inpress.fr/project/comment-interesser-lenfant-a-son-fonctionnement-psychique/

Pierre DENIS

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