Dominique Tabone-Weil est psychiatre et psychanalyste, membre titulaire de la SPP.
Incertitude pandémique
Ne pas savoir de quoi demain sera fait. Ou bien, apprendre à l’occasion de circonstances inhabituelles et dramatiques, qu’en réalité on ne le sait jamais, mais qu’on l’oublie, comme on oublie la plupart du temps qu’on est mortel … alors que c’est la seule certitude dont nous disposons. Nous sommes nés un jour. Nous serons morts un jour. A l’instant où j’écris je suis vivante. Tout à l’heure, demain, qui sait.
Le sentiment d’incertitude est souvent invoqué comme un des facteurs des plus déstabilisants en ces temps troublés par la pandémie de Covid. Il concerne l’essentiel et le futile. Il est source d’anxiété, d’irritation défensive, voire de dépression. Ou tout au moins sa responsabilité est-elle invoquée dans ces symptômes. Relayé par la grande caisse de résonnance médiatique, il est au premier plan des plaintes et des récriminations. On ne sait plus où, quand ni si on va partir en vacances, si on ne sera pas la semaine prochaine au fond d’un lit de réa, s’il faut maintenir le dîner familial du 24 décembre, si les grands-parents survivants de la première vague doivent rester chez eux ou bien venir à la maison où les petits-enfants, nouveaux vecteurs potentiels du virus, toussent, mouchent, éternuent comme tous les hivers, mais de façon beaucoup plus menaçante. On ne sait pas si le passe sanitaire montré par le voisin est un vrai ou un faux, on ne sait pas si on doit mettre les masques ou pas pour la séance de thérapie, on ne sait pas exactement ce qui est raisonnable ou pas, si on en fait trop ou pas assez, (vous avez le gel hydro alcoolique, là, si vous voulez bien, à moins que vous n’ayez le vôtre et que vous préfériez…), on ne sait pas si on doit dire quelque chose ou pas, quand à l’entrée du magasin la plupart des gens ignorent superbement la bouteille mise à leur disposition, on ne sait pas si le cours, la conférence, le séminaire seront en visio ou en présentiel, on ne sait pas quelles seront les prochaines mesures ni si elles sont les bonnes, on ne sait pas si financièrement ça va tenir, on ne sait pas si on va finir par se sortir de cette p… de glu d’épidémie, qui semble prendre un malin plaisir à sortir tous les quelques mois un nouveau variant qui fait remonter les courbes de façon exponentielle, alors qu’on commençait tout juste à s’autoriser un début de soulagement au vu des chiffres de l’été et de l’automne…
On ne sait même pas si c’est la fin du monde ou juste un hoquet dans l’histoire de l’humanité, un avant-goût de la grande catastrophe écologique annoncée ou une épidémie comme il y en a déjà eu tant et jusqu’à il n’y a pas si longtemps.
« A moins d’être un crétin on meurt toujours dans l’incertitude de sa propre valeur et de celle de ses œuvres »
(Flaubert, correspondance Louise Colet, 1942).
L’idée que bien vivre c’est se préparer à mourir n’est pas nouvelle. C’est ce que reprennent les spécialistes du psychotraumatisme quand, à partir d’une notion bien connue des psychanalystes, ils parlent de l’impréparation comme condition du trauma. Ainsi font également les spécialistes en communication, appliquant les consignes des spécialistes du stress, ce qui nous permet de voir quand on prend le métro ou le bus par exemple, si le prochain va arriver dans trois ou six minutes et s’il est ou non retardé. L’incertitude en soi serait- elle de l’ordre de ce mini traumatisme qu’est le stress ? En tous les cas nous n’aimons pas ne pas savoir et nous n’avons probablement jamais aimé. Mais il est clair aussi que nous n’avons jamais su et que nous ne savons ni ne saurons jamais grand-chose à propos de beaucoup de points essentiels. En tous les cas pas de façon certaine.
L’incertitude de la vie n’est-elle pas, comme la certitude de la mort, une notion que nous passons notre temps à refouler et à ignorer pour pouvoir vivre sans trop d’angoisse ?
Rapprocher les deux peut donner à penser que se plaindre de l’incertitude de l’avenir qui est un truisme, pourrait paradoxalement être une de ces ruses que nous aimons bien, malgré leur peu d’efficience : puisque l’avenir est tellement incertain, alors secrètement ne peut-on pas se bercer de l’idée que la mort l’est aussi ?
A moins que, plus profondément encore, ce ne soit à l’incertitude de ce qu’est réellement la mort que notre angoisse nous renvoie ?
Incertitude et « TOC »
En psychiatrie il y a ce qu’on appelait autrefois la « folie du doute ». C’est l’incertitude exponentielle de l’obsessionnel, aujourd’hui devenu quelqu’un « qui a des TOC ». Si certains y voient une erreur mentale à corriger ou à traiter par des médicaments, les analystes y verraient plutôt l’expression d’une ambivalence excessive et non « intégrée ». Une ambivalence bien tempérée ou intégrée ne se manifeste pas par des oscillations épuisantes, ni par des vérifications incessantes qu’on peut voir comme témoignant de cette même ambivalence : vérifier dix fois si on a bien éteint le gaz, si on n’a pas par erreur ajouté du verre pilé à la bouillie de son bébé, oublié de mettre le frein de la poussette en haut d’une pente avant de la lâcher pour fouiller dans son sac et vérifier qu’on n’a pas laissé ses clefs sur la serrure de la porte d’entrée, peut, si on pense en analyste, témoigner de la peur panique devant ses propres désirs destructeurs : envoyer tout au diable, faire sauter la baraque, se débarrasser des responsabilités du quotidien… ce dont on peut rapprocher les phobies d’impulsions si terrifiantes pour celui qui les éprouve – prendre le couteau à découper pour égorger l’être cher par exemple ou jeter son chat bien-aimé par la fenêtre, comme le bébé avec l’eau du bain.
L’incertitude par rapport à ses propres sentiments, tant qu’on n’a pas apprivoisé les démons qui peuplent notre inconscient, soit nos propres désirs meurtriers et/ou incestueux, naît de leur méconnaissance et de leur contre investissement permanent dont le côté compulsif, excessif, signale la fonction illusoirement conjuratoire. C’est le trop qui désigne son inverse caché. Trop d’inquiétude, trop de sollicitude, trop de vérifications, trop de doutes et d’intranquillité. Cette folie du doute transforme la vie quotidienne en un enfer qui pourrait bien, faisant d’une pierre deux coups, être aussi la punition pour les désirs coupables dont l’accès à la conscience est refusé.
Mater semper certa est et pater semper incertus ?
À une époque où les fonctions paternelle et maternelle sont remises en question, où PMA, GPA et autres acrobaties procréatrices moins sexy que celles du Kama Sutra mais dans certains cas plus opérationnelles, créent des situations inédites, le droit romain se voit pas mal bousculé et les amendements ou aménagements de la loi ainsi que les jurisprudences ne sont pas forcément faciles à suivre.
Mater d’une part peut devenir incerta, tandis que loin de l’élégance du pater is est*, qui considérait avant tout l’intérêt de l’enfant et le fait qu’il puisse être accueilli dans la famille où il naissait même si quelque amant était passé par là, l’irréfutabilité de la preuve par l’ADN vient aussi changer la donne. Une aura de malveillance me semble entourer cet irréfutable ADN.
Certes, l’amant insouciant et souvent adultère qui naguère pouvait en toute irresponsabilité semer des embryons dont le père resterait à jamais inconnu et la mère à jamais en galère, est amené à y réfléchir à deux fois avant de folâtrer et il n’y a pas de quoi pleurer sur son sort. Mais l’assignation traîtresse à paternité est une tentation à laquelle certaines femmes ne résistent pas, faisant d’un amant imprudent ou crédule un père malgré lui, certus pater qui devra passer devant les juges et l’assumer toute sa vie. De même le mari suspicieux pourra-t-il prouver que tel bébé n’est pas de son sang, et d’incertus pater aux larges épaules, passer au rang de certus non pater triomphant d’avoir fait reconnaître son bon droit. M’skin dirait-on en arabe – un pauvre de lui à l’origine du français mesquin.
Incertitude de sexe, incertitude de genre.
Pour le féminisme radical, l’incertitude touche aussi les fonctions. Qui doit allaiter ? Papa ou maman ? Est-ce juste que ce soit maman qui porte le bébé dans son ventre ? Non c’est injuste. Mais aux dépens de qui se fait cette injustice ? De la mère qui assume la charge de la grossesse et les douleurs de l’accouchement, l’aliénation du maternage, les vergetures, les crevasses et l’affaissement des seins ? Ou du père qui n’a pas le droit à la joie et à la fierté de la grossesse, au plaisir partagé de l’allaitement, à la fusion délicieuse des commencements, à la passion amoureuse et partagée de la maternité ? Encore des incertitudes, même au sein de la certitude qu’il y a forcément un préjudice et que quelqu’un est coupable.
Difficile de trancher pourrait-on dire aussi. Et on peut probablement le dire, parce que l’angoisse de castration est partout, dès qu’une différence apparaît. Ce qui est (presque) certain c’est que si cette angoisse est trop forte, toute différence devient insupportable tandis que l’envie fait rage, ainsi que le sentiment permanent de préjudice. Regarder dans l’assiette de l’autre pour voir s’il n’a pas quelque chose en plus devient une occupation essentielle. D’autant qu’il y a toujours quelque chose en plus ou en moins ou surtout quelque chose d’autre et que le résultat paradoxal de la bien-pensance militante, est que c’est la différence qui devient un scandale. L’altérité en quelque sorte. Y aurait-il chez nos idéologues véhémentes quelque problème d’individuation séparation, quelque carence inélaborable à l’origine, la nostalgie torturante d’une symbiose jamais vécue ?
Dans un séminaire portant sur les problèmes liés à cette autre pandémie qu’est celle de l’incertitude du genre, s’exprimant sous la forme d’une certitude-conviction que le genre n’est qu’une assignation despotique sans fondement, (on se demande les intérêts de qui cela est supposé servir) était soulevée récemment la question de savoir si cet acharnement à dédifférencier père et mère, cette homogénéisation visant à faire finalement du couple quelque chose d’aussi méconnaissable et dénaturé que la nourriture d’un plateau repas dans un avion (tout a le même goût et la même consistance) n’était pas à l’origine de la demande exponentielle de changement de sexe de la part d’enfants ou d’adolescents probablement en grande difficulté pour d’autres raisons.
Un des points de départ de la question du genre a pu concerner une véritable incertitude, celles des bébés intersexués, à qui il a été considéré pendant longtemps qu’il fallait en effet assigner un sexe, voire procéder à une chirurgie irréversible. Il est frappant de constater que partant de cette situation très rare et à partir d’une contestation de la violence chirurgicale et/ou symbolique faite à certains bébés sans leur demander leur avis et pour cause, on en vient au nom de la liberté, à revendiquer pour des enfants pas plus en mesure de décider quoi que ce soit, des interventions chimiques, hormonales ou chirurgicales, irréversibles elles aussi, c’est-à-dire à fabriquer de toutes pièces de nouvelles potentielles tragédies.
Le bistouri et les hormones viennent à la rescousse des atermoiements anxiogènes de l’incertain que celui-ci concerne notre anatomie ou bien nos désirs et fantasmes et en quelque sorte ce qu’ils peuvent avoir de douteux. Dans le doute, tranchons !
On remarquera au passage que la demande de changement de sexe, traitée de façon opératoire, semble alimenter un business de plus en plus florissant et prometteur, tant sur le plan idéologique que sur le plan financier – et que la réponse prétendument compréhensive et appropriée à la revendication d’un choix libre de son propre sexe est une réponse au sens propre concrètement castratrice.
Il est à noter que ce qu’on appelle la castration, sur le plan psychique cette fois, n’est pas le résultat d’un coup de bistouri ou d’une imprégnation hormonale, et qu’il ne s’agit pas non plus de l’absence de pénis de la fille qui serait châtrée, ce qui correspond à une théorie sexuelle infantile opposant le phallique (celui-qui‑a) et le châtré (celle-qui-n’a-pas), que l’on prend parfois pour une théorisation analytique. Il s’agirait plutôt de la prise de conscience douloureuse à travers la découverte de la différence des sexes et de celle des générations, de l’impossibilité d’être, d’avoir ou de faire tout à la fois. Le résultat possiblement heureux de la traversée de cette épreuve lorsqu’elle est assumée, est de pouvoir découvrir aussi que nos limites ne sont pas seulement des contraintes ou un emprisonnement, mais le cadre protecteur que nous offre la réalité pour y déployer notre liberté créatrice – et que le no limit n’est autre que l’expression d’un dérèglement maniaque, au sens psychiatrique du terme. Cela consiste entre autres à faire avec la réalité de la différence des sexes et du sexe qu’on a, lequel, quels que soient les travestissements qu’on lui fait subir, restera inchangé.
On parle beaucoup aujourd’hui de « graver dans notre ADN » tel ou tel principe ou apprentissage. Mais dans notre ADN, d’une part on ne peut rien graver de plus que ce qui est inscrit depuis notre conception, et d’autre part, ce qui y est gravé c’est la différence des sexes. La bisexualité psychique par contre, permettant toutes les variations possibles sur le thème de la féminité et de la masculinité et de leur entrelacement en chacun, peut être vue comme un de nos acquis les plus précieux et la source d’une immense richesse relationnelle et créatrice. On peut penser qu’elle est gravement en défaut chez les enfants qui demandent à changer de sexe, à une période de leur existence où ce qu’ils attendent est probablement plus une écoute et un accueil de leurs incertitudes pour les aider à les élaborer, qu’un coup de bistouri pour les trancher.
Incertitude du souvenir, incertitude du consentement. #Metoo, #Metoo inceste et autres#
Cette incertitude quant à nos désirs et fantasmes se retrouve également dans la vague #Metoo et Metoo inceste. Freud pour avoir imprudemment révisé sa neurotica, se retrouverait une fois de plus au pilori d’avoir supposé que ses patientes ne pouvaient pas avoir toutes été victimes d’abus ou d’inceste, ce qui l’avait conduit en son temps à penser qu’il n’y a pas d’indice de réalité dans l’inconscient, ce qui est une incertitude de taille, à laquelle on a affaire tous les jours, s’agissant de démêler ce qui est du fantasme et ce qui est de la réalité, les deux s’entremêlant le plus souvent de façon très étroite. Ce n’est pas un scoop de dire qu’il n’y a pas qu’une seule façon de raconter une histoire et que nous percevons ce que nous appelons la réalité de façon subjective.
Deux sortes d’incertitudes sont alors en jeu, celle du souvenir, du rapport entre la réalité historique et la réalité psychique, quand il s’agit de faits remontant à la petite enfance et celle du consentement dans certaines des situations dénoncées par Metoo – ce que le livre de Vanessa Springora Le consentement cherche à explorer.
La révision de la neurotica a amené Freud à faire l’hypothèse que la sexualité existe dès la toute petite enfance, que le complexe d’Œdipe est une tempête passionnelle que chaque petit être humain en proie à ses désirs contradictoires incestueux et meurtriers pour chacun de ses parents, doit traverser et résoudre pour devenir un adulte possiblement heureux. Au passage, il montrera que l’être humain se constituant psychiquement à travers les amours et les identifications liées aux premiers temps de sa vie, est psychiquement bisexuel (battant en brèche les théories organicistes de Fliess). C’est à partir de ses propres souvenirs d’enfant qu’il a envisagé l’œdipe comme constitutif du psychisme humain, avec sa double polarité conflictuelle et son background d’ambivalence, de jalousie, d’envie et de culpabilité. La peur du châtiment pour les fantasmes coupables (et la masturbation qui y est reliée) y articule la confrontation à la castration, autre épreuve structurante au cœur de la vie psychique humaine pour toute l’existence qui suivra.
Il n’est pas question de nier que le viol, le forçage, le harcèlement et l’abus sexuels existent, sont courants, banalisés et restent souvent impunis. Il n’est pas question d’oublier le silence complice, la complaisance, le déni qui ont protégé pendant des siècles les violeurs, les cruels mentaux et les assassins d’épouses insoumises ou d’amantes infidèles. La haine contre les femmes parcourt les siècles, probable avatar de la dépendance et de la passion des êtres tous nés d’une femme que nous sommes. Mais face à une vague de dénonciations, lynchages, règlements de comptes ultra médiatisés et condamnations sans appel par des justiciers et justicières autoproclamés, de prendre le temps de réfléchir sur ce qui est en jeu pour les victimes de ces abus – et à la grande variété de situations que recouvre ce terme d’abus. Tout en espérant que la violence haineuse de la part des femmes cette fois, n’est qu’un transitoire extrême dans un mouvement de balancier historique.
L., jeune femme fragile mais habituellement audacieuse et déterminée, me raconte au moment de #balance ton porc, une histoire dans laquelle elle a suivi chez lui un de ses récemment ex-amants, s’est allongée avec lui sur son lit, pour fumer du cannabis et s’est fait dit-elle violer alors qu’elle avait clairement dit non à ses avances. De fait, aucune violence physique, mais un non verbal pas pris en considération. Porc balancé, ça va mieux après. On peut se demander ce qui est balancé dans ce genre de conjoncture. Il n’est pas inutile de noter que L. se considère par ailleurs comme une libertine et on peut s’interroger les origines de ce choix – comme sur celles de tous les comportements sexuels « débridés », qui pour être banalisés (à l’instar des comportements de harcèlement) n’en sont pas moins complexes.
M., jeune femme intelligente, belle, cultivée et « sexuellement libérée » accepte de se rendre un soir chez son patron beaucoup plus âgé qu’elle, qui la poursuit de ses assiduités depuis des mois et qui, dit-elle, ne lui plaît pas. Elle boit plus que de raison, se plie à toutes ses demandes tout en disant et redisant non, jusqu’à se retrouver nue dans son lit avec lui. Après cette expérience paradoxale qui la remplit de dégoût, elle se sent abusée, victime d’une violence inacceptable, même si faute de vigueur suffisante, le piètre séducteur s’est retrouvé en berne et n’a « rien fait ». J’étais sous emprise dit-elle. Comme L.
Dans son interview sur Mediapart, Adèle Haenel a cette phrase curieuse à propos de son abuseur Christophe Ruggia : » Je suis désolée que ce soit tombé sur lui » dit-elle. Bien sûr Adèle Haenel n’est pas ma patiente et elle me demande pas d’interpréter ce qu’elle dit. Mais ses déclarations étant publiques et ayant bénéficié d’une très large audience, je pense que ce n’est pas abusif de partager les pensées qui me viennent à partir de ce que j’entends avec mon oreille d’analyste. Que quoi soit tombé sur lui ? De quoi parle-t-elle à travers cette étrange formule ? La petite fille d’autrefois aurait-elle vécu quelque chose qui se retrouverait massivement projeté dans la situation d’abus avec un homme plus âgé ? Un peu plus tard, autre surgissement étrange, elle nous parle de la lettre qu’elle a écrite à son père qui (peut-être ne la croyait-il pas ?) pensait qu’elle devait se taire. Que vient faire le père dans cette histoire ? peut-on se demander. Pourquoi lui écrire à lui et parler micro en main à des millions de spectateurs fascinés, de cette lettre ? Ce ne sont que des hypothèses bien sûr, pas des affirmations. Mais ne peut-on pas imaginer qu’elle lui parle de quelque chose qui le concerne, lui ? Quelque chose qu’il aurait fait, autrefois ? Ou qu’elle aurait fantasmé ? Est-ce de sa déception et de son dépit œdipien qu’elle lui/nous parle ? Désolée Christophe Ruggia, j’avais des comptes à régler avec papa, vu qu’il n’y a pas d’indice de réalité dans l’inconscient, on ne sait pas si c’est du fantasme ou de la réalité mais voilà c’est comme ça et vraiment, désolée que ça soit tombé sur toi. Bien sûr, le Ruggia en question aurait mieux fait de réfléchir et de se contrôler au lieu de tomber dans le panneau de ses propres démons et de la séduction de cette jeune fille qu’il a pris pour sa chose. Tant pis pour lui et il ne s’agit pas de pleurer sur son sort. Mais restent, comme des éléments d’une énigme, ce « je suis désolée que ce soit tombé sur lui » et cette lettre au père dont il était si impératif de parler…
Toujours dans le monde du showbiz, et selon Wikipédia (article sur Metoo) Asia Argento autre égérie du mouvement Metoo, non seulement a été la maîtresse de Weinstein pendant cinq ans après l’abus dont elle l’a accusé (elle n’était pas consentante dit-elle cependant à propos de ces cinq ans) mais en outre ayant été elle-même accusée de harcèlement sexuel sur la personne d’un jeune acteur mineur, a « convaincu » celui-ci de retirer sa plainte, contre une somme de plusieurs centaines de milliers de dollars. Difficile de vérifier les sources, mais cela ne semble pas avoir été contesté.
Ce sont des exemples parmi beaucoup d’autres.
Ce qu’ils ont de commun outre le fait d’être troublants, c’est que dans tous les cas, on se trouve devant des situations d’une extrême complexité, souvent paradoxales, que la sauvagerie des règlements de compte médiatiques et la violence idéologique militante, interdisant tout questionnement et tout débat, ne permettent absolument pas d’aborder.
Il est probable que dans chacun de ces cas on pourra retrouver une petite fille abusée qui n’a pas su/pu dire non, qui a été ou tout aussi bien s’est sentie sous l’emprise psychologique ou sexuelle d’un adulte et qui revit aujourd’hui, adulte, cette situation passée. Faut-il pour autant traiter la réalité de la situation entre adultes de la même façon que la situation d’autrefois qui est réactualisée ?
De façon générale, pour ce qui est de l’abus sexuel, il n’est pas rare d’entendre parler d’un consentement qui n’aurait pas été éclairé mais obtenu par forçage, sous emprise, à l’aide d’une forme de chantage implicite. Emprise et perversion narcissique sont à tous les coins de phrase aujourd’hui, personne ne l’ignore. Abus de langage, pourrait-on dire … Ce qu’on peut remarquer c’est que par contre, jamais n’est évoquée l’ambivalence possible des victimes, leurs propres fantasmes incestueux, souvent à la limite de la conscience, leurs propres contradictions et les formes obscures de leur désir. Il ne s’agit pas de faire de l’analyse sauvage et encore moins sur la scène publique. Mais ne sommes-nous pas avant tout sous l’emprise de nos propres fantasmes, de nos propres pulsions – ce qui fait le terrain propice à l’exercice de l’emprise de l’autre, de tout autre, si on le méconnaît, si on ne veut rien en savoir ?
L’évacuation de cette dimension est tout à fait dommageable, car en réalité l’expérience montre en outre que même dans les cas d’abus les plus patents, ce qui permet aux victimes de se dégager de ce statut encombrant et aliénant d’objet impuissant et passif, n’est pas de raconter et re raconter l’agression subie et encore moins sous le feu des projecteurs médiatiques, mais de comprendre et d’admettre que c’est aussi parce que cette agression a touché, éveillé, excité en elles cet obscur nid de serpents des désirs meurtriers et incestueux qui s’agite dans l’ombre au cœur de chaque être humain, que trauma durable il y a. Que les coupables soient reconnus coupables et qu’ils soient punis, est une chose et c’est évidemment indispensable. C’est du domaine de la Justice et pas de celui des journalistes enquêteurs-inquisiteurs qui se prennent pour des juges d’instruction, voire pour des juges de Cour d’Assises. Toujours sous le feu des projecteurs médiatiques comme les récits et re-récits des victimes. Mais que l’incertitude quant à ce qui se passe dans le cœur de chacun soit ainsi balayée, niée, effacée est juste source d’aliénation et d’appauvrissement – et de possibles erreurs de jugement, hautement préjudiciables.
C’est l’incertitude sur ce que nous sommes chacun qui est ainsi évacuée, et le confort apporté par les fausses certitudes est une illusion qui risque de se payer très cher. Ce n’est pas un scoop que de dénoncer les dangers d’une identification au statut de victime – innocente peut-être mais irresponsable à jamais et objet passif de l’autre pour toujours.
Incertitude au cœur de la cure analytique.
P. un homme d’une quarantaine d’années s’enferme de plus en plus malgré les années de thérapie (ou peut-être à cause d’elle) et malgré les améliorations apportées par les anti dépresseurs (ou peut-être à cause d’elles) dans un négativisme obstiné et douloureux. Mon interprétation de la colère permanente qui l’habite depuis l’enfance et qui l’empoisonne, fait tomber cette colère dont il se plaignait, ce qu’il me reproche aussi. C’était à la fois sa colonne vertébrale, son moteur, sa protection, sa seule certitude dans l’existence. Sans elle, comme s’il avait perdu une maîtresse très aimée, plus rien n’a d’importance ni de sens, il n’a plus de désir. Et puis où ça va tout ça ? Cette thérapie sans autre consigne que de venir à heure fixe et de suivre le fil de ses pensées, ça ressemble à quoi ? D’autant qu’au détour de ces associations, on rencontre les démons et les monstres (non pas les merveilles) d’une enfance honnie. Si je n’ai pas de mode d’emploi, une démarche précise à suivre je ne sais pas faire, dit-il. Je ne sais rien faire. Avec la méthode analytique, il est servi.
C’est ce qu’on appelle une réaction thérapeutique négative, qu’on peut voir comme une forme absolutiste d’opposition à tout ce qui vient de l’autre – et ma seule stratégie face à ce non obstiné, est, tout en ne cédant pas à la tentation de lâcher complètement l’affaire, d’essayer avec autant de patience et de délicatesse que possible, d’en désamorcer le mécanisme , en supposant que ce dont il s’agit est de nous mettre lui et moi en échec, en m’adressant le triomphant refus de son désespoir – preuve éclatante de mon insuffisance et de son « indépendance », comme lui-même dans sa vie dévastée est un reproche vivant à l’égard des parents probablement très malades qui ont saccagé son enfance.
Avec la cure analytique ou ses dérivés, l’incertitude est au rendez-vous. Incertitude de ce qui va venir, incertitude de ce que tissent les associations, du chemin qui se dessine et de là où il va.
Là aussi, le consentement éclairé n’est pas possible. Comme en amour, comme quand on se met au travail, le travail étant ici entendu comme œuvre, dans laquelle on s’investit et s’engage, avec au cœur les questions irrésolues qui hantent et/ou guident notre existence plus ou moins à notre insu. On ne peut pas savoir à l’avance, à moins de, comme chacun en a la tentation, ne pas changer et rester accroché à ses certitudes. Dans Les mains du Dieu vivant Marion Milner cite cette histoire d’un homme accroché à un arbuste sur la paroi d’une falaise, au-dessus du vide, à qui Dieu demande de lâcher l’arbuste pour pouvoir le secourir. Qui prendra le risque ? Risque de la chute, risque de tomber « entre les mains du Dieu vivant »… D’autant que Dieu – ou l’analyste qui vient parfois à l’incarner, en tant que représentant des figures mythiques de l’enfance- n’est peut-être qu’un gourou malveillant.
Dans une histoire juive d’après la Shoah, est mis en scène un minian de rescapés chantant des psaumes à la louange de Dieu pour Kippour. Ils chantent de plus en plus fort, avec une ferveur et un enthousiasme de plus en plus grands. L’un d’eux les interrompt soudain, pris d’un doute inquiétant : chantons moins fort, dit-il, Dieu pourrait nous entendre et se rendre compte qu’il en reste encore quelques-uns…
Incertitude quantique
Il est tentant de finir, non pas sur cette vision pessimiste d’un Dieu malveillant mais sur le fameux chat ni mort ni vivant de Schrödinger, expérience dont on peut penser qu’elle est mise en scène par un expérimentateur aussi malveillant que le Dieu ci-dessus.
Extrapolée (de façon tout à fait discutable mais tentante) de l’univers quantique des particules élémentaires au monde macroscopique de notre réalité concrète quotidienne, elle peut donner lieu à deux sortes d’interprétations – et en tous les cas mettre à mal nos certitudes concernant le sensible et la réalité telle qu’on la voit. Mais deux attitudes opposées en quelque sorte peuvent s’y rattacher.
La première, projective, pourrait (surtout si on se met à la place du pauvre chat) déboucher sur les théories complotistes, où l’incertitude est transformée en certitude paranoïaque d’une réalité manipulée (par qui pour quoi on ne sait pas, mais on a juste la conviction que c’est de la malveillance pure et du pur mensonge délibéré). Peut-être n’est-ce pas si loin de l’idée de ce Dieu malveillant – mais ce qui manque ici, c’est l’humour et sa distance salutaire, le second degré salvateur qui n’existe pas dans la paranoïa. Peut-être qu’il serait intéressant de rattacher le vécu complotiste à une résurgence imaginaire voire hallucinatoire de figures malveillantes de l’enfance et d’une haine réellement subie à l’origine de la vie (Piera Aulagnier 1978).
La deuxième met au centre la subjectivité de chacun, comme on l’a évoqué plus haut. Ce n’est pas que la réalité n’existe pas ni qu’elle est manipulée (bien qu’elle puisse l’être parfois) c’est que chacun la voit à l’aune de son propre monde intérieur dont il projette les ombres et les scénarios à l’extérieur. Nous lisons ce qui nous arrive à la lumière de ce qui nous est arrivé, de ce que nous désirons, de ce que nous craignons. De notre histoire, de nos fantasmes. Parce que c’est le connu. Parce que c’est le certain. Le savoir, le découvrir, le reconnaître, en désamorcer les potentialités destructrices, pourrait être une des voies de la liberté – qui va avec le risque et l’incertitude. Il y a plusieurs façons de raconter son histoire et c’est à travers l’entrecroisement de ces différents récits qu’une vérité peut se faire jour.
Dans le premier cas une conviction inébranlable ancrée dans la haine et dans la peur. Peut-être faut-il se souvenir qu’en psychiatrie le mot de conviction est souvent suivi de l’adjectif délirante. Toute conviction l’est peut-être, refusant l’incertain, le doute, la question et donc le dialogue, y compris intérieur. Dans le deuxième cas, il s’agit au contraire de distance, de souplesse, de prise en compte de nos incertitudes et de notre ignorance – mais aussi de nos savoirs, aussi réfutables soient-ils.
NOTES :
- Formule du droit romain : est le père celui qui est le mari de la mère.