Éloge de l’incertitude

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Dominique Tabone-Weil est psychiatre et psychanalyste, membre titulaire de la SPP.

Incer­ti­tude pan­dé­mique
Ne pas savoir de quoi demain sera fait. Ou bien, apprendre à l’oc­ca­sion de cir­cons­tances inha­bi­tuelles et dra­ma­tiques, qu’en réa­li­té on ne le sait jamais, mais qu’on l’ou­blie, comme on oublie la plu­part du temps qu’on est mor­tel … alors que c’est la seule cer­ti­tude dont nous dis­po­sons. Nous sommes nés un jour. Nous serons morts un jour. A l’ins­tant où j’é­cris je suis vivante. Tout à l’heure, demain, qui sait.

Le sen­ti­ment d’in­cer­ti­tude est sou­vent invo­qué comme un des fac­teurs des plus désta­bi­li­sants en ces temps trou­blés par la pan­dé­mie de Covid.  Il concerne l’es­sen­tiel et le futile. Il est source d’an­xié­té, d’ir­ri­ta­tion défen­sive, voire de dépres­sion. Ou tout au moins sa res­pon­sa­bi­li­té est-elle invo­quée dans ces symp­tômes. Relayé par la grande caisse de réson­nance média­tique, il est au pre­mier plan des plaintes et des récri­mi­na­tions. On ne sait plus où, quand ni si on va par­tir en vacances, si on ne sera pas la semaine pro­chaine au fond d’un lit de réa, s’il faut main­te­nir le dîner fami­lial du 24 décembre, si les grands-parents sur­vi­vants de la pre­mière vague doivent res­ter chez eux ou bien venir à la mai­son où les petits-enfants, nou­veaux vec­teurs poten­tiels du virus, toussent, mouchent, éter­nuent comme tous les hivers, mais de façon beau­coup plus mena­çante. On ne sait pas si le passe sani­taire mon­tré par le voi­sin est un vrai ou un faux, on ne sait pas si on doit mettre les masques ou pas pour la séance de thé­ra­pie, on ne sait pas exac­te­ment ce qui est rai­son­nable ou pas, si on en fait trop ou pas assez, (vous avez le gel hydro alcoo­lique, là, si vous vou­lez bien, à moins que vous n’ayez le vôtre et que vous pré­fé­riez…), on ne sait pas si on doit dire quelque chose ou pas, quand à l’en­trée du maga­sin la plu­part des gens ignorent super­be­ment la bou­teille mise à leur dis­po­si­tion,  on ne sait pas si le cours, la confé­rence, le sémi­naire seront en visio ou en pré­sen­tiel, on ne sait pas quelles seront les pro­chaines mesures ni si elles sont les bonnes, on ne sait pas si finan­ciè­re­ment ça va tenir, on ne sait pas si on va finir par se sor­tir de cette p… de glu d’é­pi­dé­mie, qui semble prendre un malin plai­sir à sor­tir tous les quelques mois un nou­veau variant qui fait remon­ter les courbes de façon expo­nen­tielle, alors qu’on com­men­çait tout juste à s’au­to­ri­ser un début de sou­la­ge­ment au vu des chiffres de l’é­té et de l’au­tomne…
On ne sait même pas si c’est la fin du monde ou juste un hoquet dans l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, un avant-goût de la grande catas­trophe éco­lo­gique annon­cée ou une épi­dé­mie comme il y en a déjà eu tant et jusqu’à il n’y a pas si long­temps.

« A moins d’être un cré­tin on meurt tou­jours dans l’in­cer­ti­tude de sa propre valeur et de celle de ses œuvres »
(Flau­bert, cor­res­pon­dance Louise Colet, 1942).

L’i­dée que bien vivre c’est se pré­pa­rer à mou­rir n’est pas nou­velle. C’est ce que reprennent les spé­cia­listes du psy­cho­trau­ma­tisme quand, à par­tir d’une notion bien connue des psy­cha­na­lystes, ils parlent de l’im­pré­pa­ra­tion comme condi­tion du trau­ma. Ain­si font éga­le­ment les spé­cia­listes en com­mu­ni­ca­tion, appli­quant les consignes des spé­cia­listes du stress, ce qui nous per­met de voir quand on prend le métro ou le bus par exemple, si le pro­chain va arri­ver dans trois ou six minutes et s’il est ou non retar­dé. L’in­cer­ti­tude en soi serait- elle de l’ordre de ce mini trau­ma­tisme qu’est le stress ? En tous les cas nous n’ai­mons pas ne pas savoir et nous n’a­vons pro­ba­ble­ment jamais aimé. Mais il est clair aus­si que nous n’a­vons jamais su et que nous ne savons ni ne sau­rons jamais grand-chose à pro­pos de beau­coup de points essen­tiels. En tous les cas pas de façon cer­taine.

  Plu­tôt que l’in­cer­ti­tude, ce que nous apporte le Covid serait la prise de conscience de cette incer­ti­tude. Comme les petits per­son­nages conti­nuant à cou­rir alors qu’ils ont dépas­sé depuis long­temps le bord de la falaise, le ver­tige ne nous prend que parce que nous sommes obli­gés par la force des choses de voir le vide qui est en-des­sous de nous.

L’in­cer­ti­tude de la vie n’est-elle pas, comme la cer­ti­tude de la mort, une notion que nous pas­sons notre temps à refou­ler et à igno­rer pour pou­voir vivre sans trop d’an­goisse ?
Rap­pro­cher les deux peut don­ner à pen­ser que se plaindre de l’in­cer­ti­tude de l’a­ve­nir qui est un truisme, pour­rait para­doxa­le­ment être une de ces ruses que nous aimons bien, mal­gré leur peu d’ef­fi­cience : puisque l’a­ve­nir est tel­le­ment incer­tain, alors secrè­te­ment ne peut-on pas se ber­cer de l’i­dée que la mort l’est aus­si ?
A moins que, plus pro­fon­dé­ment encore, ce ne soit à l’in­cer­ti­tude de ce qu’est réel­le­ment la mort que notre angoisse nous ren­voie ?

Incer­ti­tude et « TOC »

En psy­chia­trie il y a ce qu’on appe­lait autre­fois la « folie du doute ». C’est l’in­cer­ti­tude expo­nen­tielle de l’ob­ses­sion­nel, aujourd’­hui deve­nu quel­qu’un « qui a des TOC ». Si cer­tains y voient une erreur men­tale à cor­ri­ger ou à trai­ter par des médi­ca­ments, les ana­lystes y ver­raient plu­tôt l’ex­pres­sion d’une ambi­va­lence exces­sive et non « inté­grée ». Une ambi­va­lence bien tem­pé­rée ou inté­grée ne se mani­feste pas par des oscil­la­tions épui­santes, ni par des véri­fi­ca­tions inces­santes qu’on peut voir comme témoi­gnant de cette même ambi­va­lence : véri­fier dix fois si on a bien éteint le gaz, si on n’a pas par erreur ajou­té du verre pilé à la bouillie de son bébé, oublié de mettre le frein de la pous­sette en haut d’une pente avant de la lâcher pour fouiller dans son sac et véri­fier qu’on n’a pas lais­sé ses clefs sur la ser­rure de la porte d’en­trée, peut, si on pense en ana­lyste, témoi­gner de la peur panique devant ses propres dési­rs des­truc­teurs : envoyer tout au diable, faire sau­ter la baraque, se débar­ras­ser des res­pon­sa­bi­li­tés du quo­ti­dien… ce dont on peut rap­pro­cher les pho­bies d’im­pul­sions si ter­ri­fiantes pour celui qui les éprouve – prendre le cou­teau à décou­per pour égor­ger l’être cher par exemple ou jeter son chat bien-aimé par la fenêtre, comme le bébé avec l’eau du bain.
L’in­cer­ti­tude par rap­port à ses propres sen­ti­ments, tant qu’on n’a pas appri­voi­sé les démons qui peuplent notre incons­cient, soit nos propres dési­rs meur­triers et/ou inces­tueux, naît de leur mécon­nais­sance et de leur contre inves­tis­se­ment per­ma­nent dont le côté com­pul­sif, exces­sif, signale la fonc­tion illu­soi­re­ment conju­ra­toire. C’est le trop qui désigne son inverse caché. Trop d’in­quié­tude, trop de sol­li­ci­tude, trop de véri­fi­ca­tions, trop de doutes et d’in­tran­quilli­té. Cette folie du doute trans­forme la vie quo­ti­dienne en un enfer qui pour­rait bien, fai­sant d’une pierre deux coups, être aus­si la puni­tion pour les dési­rs cou­pables dont l’ac­cès à la conscience est refu­sé.

Mater sem­per cer­ta est et pater sem­per incer­tus ?

À une époque où les fonc­tions pater­nelle et mater­nelle sont remises en ques­tion, où PMA, GPA et autres acro­ba­ties pro­créa­trices moins sexy que celles du Kama Sutra mais dans cer­tains cas plus opé­ra­tion­nelles,  créent des situa­tions inédites, le droit romain se voit pas mal bous­cu­lé et les amen­de­ments ou amé­na­ge­ments de la loi ain­si que les juris­pru­dences ne sont pas for­cé­ment faciles à suivre.
Mater d’une part peut deve­nir incer­ta, tan­dis que loin de l’é­lé­gance du pater is est*,  qui consi­dé­rait avant tout l’in­té­rêt de l’en­fant et le fait qu’il puisse être accueilli dans la famille où il nais­sait même si quelque amant était pas­sé par là, l’ir­ré­fu­ta­bi­li­té de la preuve par l’ADN vient aus­si chan­ger la donne. Une aura de mal­veillance me semble entou­rer cet irré­fu­table ADN.
Certes, l’a­mant insou­ciant et sou­vent adul­tère qui naguère pou­vait en toute irres­pon­sa­bi­li­té semer des embryons dont le père res­te­rait à jamais incon­nu et la mère à jamais en galère, est ame­né à y réflé­chir à deux fois avant de folâ­trer et il n’y a pas de quoi pleu­rer sur son sort. Mais l’as­si­gna­tion traî­tresse à pater­ni­té est une ten­ta­tion à laquelle cer­taines femmes ne résistent pas, fai­sant d’un amant impru­dent ou cré­dule un père mal­gré lui, cer­tus pater qui devra pas­ser devant les juges et l’as­su­mer toute sa vie. De même le mari sus­pi­cieux pour­ra-t-il prou­ver que tel bébé n’est pas de son sang, et d’incer­tus pater aux larges épaules, pas­ser au rang de cer­tus non pater triom­phant d’a­voir fait recon­naître son bon droit. M’s­kin dirait-on en arabe – un  pauvre de lui à l’o­ri­gine du fran­çais mes­quin.

Incer­ti­tude de sexe, incer­ti­tude de genre.

Pour le fémi­nisme radi­cal, l’in­cer­ti­tude touche aus­si les fonc­tions. Qui doit allai­ter ? Papa ou maman ? Est-ce juste que ce soit maman qui porte le bébé dans son ventre ? Non c’est injuste. Mais aux dépens de qui se fait cette injus­tice ? De la mère qui assume la charge de la gros­sesse et les dou­leurs de l’ac­cou­che­ment, l’a­lié­na­tion du mater­nage, les ver­ge­tures, les cre­vasses et l’af­fais­se­ment des seins ?  Ou du père qui n’a pas le droit à la joie et à la fier­té de la gros­sesse, au plai­sir par­ta­gé de l’al­lai­te­ment, à la fusion déli­cieuse des com­men­ce­ments, à la pas­sion amou­reuse et par­ta­gée de la mater­ni­té ? Encore des incer­ti­tudes, même au sein de la cer­ti­tude qu’il y a for­cé­ment un pré­ju­dice et que quel­qu’un est cou­pable.
Dif­fi­cile de tran­cher pour­rait-on dire aus­si. Et on peut pro­ba­ble­ment le dire, parce que l’an­goisse de cas­tra­tion est par­tout, dès qu’une dif­fé­rence appa­raît. Ce qui est (presque) cer­tain c’est que si cette angoisse est trop forte, toute dif­fé­rence devient insup­por­table tan­dis que l’en­vie fait rage, ain­si que le sen­ti­ment per­ma­nent de pré­ju­dice. Regar­der dans l’as­siette de l’autre pour voir s’il n’a pas quelque chose en plus devient une occu­pa­tion essen­tielle. D’au­tant qu’il y a tou­jours quelque chose en plus ou en moins ou sur­tout quelque chose d’autre et que le résul­tat para­doxal de la bien-pen­sance mili­tante, est que c’est la dif­fé­rence qui devient un scan­dale. L’al­té­ri­té en quelque sorte. Y aurait-il chez nos idéo­logues véhé­mentes quelque pro­blème d’in­di­vi­dua­tion sépa­ra­tion, quelque carence inéla­bo­rable à l’o­ri­gine, la nos­tal­gie tor­tu­rante d’une sym­biose jamais vécue ?

  Dans un sémi­naire por­tant sur les pro­blèmes liés à cette autre pan­dé­mie qu’est celle de l’in­cer­ti­tude du genre, s’ex­pri­mant sous la forme d’une cer­ti­tude-convic­tion que le genre n’est qu’une assi­gna­tion des­po­tique sans fon­de­ment, (on se demande les inté­rêts de qui cela est sup­po­sé ser­vir) était sou­le­vée récem­ment la ques­tion de savoir si cet achar­ne­ment à dédif­fé­ren­cier père et mère, cette homo­gé­néi­sa­tion visant à faire fina­le­ment du couple quelque chose d’aus­si mécon­nais­sable et déna­tu­ré que la nour­ri­ture d’un pla­teau repas dans un avion (tout a le même goût et la même consis­tance) n’é­tait pas à l’o­ri­gine de la demande expo­nen­tielle de chan­ge­ment de sexe de la part d’en­fants ou d’a­do­les­cents pro­ba­ble­ment en grande dif­fi­cul­té pour d’autres rai­sons.

  Un des points de départ de la ques­tion du genre a pu concer­ner une véri­table incer­ti­tude, celles des bébés inter­sexués, à qui il a été consi­dé­ré pen­dant long­temps qu’il fal­lait en effet assi­gner un sexe, voire pro­cé­der à une chi­rur­gie irré­ver­sible. Il est frap­pant de consta­ter que par­tant de cette situa­tion très rare et à par­tir d’une contes­ta­tion de la vio­lence chi­rur­gi­cale et/ou sym­bo­lique faite à cer­tains bébés sans leur deman­der leur avis et pour cause, on en vient au nom de la liber­té, à reven­di­quer pour des enfants pas plus en mesure de déci­der quoi que ce soit, des inter­ven­tions chi­miques, hor­mo­nales ou chi­rur­gi­cales, irré­ver­sibles elles aus­si, c’est-à-dire à fabri­quer de toutes pièces de nou­velles poten­tielles tra­gé­dies.
Le bis­tou­ri et les hor­mones viennent à la res­cousse des ater­moie­ments anxio­gènes de l’in­cer­tain que celui-ci concerne  notre ana­to­mie ou bien nos dési­rs et fan­tasmes et en quelque sorte ce qu’ils peuvent avoir de dou­teux. Dans le doute, tran­chons !
On remar­que­ra au pas­sage que la demande de chan­ge­ment de sexe, trai­tée de façon opé­ra­toire, semble ali­men­ter un busi­ness de plus en plus flo­ris­sant et pro­met­teur, tant sur le plan idéo­lo­gique que sur le plan finan­cier – et que la réponse pré­ten­du­ment com­pré­hen­sive et appro­priée à la reven­di­ca­tion d’un choix libre de son propre sexe est une réponse au sens propre concrè­te­ment cas­tra­trice.

Il est à noter que ce qu’on appelle la cas­tra­tion, sur le plan psy­chique cette fois, n’est pas le résul­tat d’un coup de bis­tou­ri ou d’une impré­gna­tion hor­mo­nale, et qu’il ne s’a­git pas non plus de l’ab­sence de pénis de la fille qui serait châ­trée, ce qui cor­res­pond à une théo­rie sexuelle infan­tile oppo­sant le phal­lique (celui-qui‑a) et le châ­tré (celle-qui-n’a-pas), que l’on prend par­fois pour une théo­ri­sa­tion ana­ly­tique. Il s’a­gi­rait plu­tôt de la prise de conscience dou­lou­reuse à tra­vers la décou­verte de la dif­fé­rence des sexes et de celle des géné­ra­tions, de l’im­pos­si­bi­li­té d’être, d’a­voir ou de faire tout à la fois. Le résul­tat pos­si­ble­ment heu­reux de la tra­ver­sée de cette épreuve lors­qu’elle est assu­mée, est de pou­voir décou­vrir aus­si que nos limites ne sont pas seule­ment des contraintes ou un empri­son­ne­ment, mais le cadre pro­tec­teur que nous offre la réa­li­té pour y déployer notre liber­té créa­trice – et que le no limit n’est autre que l’ex­pres­sion d’un dérè­gle­ment maniaque, au sens psy­chia­trique du terme. Cela consiste entre autres à faire avec la réa­li­té de la dif­fé­rence des sexes et du sexe qu’on a, lequel, quels que soient les tra­ves­tis­se­ments qu’on lui fait subir, res­te­ra inchan­gé.
On parle beau­coup aujourd’­hui de « gra­ver dans notre ADN » tel ou tel prin­cipe ou appren­tis­sage. Mais dans notre ADN, d’une part on ne peut rien gra­ver de plus que ce qui est ins­crit depuis notre concep­tion, et d’autre part, ce qui y est gra­vé c’est la dif­fé­rence des sexes. La bisexua­li­té psy­chique par contre, per­met­tant toutes les varia­tions pos­sibles sur le thème de la fémi­ni­té et de la mas­cu­li­ni­té et de leur entre­la­ce­ment en cha­cun, peut être vue comme un de nos acquis les plus pré­cieux et  la source d’une immense richesse rela­tion­nelle et créa­trice. On peut pen­ser qu’elle est gra­ve­ment en défaut chez les enfants qui demandent à chan­ger de sexe,  à une période de leur exis­tence où ce qu’ils attendent est pro­ba­ble­ment plus une écoute et un accueil de leurs incer­ti­tudes pour les aider à les éla­bo­rer, qu’un coup de bis­tou­ri pour les tran­cher.

 Incer­ti­tude du sou­ve­nir, incer­ti­tude du consen­te­ment. #Metoo, #Metoo inceste et autres#

Cette incer­ti­tude quant à nos dési­rs et fan­tasmes se retrouve éga­le­ment dans la vague #Metoo et Metoo inceste. Freud pour avoir impru­dem­ment révi­sé sa neu­ro­ti­ca, se retrou­ve­rait une fois de plus au pilo­ri d’a­voir sup­po­sé que ses patientes ne pou­vaient pas avoir toutes été vic­times d’a­bus ou d’in­ceste, ce qui l’a­vait conduit en son temps à pen­ser qu’il n’y a pas d’in­dice de réa­li­té dans l’in­cons­cient, ce qui est une incer­ti­tude de taille, à laquelle on a affaire tous les jours, s’a­gis­sant de démê­ler ce qui est du fan­tasme et ce qui est de la réa­li­té, les deux s’en­tre­mê­lant le plus sou­vent de façon très étroite. Ce n’est pas un scoop de dire qu’il n’y a pas qu’une seule façon de racon­ter une his­toire et que nous per­ce­vons ce que nous appe­lons la réa­li­té de façon sub­jec­tive.
Deux sortes d’in­cer­ti­tudes sont alors en jeu, celle du sou­ve­nir, du rap­port entre la réa­li­té his­to­rique et la réa­li­té psy­chique, quand il s’a­git de faits remon­tant à la petite enfance et celle du consen­te­ment dans cer­taines des situa­tions dénon­cées par Metoo – ce que le livre de Vanes­sa Sprin­go­ra Le consen­te­ment  cherche à explo­rer.

La révi­sion de la neu­ro­ti­ca a ame­né Freud à faire l’hy­po­thèse que la sexua­li­té existe dès la toute petite enfance, que le com­plexe d’Œ­dipe est une tem­pête pas­sion­nelle que chaque petit être humain en proie à ses dési­rs contra­dic­toires inces­tueux et meur­triers pour cha­cun de ses parents, doit tra­ver­ser et résoudre pour deve­nir un adulte pos­si­ble­ment heu­reux. Au pas­sage, il mon­tre­ra que l’être humain se consti­tuant psy­chi­que­ment à tra­vers les amours et les iden­ti­fi­ca­tions liées aux pre­miers temps de sa vie, est psy­chi­que­ment bisexuel (bat­tant en brèche les théo­ries orga­ni­cistes de Fliess). C’est à par­tir de ses propres sou­ve­nirs d’en­fant qu’il a envi­sa­gé l’œ­dipe comme consti­tu­tif du psy­chisme humain, avec sa double pola­ri­té conflic­tuelle et son back­ground d’am­bi­va­lence, de jalou­sie, d’en­vie et de culpa­bi­li­té. La peur du châ­ti­ment pour les fan­tasmes cou­pables (et la mas­tur­ba­tion qui y est reliée) y arti­cule la confron­ta­tion à la cas­tra­tion, autre épreuve struc­tu­rante au cœur de la vie psy­chique humaine pour toute l’exis­tence qui sui­vra.

Il n’est pas ques­tion de nier que le viol, le for­çage, le har­cè­le­ment et l’a­bus sexuels existent, sont cou­rants, bana­li­sés et res­tent sou­vent impu­nis. Il n’est pas ques­tion d’ou­blier le silence com­plice, la com­plai­sance, le déni qui ont pro­té­gé pen­dant des siècles les vio­leurs, les cruels men­taux et les assas­sins d’é­pouses insou­mises ou d’a­mantes infi­dèles. La haine contre les femmes par­court les siècles, pro­bable ava­tar de la dépen­dance et de la pas­sion des êtres tous nés d’une femme que nous sommes. Mais face à une vague de dénon­cia­tions, lyn­chages, règle­ments de comptes ultra média­ti­sés et condam­na­tions sans appel par des jus­ti­ciers et jus­ti­cières auto­pro­cla­més, de prendre le temps de réflé­chir sur ce qui est en jeu pour les vic­times de ces abus – et à la grande varié­té de situa­tions que recouvre ce terme d’a­bus. Tout en espé­rant que la vio­lence hai­neuse de la part des femmes cette fois, n’est qu’un tran­si­toire extrême dans un mou­ve­ment de balan­cier his­to­rique.

  L., jeune femme fra­gile mais habi­tuel­le­ment auda­cieuse et déter­mi­née, me raconte au moment de #balance ton porc, une his­toire dans laquelle elle a sui­vi chez lui un de ses récem­ment ex-amants, s’est allon­gée avec lui sur son lit, pour fumer du can­na­bis et s’est fait dit-elle vio­ler alors qu’elle avait clai­re­ment dit non à ses avances.  De fait, aucune vio­lence phy­sique, mais un non ver­bal pas pris en consi­dé­ra­tion. Porc balan­cé, ça va mieux après. On peut se deman­der ce qui est balan­cé dans ce genre de conjonc­ture. Il n’est pas inutile de noter que L. se consi­dère par ailleurs comme une liber­tine et on peut s’in­ter­ro­ger les ori­gines de ce choix – comme sur celles de tous les com­por­te­ments sexuels « débri­dés », qui pour être bana­li­sés (à l’ins­tar des com­por­te­ments de har­cè­le­ment) n’en sont pas moins com­plexes.
M., jeune femme intel­li­gente, belle, culti­vée et « sexuel­le­ment libé­rée » accepte de se rendre un soir chez son patron beau­coup plus âgé qu’elle, qui la pour­suit de ses assi­dui­tés depuis des mois et qui, dit-elle, ne lui plaît pas. Elle boit plus que de rai­son, se plie à toutes ses demandes  tout en disant et redi­sant non, jus­qu’à se retrou­ver nue dans son lit avec lui. Après cette expé­rience para­doxale qui la rem­plit de dégoût, elle se sent abu­sée, vic­time d’une vio­lence inac­cep­table, même si faute de vigueur suf­fi­sante, le piètre séduc­teur s’est retrou­vé en berne et n’a « rien fait ».  J’é­tais sous emprise dit-elle. Comme L.

Dans son inter­view sur Media­part, Adèle Hae­nel a cette phrase curieuse à pro­pos de son abu­seur Chris­tophe Rug­gia :  » Je suis déso­lée que ce soit tom­bé sur lui » dit-elle. Bien sûr Adèle Hae­nel n’est pas ma patiente et elle me demande pas d’in­ter­pré­ter ce qu’elle dit. Mais ses décla­ra­tions étant publiques et ayant béné­fi­cié d’une très large audience, je pense que ce n’est pas abu­sif de par­ta­ger les pen­sées qui me viennent à par­tir de ce que j’en­tends avec mon oreille d’a­na­lyste.  Que quoi soit tom­bé sur lui ? De quoi parle-t-elle à tra­vers cette étrange for­mule ?  La petite fille d’au­tre­fois aurait-elle vécu quelque chose qui se retrou­ve­rait mas­si­ve­ment pro­je­té dans la situa­tion d’a­bus avec un homme plus âgé ? Un peu plus tard, autre sur­gis­se­ment étrange, elle nous parle de la lettre qu’elle a écrite à son père qui (peut-être ne la croyait-il pas ?) pen­sait qu’elle devait se taire. Que vient faire le père dans cette his­toire ? peut-on se deman­der. Pour­quoi lui écrire à lui et par­ler micro en main à des mil­lions de spec­ta­teurs fas­ci­nés, de cette lettre ? Ce ne sont que des hypo­thèses bien sûr, pas des affir­ma­tions. Mais ne peut-on pas ima­gi­ner qu’elle lui parle  de quelque chose qui le concerne, lui ? Quelque chose qu’il aurait fait, autre­fois ? Ou qu’elle aurait fan­tas­mé ?  Est-ce de sa décep­tion et de son dépit œdi­pien qu’elle lui/nous parle ? Déso­lée Chris­tophe Rug­gia, j’a­vais des comptes à régler avec papa, vu qu’il n’y a  pas d’in­dice de réa­li­té dans l’in­cons­cient, on ne sait pas si c’est du fan­tasme ou de la réa­li­té mais voi­là c’est comme ça et vrai­ment, déso­lée que ça soit tom­bé sur toi. Bien sûr, le Rug­gia en ques­tion aurait mieux fait de réflé­chir et de se contrô­ler au lieu de tom­ber dans le pan­neau de ses propres démons et de la séduc­tion de cette jeune fille qu’il a pris pour sa chose. Tant pis pour lui et il ne s’a­git pas de pleu­rer sur son sort. Mais res­tent, comme des élé­ments d’une énigme, ce « je suis déso­lée que ce soit tom­bé sur lui » et cette lettre au père dont il était si impé­ra­tif de par­ler…

  Tou­jours dans le monde du show­biz, et selon Wiki­pé­dia (article sur Metoo) Asia Argen­to autre égé­rie du mou­ve­ment Metoo, non seule­ment a été la maî­tresse de Wein­stein pen­dant cinq ans après l’a­bus dont elle l’a accu­sé (elle n’é­tait pas consen­tante dit-elle cepen­dant à pro­pos de ces cinq ans) mais en outre ayant été elle-même accu­sée de har­cè­le­ment sexuel sur la per­sonne d’un jeune acteur mineur, a « convain­cu » celui-ci de reti­rer sa plainte, contre une somme de plu­sieurs cen­taines de mil­liers de dol­lars. Dif­fi­cile de véri­fier les sources, mais cela ne semble pas avoir été contes­té.

Ce sont des exemples par­mi beau­coup d’autres.
Ce qu’ils ont de com­mun outre le fait d’être trou­blants, c’est que dans tous les cas, on se trouve devant des situa­tions d’une extrême com­plexi­té, sou­vent para­doxales, que la sau­va­ge­rie des règle­ments de compte média­tiques et la vio­lence idéo­lo­gique mili­tante, inter­di­sant tout ques­tion­ne­ment et tout débat, ne per­mettent abso­lu­ment pas d’a­bor­der.
Il est pro­bable que dans cha­cun de ces cas on pour­ra retrou­ver une petite fille abu­sée qui n’a pas su/pu dire non, qui a été ou tout aus­si bien s’est sen­tie sous l’emprise psy­cho­lo­gique ou sexuelle d’un adulte et qui revit aujourd’­hui, adulte, cette situa­tion pas­sée. Faut-il pour autant trai­ter la réa­li­té de la situa­tion entre adultes de la même façon que la situa­tion d’au­tre­fois qui est réac­tua­li­sée ?

De façon géné­rale, pour ce qui est de l’a­bus sexuel, il n’est pas rare d’en­tendre par­ler  d’un consen­te­ment qui n’au­rait pas été éclai­ré mais obte­nu par for­çage, sous emprise, à l’aide d’une forme de chan­tage impli­cite. Emprise et per­ver­sion nar­cis­sique sont à tous les coins de phrase aujourd’­hui, per­sonne ne l’i­gnore. Abus de lan­gage, pour­rait-on dire … Ce qu’on peut remar­quer c’est que par contre, jamais n’est évo­quée l’am­bi­va­lence pos­sible des vic­times, leurs propres fan­tasmes inces­tueux, sou­vent à la limite de la conscience, leurs propres contra­dic­tions et les formes obs­cures de leur désir. Il ne s’a­git pas de faire de l’a­na­lyse sau­vage et encore moins sur la scène publique. Mais ne sommes-nous pas avant tout sous l’emprise de nos propres fan­tasmes, de nos propres pul­sions – ce qui fait le ter­rain pro­pice à l’exer­cice de l’emprise de l’autre, de tout autre, si on le mécon­naît, si on ne veut rien en savoir ?
L’é­va­cua­tion de cette dimen­sion est tout à fait dom­ma­geable, car en réa­li­té l’ex­pé­rience montre en outre que même dans les cas d’a­bus les plus patents, ce qui per­met aux vic­times de se déga­ger de ce sta­tut encom­brant et alié­nant d’ob­jet impuis­sant et pas­sif, n’est pas de racon­ter et re racon­ter l’a­gres­sion subie et encore moins sous le feu des pro­jec­teurs média­tiques, mais de com­prendre et d’ad­mettre que c’est aus­si parce que cette agres­sion a tou­ché, éveillé, exci­té en elles cet obs­cur nid de ser­pents des dési­rs meur­triers et inces­tueux qui s’a­gite dans l’ombre au cœur de chaque être humain, que trau­ma durable il y a. Que les cou­pables soient recon­nus cou­pables et qu’ils soient punis, est une chose et c’est évi­dem­ment indis­pen­sable. C’est du domaine de la Jus­tice et pas de celui des jour­na­listes enquê­teurs-inqui­si­teurs qui se prennent pour des juges d’ins­truc­tion, voire pour des juges de Cour d’As­sises.  Tou­jours sous le feu des pro­jec­teurs média­tiques comme les récits et re-récits des vic­times. Mais que l’in­cer­ti­tude quant à ce qui se passe dans le cœur de cha­cun soit ain­si balayée, niée, effa­cée est juste source d’a­lié­na­tion et d’ap­pau­vris­se­ment – et de pos­sibles erreurs de juge­ment, hau­te­ment pré­ju­di­ciables.
C’est l’in­cer­ti­tude sur ce que nous sommes cha­cun qui est ain­si éva­cuée, et le confort appor­té par les fausses cer­ti­tudes est une illu­sion qui risque de se payer très cher. Ce n’est pas un scoop que de dénon­cer les dan­gers d’une iden­ti­fi­ca­tion au sta­tut de vic­time – inno­cente peut-être mais irres­pon­sable à jamais et objet pas­sif de l’autre pour tou­jours.

 Incer­ti­tude au cœur de la cure ana­ly­tique.

P. un homme d’une qua­ran­taine d’an­nées s’en­ferme de plus en plus mal­gré les années de thé­ra­pie (ou peut-être à cause d’elle) et mal­gré les amé­lio­ra­tions appor­tées par les anti dépres­seurs (ou peut-être à cause d’elles) dans un néga­ti­visme obs­ti­né et dou­lou­reux. Mon inter­pré­ta­tion de la colère per­ma­nente qui l’ha­bite depuis l’en­fance et qui l’empoisonne, fait tom­ber cette colère dont il se plai­gnait, ce qu’il me reproche aus­si. C’é­tait à la fois sa colonne ver­té­brale, son moteur, sa pro­tec­tion, sa seule cer­ti­tude dans l’exis­tence. Sans elle, comme s’il avait per­du une maî­tresse très aimée, plus rien n’a d’im­por­tance ni de sens, il n’a plus de désir. Et puis où ça va tout ça ? Cette thé­ra­pie sans autre consigne que de venir à heure fixe et de suivre le fil de ses pen­sées, ça res­semble à quoi ? D’au­tant qu’au détour de ces asso­cia­tions, on ren­contre les démons et les monstres (non pas les mer­veilles) d’une enfance hon­nie. Si je n’ai pas de mode d’emploi, une démarche pré­cise à suivre je ne sais pas faire, dit-il. Je ne sais rien faire. Avec la méthode ana­ly­tique, il est ser­vi.
C’est ce qu’on appelle une réac­tion thé­ra­peu­tique néga­tive, qu’on peut voir comme une forme abso­lu­tiste d’op­po­si­tion à tout ce qui vient de l’autre – et ma seule stra­té­gie face à ce non obs­ti­né, est, tout en ne cédant pas à la ten­ta­tion de lâcher com­plè­te­ment l’af­faire, d’es­sayer avec autant de patience et de déli­ca­tesse que pos­sible, d’en désa­mor­cer  le méca­nisme , en sup­po­sant que ce dont il s’a­git est de nous mettre lui et moi en échec, en m’a­dres­sant le triom­phant refus de son déses­poir – preuve écla­tante de mon insuf­fi­sance et de son « indé­pen­dance », comme lui-même dans sa vie dévas­tée est un reproche vivant à l’é­gard des parents pro­ba­ble­ment très malades qui ont sac­ca­gé son enfance.
Avec la cure ana­ly­tique ou ses déri­vés, l’in­cer­ti­tude est au ren­dez-vous. Incer­ti­tude de ce qui va venir, incer­ti­tude de ce que tissent les asso­cia­tions, du che­min qui se des­sine et de là où il va.
Là aus­si, le consen­te­ment éclai­ré n’est pas pos­sible. Comme en amour, comme quand on se met au tra­vail, le tra­vail étant ici enten­du comme œuvre, dans laquelle on s’in­ves­tit et s’en­gage, avec au cœur les ques­tions irré­so­lues qui hantent et/ou guident notre exis­tence plus ou moins à notre insu. On ne peut pas savoir à l’a­vance, à moins de, comme cha­cun en a la ten­ta­tion, ne pas chan­ger et res­ter accro­ché à ses cer­ti­tudes. Dans Les mains du Dieu vivant Marion Mil­ner cite cette his­toire d’un homme accro­ché à un arbuste sur la paroi d’une falaise, au-des­sus du vide, à qui Dieu demande de lâcher l’ar­buste pour pou­voir le secou­rir. Qui pren­dra le risque ? Risque de la chute, risque de tom­ber « entre les mains du Dieu vivant »… D’au­tant que Dieu  – ou l’a­na­lyste qui vient par­fois à l’in­car­ner, en tant que repré­sen­tant des figures mythiques de l’en­fance- n’est peut-être qu’un gou­rou mal­veillant.
Dans une his­toire juive d’a­près la Shoah, est mis en scène un minian de res­ca­pés chan­tant des psaumes à la louange de Dieu pour Kip­pour. Ils chantent de plus en plus fort, avec une fer­veur et un enthou­siasme de plus en plus grands.  L’un d’eux les inter­rompt sou­dain, pris d’un doute inquié­tant : chan­tons moins fort, dit-il, Dieu pour­rait nous entendre et se rendre compte qu’il en reste encore quelques-uns…

Incer­ti­tude quan­tique

Il est ten­tant de finir, non pas sur cette vision pes­si­miste d’un Dieu mal­veillant mais sur le fameux chat ni mort ni vivant de Schrö­din­ger, expé­rience dont on peut pen­ser qu’elle est mise en scène par un expé­ri­men­ta­teur aus­si mal­veillant que le Dieu ci-des­sus.
Extra­po­lée (de façon tout à fait dis­cu­table mais ten­tante) de l’u­ni­vers quan­tique des par­ti­cules élé­men­taires au monde macro­sco­pique de notre réa­li­té concrète quo­ti­dienne, elle peut don­ner lieu à deux sortes d’in­ter­pré­ta­tions – et en tous les cas mettre à mal nos cer­ti­tudes concer­nant le sen­sible et la réa­li­té telle qu’on la voit. Mais deux atti­tudes oppo­sées en quelque sorte peuvent s’y rat­ta­cher.
La pre­mière, pro­jec­tive, pour­rait (sur­tout si on se met à la place du pauvre chat) débou­cher sur les théo­ries com­plo­tistes, où l’in­cer­ti­tude est trans­for­mée en cer­ti­tude para­noïaque d’une réa­li­té mani­pu­lée (par qui pour quoi on ne sait pas, mais on a juste la convic­tion que c’est de la mal­veillance pure et du pur men­songe déli­bé­ré). Peut-être n’est-ce pas si loin de l’i­dée  de ce Dieu mal­veillant – mais ce qui manque ici, c’est l’hu­mour et sa dis­tance salu­taire, le second degré sal­va­teur qui n’existe pas dans la para­noïa.  Peut-être qu’il serait inté­res­sant de rat­ta­cher le  vécu com­plo­tiste à une résur­gence ima­gi­naire voire hal­lu­ci­na­toire de figures mal­veillantes de l’en­fance et d’une haine réel­le­ment subie à l’o­ri­gine de la vie (Pie­ra Aula­gnier 1978).
La deuxième met au centre la sub­jec­ti­vi­té de cha­cun, comme on l’a évo­qué plus haut. Ce n’est pas que la réa­li­té n’existe pas ni qu’elle est mani­pu­lée (bien qu’elle puisse l’être par­fois) c’est que cha­cun la voit à l’aune de son propre monde inté­rieur dont il pro­jette les ombres et les scé­na­rios à l’extérieur. Nous lisons ce qui nous arrive à la lumière de ce qui nous est arri­vé, de ce que nous dési­rons, de ce que nous crai­gnons. De notre his­toire, de nos fan­tasmes. Parce que c’est le connu. Parce que c’est le cer­tain. Le savoir, le décou­vrir, le recon­naître, en désa­mor­cer les poten­tia­li­tés des­truc­trices, pour­rait être une des voies de la liber­té – qui va avec  le risque et l’in­cer­ti­tude. Il y a plu­sieurs façons de racon­ter son his­toire et c’est à tra­vers l’en­tre­croi­se­ment de ces dif­fé­rents récits qu’une véri­té peut se faire jour.
Dans le pre­mier cas une convic­tion inébran­lable ancrée dans la haine et dans la peur. Peut-être faut-il se sou­ve­nir qu’en psy­chia­trie le mot de convic­tion est sou­vent sui­vi de l’ad­jec­tif déli­rante. Toute convic­tion l’est peut-être, refu­sant l’in­cer­tain, le doute, la ques­tion et donc le dia­logue, y com­pris inté­rieur. Dans le deuxième cas, il s’a­git au contraire de dis­tance, de sou­plesse, de prise en compte de nos incer­ti­tudes et de notre igno­rance – mais aus­si de nos savoirs, aus­si réfu­tables soient-ils.

NOTES :

  1. For­mule du droit romain : est le père celui qui est le mari de la mère.