Entre douleur et comportement, quelle place pour la représentation ?

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Dans la théo­rie de l’économie psy­cho­so­ma­tique, l’activité sen­so­ri-motrice ou com­por­te­ment prend dif­fé­rentes valeurs selon qu’elle sous-tend ou favo­rise une acti­vi­té de pen­ser, ou à l’opposé qu’elle empêche ou barre l’accès aux acti­vi­tés de pen­ser. Dans la vision évo­lu­tion­niste de Pierre Mar­ty, le com­por­te­ment est consi­dé­ré comme la voie médiane d’écoulement des exci­ta­tions, à mi-che­min entre la voie psy­chique, voie longue, qui est le tra­vail de repré­sen­ta­tion, et la voie soma­tique, voie courte, qui est une décharge sans éla­bo­ra­tion psy­chique. Quand la voie men­tale et la voie com­por­te­men­tale, ne suf­fisent plus à endi­guer la sur­charge d’excitation due à un trau­ma­tisme, ce sont les appa­reils soma­tiques qui répondent aux exci­ta­tions. C’est le pro­ces­sus de soma­ti­sa­tion. La désor­ga­ni­sa­tion soma­tique est plus ou moins réver­sible selon le niveau de men­ta­li­sa­tion du sujet, selon l’intensité des charges trau­ma­tiques et selon la consti­tu­tion durant le déve­lop­pe­ment de points de fixa­tion qui pour­ront assu­rer une résis­tance à l’évolution de la mala­die1 .

Le com­por­te­ment englobe les acti­vi­tés réflé­chies qui suivent notre éla­bo­ra­tion men­tale ain­si que les acti­vi­tés éro­tiques ou agres­sives. Le com­por­te­ment sert en par­tie la men­ta­li­sa­tion. Mais quand la démen­ta­li­sa­tion est à l’œuvre, le com­por­te­ment perd sa qua­li­té pul­sion­nelle, se trans­forme en contrainte à l’activité, pour deve­nir ce que C. Smad­ja2  et Gérard Szwec3  ont appe­lé les « pro­cé­dés auto-cal­mants » : « conduites qui cherchent à bais­ser le niveau d’excitation par la répé­ti­tion d’une exci­ta­tion en écar­tant ou écra­sant la pen­sée et en éva­cuant éros ». Le com­por­te­ment est alors répé­ti­tion « au-delà du prin­cipe de plai­sir ».

La men­ta­li­sa­tion, notion crée par Pierre Mar­ty4 , défi­nit l’aptitude de l’appareil psy­chique à lier l’excitation pul­sion­nelle à tra­vers les sys­tèmes de repré­sen­ta­tions, d’associations d’idées et de réflexions char­gées d’affects. La men­ta­li­sa­tion équi­vaut à un pro­ces­sus d’objectalisation et est très dépen­dant des rela­tions pré­coces de l’enfant avec son envi­ron­ne­ment. Le niveau de men­ta­li­sa­tion est variable d’un indi­vi­du à l’autre et variable chez un même sujet. Pour Pierre Mar­ty l’obstacle prin­ci­pal à la men­ta­li­sa­tion est soit une insuf­fi­sance d’organisation du pré­cons­cient, qui est un des lieux des repré­sen­ta­tions et des liai­sons entre elles ; soit une satu­ra­tion du pré­cons­cient due à un excès d’excitations trau­ma­tiques pou­vant aller jusqu’à la mise en place d’une pen­sée opé­ra­toire, pen­sée col­lée à la réa­li­té à l’opposé du dis­cours asso­cia­tif et du tra­vail du rêve. Pierre Mar­ty parle alors de désor­ga­ni­sa­tion ou d’une force contre-évo­lu­tive qui décons­truit l’organisation psy­chique du sujet, et régresse vers des orga­ni­sa­tions fonc­tion­nelles de moins en moins évo­luées, sorte d’effacement des méca­nismes de men­ta­li­sa­tion.

Michel Fain5 , pour qui le phé­no­mène cen­tral de consti­tu­tion du psy­chisme est lié à l’impératif de dés­in­ves­tis­se­ment du Moi de l’enfant par la mère au moment de l’endormissement, consi­dère que les entraves à la men­ta­li­sa­tion, résultent de l’échec plus ou moins éten­du de la réa­li­sa­tion hal­lu­ci­na­toire du désir, du déve­lop­pe­ment des auto-éro­tismes et de la repré­sen­ta­tion de l’objet absent. Le dés­in­ves­tis­se­ment du sys­tème de veille néces­saire au som­meil et à la réa­li­sa­tion hal­lu­ci­na­toire dans le rêve, vise à impo­ser le prin­cipe de plai­sir, favo­rise l’apport nar­cis­sique et  le bon fonc­tion­ne­ment psy­cho­so­ma­tique. Ce que Michel Fain nomme « la démen­ta­li­sa­tion » est un arrêt de la tra­jec­toire pul­sion­nelle vers son accom­plis­se­ment oedi­pien. Ce qui entraîne une avan­cée du Moi par rap­port à la libi­do appe­lée « pré­ma­tu­ri­té du Moi », avec l’empêchement de la mise en place des auto-éro­tismes et la consti­tu­tion d’un idéal déme­su­ré à fonc­tion répres­sive se sub­sti­tuant à l’organisation d’un sur­moi post-oedi­pien.

Dans les séances avec les patients en psy­cho­so­ma­tique, le com­por­te­ment est très sou­vent évo­qué. Les patients rap­portent les faits de la semaine, avec plus ou moins de détails, jusqu’à par­fois employer un dis­cours opé­ra­toire, fac­tuel, vidé d’affect. En géné­ral l’activité contri­bue à rehaus­ser leur estime de soi, c’est pour­quoi on retrouve la plu­part du temps un surin­ves­tis­se­ment de la motri­ci­té et une forte valo­ri­sa­tion de l’autonomie. Ce refus de la dépen­dance à l’objet est sous ten­due par un idéal du Moi contrai­gnant qui inter­dit toutes reven­di­ca­tions pul­sion­nelles. L’activité est le signe d’un refus de la pas­si­vi­té et de l’instauration d’un nar­cis­sisme dit phal­lique, qui empêche le sujet de se replier sur une posi­tion pas­sive plai­sante en pré­sence d’un objet actif (double retour­ne­ment pul­sion­nel). A d’autres moments, le com­por­te­ment devient pas­sage à l’acte en séance. Le patient agit ce qui n’a pu ou ne peut être éla­bo­ré par la parole.

Mme D. entre d’un pas très déci­dée. A peine assise elle me dit : « aujourd’hui c’est la der­nière séance ». Elle ne se sent pas bien. La mala­die est de nou­veau là. Ce qui l’inquiète le plus, c’est qu’elle ne res­sent pas le manque de sa mère, morte quelques mois aupa­ra­vant. Alors elle pense qu’arrêter sa thé­ra­pie avec moi l’aidera à éprou­ver le manque dans la réa­li­té. Elle a besoin d’agir la sépa­ra­tion  pour éprou­ver la perte plu­tôt que de l’élaborer. La perte réelle de l’objet vient ravi­ver chez elle des vécus trau­ma­tiques anté­rieurs de perte et de sépa­ra­tion, qu’elle ne peut nom­mer.
Ani­mée par une sorte de panique, Mme D. ne peut se dépar­tir d’un trans­fert mater­nel écra­sant. Elle évoque le fait d’être sous mon influence avec une telle inten­si­té qu’à cer­tain moment son dis­cours me semble qua­si déli­rant : « Vous m’empêchez de vivre. Vous me rete­nez ici pour ne par­ler que de mala­die au lieu de me lais­ser  vivre ma vie ». De toute évi­dence, le trans­fert rede­vient le lieu de l’enfermement. La voie com­por­te­men­tale et la voie soma­tique pour écou­ler l’excitation reprennent du ter­rain sur la voie psy­chique et il va m’être très dif­fi­cile d’apaiser son agi­ta­tion et de favo­ri­ser l’élaboration. De nom­breux patients en psy­cho­so­ma­tique pré­sentent une irré­gu­la­ri­té du fonc­tion­ne­ment men­tal. L’enjeu contre-trans­fé­ren­tiel est alors de pou­voir accep­ter les mou­ve­ments d’oscillation entre fan­tasmes et réa­li­té, entre dis­cours fac­tuel et dis­cours asso­cia­tif, entre corps éro­ti­sé et corps malade, et de suivre pas à pas dans les allers et retours entre surin­ves­tis­se­ment et dés­in­ves­tis­se­ment de la cure, entre ins­tal­la­tion d’une névrose de trans­fert avec tra­vail d’élaboration et a l’opposé répé­ti­tion agie et désor­ga­ni­sa­tion soma­tique.

A la faveur d’une inter­ven­tion de ma part lui sou­li­gnant qu’en par­tant ain­si « du jour au len­de­main » elle répé­tait de nom­breuses rup­tures de son pas­sé,  Mme D. a pu s’apaiser et accep­ter de dif­fé­rer un peu sa déci­sion, d’y réflé­chir et de sor­tir de son fonc­tion­ne­ment en « tout ou rien ». Au cours des séances qui suivent, elle pour­ra mettre en pers­pec­tive son sou­hait d’arrêter avec des pro­jets per­son­nels qui lui tiennent à cœur et qu’elle ne pou­vait jusqu’à ce jour mettre en oeuvre : elle veut s’installer avec son ami : « entre lui et vous je choi­sis lui !! ». Même si Mme D. fonc­tionne encore dans le registre de l’exclusivité, me quit­ter au pro­fit de son com­pa­gnon peut être com­pris comme une ten­ta­tive de mise en place de l’hallucinatoire et d’un tiers psy­chique. Je pense que la sépa­ra­tion d’avec moi dans la réa­li­té, était deve­nue la condi­tion indis­pen­sable pour redon­ner à son corps la dimen­sion éro­tique pou­vant éloi­gner pour un temps la mala­die et réta­blir l’équilibre, certes pré­caire, entre pul­sion­na­li­té et soma­ti­sa­tion.

Anne Mau­pas, psy­cha­na­lyste.
Une ver­sion appro­fon­die de cet article appa­raî­tra dans le N°10 de la revue CLINIQUES  » L’acte : court cir­cuit ou relance ».
pour la revue Cli­niques : http://apspi.net/publications
pour les édi­tions Erès : http://www.editions-eres.com/resultats_collections.php?COLLECTION=191

Biblio­gra­phie :

M. Aisen­stein, 1994, Du corps souf­frant au corps éro­tique : l’école de la chair , in Revue Fran­çaise de Psy­cho­so­ma­tique N°5, Paris, PUF
M. Fain, 1991, Pré­am­bule à une étude méta­psy­cho­lo­gique de la vie opé­ra­toire, in Revue Fran­çaise de Psy­cho­so­ma­tique, n°1, Paris, PUF
M. Fain, P. Mar­ty, M de Muzan et Ch David, 1968, Le cas Dora et le point de vue psy­cho­so­ma­tique, in Revue Fran­çaise de Psy­cha­na­lyse XXXII, Paris, PUF
S. Freud (1926), Inhi­bi­tion, symp­tôme et angoisse, Paris,  PUF, 1968, p 98–102
S.Freud (1920), Au-delà du prin­cipe de plai­sir, Essais de psy­cha­na­lyse, Paris, Payot, 1982
P.Marty, 1991, Genèse des mala­dies graves et cri­tères de gra­vi­té en psy­cho­so­ma­tique, in Revue Fran­çaise de Psy­cho­so­ma­tique, n°1, Paris, PUF,
C. Smad­ja, 1993, A pro­pos des pro­cé­dés auto­cal­mants du Moi, in Revue Fran­çaise de psy­cho­so­ma­tique, n°4, Paris, PUF,
C. Smad­ja, 2001, La vie opé­ra­toire. Paris, PUF
G. Szwec, 1998, Les galé­riens volon­taires, Paris, PUF, réédi­tion, PUF, 2013
G. Szwec,  1993, Les pro­cé­dés auto­cal­mants par la recherche répé­ti­tive de l’excitation, in Revue Fran­çaise de psy­cho­so­ma­tique, n°4, Paris, PUF

NOTES :
  1. Pierre Mar­ty a conçu l’i­dée des points de fixa­tion en éten­dant au soma­tique le modèle des fixa­tions-régres­sions libi­di­nales de Freud.
    P. Mar­ty, 1991, Genèse des mala­dies graves et cri­tères de gra­vi­té en psy­cho­so­ma­tique, in Revue Fran­çaise de Psy­cho­so­ma­tique, n°1, PUF, Paris
  2. C. Smad­ja, 1993, A pro­pos des pro­cé­dés auto­cal­mants du Moi, Revue Fran­çaise de psy­cho­so­ma­tique, n°4, PUF, Paris.
  3. G. Szwec, 1993, Les pro­cé­dés auto­cal­mants par la recherche répé­ti­tive de l’excitation, Revue Fran­çaise de psy­cho­so­ma­tique, n°4, PUF, Paris
  4. P. Mar­ty, 1991, Genèse des mala­dies graves et cri­tères de gra­vi­té en psy­cho­so­ma­tique, in Revue Fran­çaise de Psy­cho­so­ma­tique, n°1, PUF, Paris
  5. M. Fain, 1991, Pré­am­bule à une étude méta­psy­cho­lo­gique de la vie opé­ra­toire, in Revue Fran­çaise de Psy­cho­so­ma­tique, n°1, PUF, Paris