Pour saisir ce que la psychanalyse peut apporter à une appréhension de la pensée humaine, il convient de préciser la démarche de Freud. Il n’a pas établi de théorie explicite de la pensée, mais toute son œuvre peut être considérée comme un long déploiement de celle-ci ; tout à la fois une réalisation de sa pensée et une élaboration de la pensée humaine ; l’émergence d’une pensée et la tentative de penser la pensée humaine en tant que modalité d’expression de la « précieuse matière psychique » et donc de la matière vivante.
L’œuvre de Freud témoigne de sa continuelle préoccupation pour les processus de pensée, pour les opérations qui la fondent et qui sont impliquées tout au long de la vie dans sa promotion ; mais le cheminement de Freud est singulier, il relève du détour.
C’est en effet par un détour qu’il embrasse le thème de la pensée, par le biais d’une étude de l’appareil psychique au travail, producteur de toutes sortes de formations et de manifestations pouvant être considérées comme des expressions de la pensée. Ce détour peut s’expliquer de plusieurs façons :
Tout d’abord Freud considère que la pensée est trop associée au seul verbe et aux contenus langagiers, et ainsi à la conscience, alors qu’il reconnaît très tôt que ses expressions sont plurivoques : corporelles par la conversion, en images dans le rêve, selon des signes divers dans les arts divinatoires, en associations dans le discours de séance, ou selon de multiples autres supports dans les arts, etc.
Ensuite il perçoit que la pensée est avant tout inconsciente et qu’il convient de la différencier de ses expressions manifestes ; tout en reconnaissant néanmoins que seules celles-ci permettent de l’aborder par déduction ; la pensée ne peut donc qu’être déduite, et une conception la concernant implique une théorisation ; in fine elle reste inconnaissable en tant que telle ;
Par ailleurs sa constitution exige elle-même des détours, des transpositions et des étayages sur des perceptions extérieures dont les représentations peuvent être prises pour la pensée elle-même, alors qu’il s’agit d’une métaphorisation de son versant endo-psychique, celui qui a valeur d’interprétation (au sens artistique du terme) de l’activité pulsionnelle sous-jacente à la vie psychique ;
Enfin la fonction du penser est d’offrir un cheminement à l’économie pulsionnelle, d’orienter celle-ci vers la conscience et par elle vers l’objet ;
En l’occurrence, la pensée humaine interprète les pulsions et participe à l’avènement du désir en utilisant pour s’exprimer toutes les réalités dans lesquelles elle peut se réaliser.
Ces divers points, un peu abstraits, deviennent intelligibles si nous contextualisons la démarche de Freud, en percevant bien qu’il n’a pas cherché à produire une théorie de la pensée, de même que son but premier ne fut pas de produire une théorie du rêve. Son intérêt pour le penser de rêve est aussi un détour dans sa recherche pragmatique portant sur les troubles névrotiques en particulier hystériques, et sur leur guérison.
Après ses premiers travaux en neurologie, son intérêt se tourne en effet vers l’hystérie, puis s’élargit à tous les troubles névrotiques puis psychiques, avec le but très clair de trouver une méthode thérapeutique, l’hypnose et la catharsis s’avérant insuffisantes. C’est donc le fonctionnement psychique lui-même qui est l’objet et l’objectif de Freud selon une démarche que l’on peut qualifier d’humaniste, au sens de la grande tradition qui présidait depuis la Renaissance (Montaigne, Erasme, etc.) à l’approche de la folie, reprise par l’ensemble de la psychiatrie. Il s’agit pour Freud par cette voie de faire un pas de plus, de rattacher la vie psychique aux sciences de la nature.
Cette démarche permettra une nouvelle approche, une nouvelle conception de la pensée humaine, basée sur une théorisation élaborée à partir de toutes les productions humaines qui sont des expressions de la pensée utilisant divers supports, expressions à entendre comme des interprétations de l’activité pulsionnelle sous-jacente, pensée et vie pulsionnelle restant en soi inconscientes et inconnaissables, les conceptions qui tentent d’en rendre compte étant des déductions.
Ce sont donc les voies d’expression de la pensée qui retiennent d’abord l’attention de Freud, en tant qu’elles sont des traductions, des représentations, en fait des interprétations de l’activité pulsionnelle, à partir desquels il va déduire quels sont les éléments fondateurs de celle-ci, les mécanismes, opérations, procès, processus inconscients, les visées et les déterminants qui contraignent les diverses expressions constitutives de la pensée et qui lui donnent ses multiples qualités séméiologiques, ses styles, associative, remémorative, perceptive, réflexive, narrative, répétitive, compulsive, magique, négative, opératoire, factuelle, mais aussi négativiste voire manquante. Et selon ses supports d’expression, elle peut être abordée en tant que pensée verbale, pensée en image, affective, corporelle par conversion, sensuelle, érotique, etc. La conception psychanalytique du penser propose une pensée éclatée, ou si l’on préfère, par évocation aux garde-temps à complications, un garde-psychisme à haute complexité.
C’est par sa reconnaissance de cette pluralité éclatée, que Freud va créer une discipline, événement unique dans l’histoire des sciences, qui conjugue un corpus de concepts rendant compte du fonctionnement psychique, un procédé d’investigation de toutes les productions humaines et une méthode thérapeutique des troubles psychiques.
Son intérêt pour la pensée est donc avant tout un intérêt pour le fonctionnement de l’appareil psychique, à partir de ses modalités d’expression et de ses productions. Il parle certes très tôt de processus de pensée, et il les infère à partir de manifestations qui ne sont pas classiquement envisagées comme relevant de la pensée, en particulier des symptômes, des affects et éprouvés corporels, des rêves, etc.
Dès le Projet (l’Esquisse ; 1895) Freud s’intéresse au « penser » sous ses différentes formes, verbal, visuel, affectif etc., mais surtout aux processus producteurs de la pensée et de ses diverses formes. Après l’Esquisse, c’est bien sûr la Traumdeutung avec ses longs passages sur le penser du rêveur. Puis les textes postérieurs s’orientent de plus en plus vers les processus impliqués dans le fait de penser, ceux où il confronte, différencie et articule les processus primaires et les processus secondaires, et par voie de conséquence les deux principes de la réalité psychique (1911) ; ceux dans lesquels il étudie très spécifiquement les qualités du processus primaire (L’inconscient, 1915). Plus tard, il complexifie encore cette dualité processuelle constitutive de la pensée, en l’ouvrant à une fonction fondamentale anti-extinctive, et à un arrière-fond économique beaucoup plus difficile à cerner, traumatique, un « au-delà du principe de plaisir » qui va exiger une retenue créatrice d’une tension douloureuse qui devient la première pensée. Dans Totem et tabou (1911–12) Freud fait naître la pensée d’une retenue de l’acte, puis à partir de 1920, de l’inhibition de la tendance au retour à un état antérieur jusqu’à l’inorganique. C’est ce qui explique qu’en 1923, il généralise officiellement le terme de pensée qui embrasse désormais l’ensemble des moyens d’expression, les représentations de mots, les conversions corporelles, les sentiments, les affects, les éprouvés, liste à laquelle je rajouterai volontiers la sensualité, c’est-à-dire l’érogénéité corporelle. Puis qu’en 1924, il origine la pensée dans la première douleur liée au masochisme de retenue, de telle façon que cette douleur peut être considérée comme la pensée la plus élémentaire, issue d’une inhibition de la tendance à l’extinction. Le plaisir de pensée nait sur fond de cette douleur de retenue fondatrice.
Toute l’œuvre de Freud est donc tout à la fois une investigation et une promotion de la connaissance des processus de pensée, en même temps qu’elle remplit pour lui-même cette fonction de retenue et d’inscription anti-extinctive. Environ 40 000 lettres de correspondance, en plus des livres, essais et articles. L’impératif d’inscription ne peut mieux s’illustrer.
Cette approche élargie va libérer la pensée de ses liens trop univoques avec le verbe et le processus secondaire, mais aussi avec toutes les représentations – la psychanalyse est plus qu’une science de la représentance -, et permettre de lui reconnaître de nouvelles qualités insoupçonnées auparavant, telles que sa pluralité d’expression, dont nous venons de parler, tout support pouvant servir à l’exprimer et la dissimuler ; sa dualité en pensée manifeste et pensée latente ; sa fonction dissimulatrice de ses formations manifestes ; sa bidirectionnalité régrédiente-progrédiente ; sa double face conférant à tous ses contenus un double sens et une double signification ; son biphasisme temporelle ; son organisation d’ensemble selon un procès très particulier incluant l’ensemble des qualificatifs précédents, que l’on dénomme l’après-coup ; sa fonction la plus fondamentale d’inscrire l’économie pulsionnelle régressive dans un lien à la conscience, d’investir une partie de l’économie libidinale dans le psychisme sous forme de narcissisme, et de porter une autre part des investissements vers les objets et le monde perceptible selon les divers destins de la sexualité. De ce point de vue la pensée est une combinatoire éclatée d’investissements pluriels.
Reprenons succinctement quelques uns de ces points.
Le souci de Freud de soigner des patients pour lesquels Charcot, Breuer et bien d’autres médecins de l’époque, de la fin du XIXe siècle, neurologues et psychiatres avaient reconnu la réversibilité de leurs troubles, sera le mobile inaugural de Freud. Il lui fallut pour cela s’intéresser à la genèse des symptômes, au fonctionnement de l’appareil psychique, et à la méthode qui obtenait la réversibilité.
C’est ainsi qu’il suit la grande tradition humaniste qui considère que tout ce que produit l’être humain, aussi étrange et bizarre que cela puisse être, est digne d’intérêt et doit être respecté en tant que reflet de l’humain, que révélation de ce qu’est l’être humain, que cela soit évalué par quelque jugement de valeur le meilleur ou le pire. L’écoute psychanalytique qui prône une égale attention à toutes les productions humaines en est l’héritière directe.
En commençant ses travaux avec l’hystérie, Freud s’était confronté à un autre moyen d’expression qui était ce qu’il a dénommé la conversion de pensées verbales dans le corps, pensées liées alors à des désirs inconscients. Des pensées mises en latence, des pensées inconscientes, se traduisaient, s’exprimaient par un certain nombre de manifestations corporelles, qu’il a dénommées une conversion. La notion de parole, par ce langage du corps, s’est trouvée dès lors fortement élargie. Ont pu être embrassés ensuite tous les autres moyens d’expression dans la mesure où ceux-ci sont référés à un code, bien souvent arbitraire et conventionnel, depuis les langues organisées jusqu’aux systèmes de signes employés par la magie et les arts divinatoires, ou les catalogues de symboles des systèmes kabbalistiques et des clés des songes.
C’est par l’hystérie que Freud fait sienne l’approche de Charcot, complétée par celles de Berheim, de Breuer, et de bien d’autres.
Charcot avait esquissé une théorie de l’hystérie étayée sur une observation d’un processus temporel en deux temps : un temps 1, celui d’un choc, un temps deux, celui de l’apparition d’un symptôme. Entre les deux, un temps silencieux, que Charcot dénomma temps d’incubation, sur le modèle des maladies infectieuses (Pasteur est proche), mais aussi temps d’élaboration psychique. Un mystère complet planait sur ce qui se passait dans l’entre-deux temps, sur cette élaboration psychique, sur cette période qui deviendra pour Freud la période de latence. Ce dernier porta son intérêt sur l’activité psychique de ses patients dans cet entre-deux temps, d’abord sous hypnose, puis sous simple influence, puis sous remémoration forcée enfin spontanée. Freud découvre alors que ces modes de penser oniriques et oniroïdes sont le résultat de modalités de travail psychique qui n’apparaissent que dans certaines conditions, et qui sont impliqués dans la genèse des symptômes et dans leur disparition.
Son intérêt se tourne alors vers le penser du rêve et vers celui des séances, et aussi vers le travail de rêve et celui d’associativité, tout deux étant des expressions de modes de pensers de l’entre-deux, apparaissant dans des conditions très déterminées. La pensée s’est ainsi trouvée enrichies de modalités régressives n’apparaissant que dans la passivité, que l’on peut réunir sous l’appellation d’activités psychiques régressives de la passivité. Qui plus est ces modalités de pensées suivent une voie régrédiente, un à rebours ; certes une régression temporelle, mais surtout une régression formelle depuis les mots vers les images pour le rêve ; depuis les mots monosémiques vers les mots primitifs à double sens en séance. Freud ne décrira pas la régression sensuelle, celle de la scène érotique qui partant des mots du discours amoureux, régresse aux double sens pour laisser place aux éprouvés sensuels hors langage, à la pulsionnalité qui est dans son principe même hors langage.
La Traumdeutung (1900) viendra offrir un corpus de concepts permettant de saisir les mécanismes et procès constitutifs du travail de rêve, aboutissant au penser en image du rêve, cette expression prototypique de tous les pensers régressifs.
Dans la même foulée, c’est la méthode thérapeutique qui évolue et qui à partir de la rétrogression de Breuer, se fonde sur une activité psychique elle aussi régressive, la libre association, ou si l’on se tient au plus près de l’inconscient, la parole d’incidence faite sur le modèles des pensées incidentes.
Freud va dès lors mettre en place un trépied thérapeutique qui va utiliser ces activités de pensée régressives pour obtenir un effet thérapeutique. C’est la célèbre Règle fondamentale et ses deux conséquences, deux modalités du penser, la libre association côté patient, et l’attention en égal suspens côté analyste. Ces deux pôles métaphorisent en fait deux pôles du penser présent chez tout un chacun mais distribués artificiellement sur les deux protagonistes de la séance et de la cure analytique aux fins thérapeutiques ; distribution qui était caricaturalement agie par l’hypnose et la catharsis sous influence, le médecin n’étant qu’actif, le patient que passif.
Pour élaborer une nouvelle méthode étayée sur un dispositif favorisant le déploiement de modalités régressives du penser, la prise en compte de l’influence du psychisme du médecin hypnotiseur fut la première marche retenue par Freud. Il la remplaça par la règle fondamentale, libérant le médecin du seul penser actif ; un impératif de la méthode à la place d’un forçage personnalisé. La remémoration suivie par la méthode cathartique de Breuer fut la seconde. Des deux, Freud retint l’implication de la parole en tant que vecteur des processus de pensées sous-jacents. Il abandonne progressivement la seule remémoration au profit de la libre association, de telle façon que la parole se trouve appréhendée au-delà de son contenu de souvenir, comme un acte de paroles, et que la libre association l’emporte en tant que contenu formel régressif, considéré en tant que réminiscence de fonctionnements psychiques régressifs, et non plus en tant que contenu de souvenirs. Mais ce qui importe de remarquer ici, c’est la place de la parole par rapport à la pensée régressive. La parole s’avère première. Les images du rêve sont obtenues par une régression formelle des mots, elles ont fonction de rentrer en contact avec les désirs inconscients et les motions pulsionnelles, de les représenter, en fait de les interpréter en représentations. Les pensées régressives du rêve, des symptômes, celles des séances, celles aussi des rêveries, trouvent ici leur double ancrage, leur double face et leur double sens ; un sens désexualisé par leur lien au langage, un autre sexuel par celui aux pulsions. La pensée est donc bidirectionnelle et biface.
Freud a ainsi abordé la pensée, non pas par le haut, non par ses qualités supérieures de réflexion, de déduction, d’utilisation des processus secondaires les plus raffinés, mais par ses moyens d’expression régressifs.
Ces évolutions ont permis de passer de la remémoration, donc du souvenir, au fantasme, donc à des activités psychiques et des modalités du penser ayant pour but une réalisation hallucinatoire de désirs, accessible uniquement par leur expression en parole. La pensée inconsciente et tout ce qui la constitue se transpose sur le langage par le biais de l’acte de parole qui transmet l’ensemble des événements psychiques, quels que soient leurs contenus. Remémorer, fantasmer, élaborer, narrer, réciter, répéter se sont dès lors inscrits dans cette parole très particulière, celle des séances, la parole d’incidence.
L’intérêt de ce rappel est de montrer que ce qui importe à la psychanalyse, c’est d’ancrer sa conception de la pensée dans les expressions de la pensée. Pour le dire autrement, les moyens d’expression sont indispensables à la psychanalyse pour pouvoir déduire ce qui les fonde ; d’où l’importance de la parole, de la narration, du récit, de la remémoration, de la libre association. Tous ces moyens d’expression portent jusqu’à la conscience les processus psychiques sous-jacents à déduire. Il en est ainsi tant pour le patient que pour le psychanalyste dont le travail de pensée, silencieux, se donne à entendre et percevoir par sa prise de parole qu’est l’interprétation, celle-ci transmettant toujours plus que ce qu’elle dit.
Remarquons que c’est bien avant de le théoriser que Freud a mis en place le dispositif de la cure de parole. Ce faisant il a eu une autre intention, la valeur essentielle du rapport des processus de pensée avec la conscience. C’est pourquoi, la règle fondamentale exige l’expression de paroles régressives, et ne commande pas de penser. La règle fondamentale est un devoir d’expression, pas de communication.
Freud a fait de la parole le moyen d’un rendre conscient, puis d’un devenir conscient, pour enfin aboutir à une prise de conscience intégrant un jugement réflexif sur la libre expression. La pensée ne suffisait pas à Freud ; inconsciente et régressive, il fallait la relier à la conscience ; il faut sa matérialisation en acte de parole ; jusqu’à la reconnaissance que c’est son expression même qui fait exister la pensée. Pour Freud, la parole est le chemin obligatoire, le détour qui permet à la pensée d’advenir, de passer certes de pensée inconsciente à une pensée préconsciente, mais surtout de faire passer les processus de pensée de potentiels à efficients. Au sein de la cure la parole prime sur la pensée, et la fait exister.
La conscience est alors devenue le sixième organe des sens, tournée vers l’intérieur du psychisme, plaque de projection de l’ensemble des événements ayant lieu au sein de l’appareil psychique. La pensée est censée s’y inscrire, par le détour du langage. Cette inversion de la classique priorité, voire de la hiérarchie accordée à la pensée sur la parole, est exigée par la règle fondamentale, qui inverse aussi le message éducatif qui invite plutôt l’enfant à se taire et à penser avant de parler. En se situant de façon délibérée sur la voie régressive, en cherchant à faire exister celle-ci par sa fréquentation répétée, la méthode freudienne inverse la démarche éducative qui soutient à juste titre la voie progrédiente, sans négliger bien sûr les récréations régressives ; mais sans en faire son objet. La psychanalyse au contraire considère que l’acte de penser est à suspendre au profit de la parole, voire même qu’il devient une transgression eu égard à la règle fondamentale qui impose le tout dire, tout dire ce qui vient pendant les séances. Mais comprenons-nous bien, il s’agit ainsi d’enrichir la voie régrédiente et les contenus régressifs, et de favoriser la mission des diverses modalités de travail régressif, de s’opposer aux tendances extinctives, de capter et d’orienter les motions pulsionnelles sur la voie progrédiente. La voie régrédiente est un détour pour atteindre la visée de l’objectalité. Elle régénère les investissements libidinaux narcissiques et objectaux.
Nous atteignons ici le dernier point que j’aborderai, la fonction de la pensée et de ses qualités de bidirectionnalité et de biface. C’est par l’oscillation entre ces deux voies que la psyché traite les aspirations extinctives endogènes, soit spontanées, soit éveillées par l’impact d’évènements traumatiques externes. Cette oscillation s’inscrit dans un procès d’ensemble, celui de l’après-coup qui a justement mission de répondre aux aspirations extinctives traumatiques par un temps régressif, puis de réorienter les investissements sur la voie progrédiente. Le désir humain s’avère être un après-coup de ce double travail.
L’inversion signalée plus haut, la précession de la parole sur la pensée, trouve ici sa pleine justification. Autrement dit, Freud rompt avec le célèbre proverbe qui affirme que celui qui se tait n’en pense pas moins. Pour Freud, rien n’est plus incertain ! La dimension traumatique, véritable aiguillon relançant sans fin l’acte de pensée, nécessite un travail qui peut être amélioré en passant par l’acte de parole ; c’est ce dernier qui installe les faits de pensée.
L’approche psychanalytique n’est donc pas directement tournée vers la pensée, même si Freud considère implicitement qu’elle reste l’activité humaine la plus précieuse, mais vers la capacité à exprimer celle-ci, capacité qui s’accompagne de la révélation du fait qu’elle ne peut s’exprimer toute. En poussant les logiques de la règle fondamentale, l’analyste oblige son patient à éprouver la révélation de vécus de manque qui hantent le psychisme et que l’acte de parole tente de recouvrir et méconnaitre en saturant la conscience, mais que l’exigence du tout dire révèle. De ce fait, la tentation de prêter une richesse de pensée au silence de la parole, s’avère suspecte et interprétable comme une façon de contrer les éprouvés de manque révélés par cette parole soumise à la règle du dire, du tout dire. La théorie psychanalytique de la pensée trouve donc son originalité dans l’expérience des séances. C’est là que se révèlent certaines de ses qualités, impossibles à appréhender sans de telles circonstances. Cette disposition qui exige de faire passer la parole en précession de la pensée modifie totalement la façon de penser la pensée humaine. Elle renverse le célèbre « cogito » : « je pense donc je suis », en une formule complémentaire inversée qui tient compte de la tendance extinctive traumatique : « j’exprime donc je pense ».
Bernard Chervet, psychanalyste membre titulaire formateur SPP.