J’exprime, donc je pense.
Approche psychanalytique de la pensée

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Pour sai­sir ce que la psy­cha­na­lyse peut appor­ter à une appré­hen­sion de la pen­sée humaine, il convient de pré­ci­ser la démarche de Freud. Il n’a pas éta­bli de théo­rie expli­cite de la pen­sée, mais toute son œuvre peut être consi­dé­rée comme un long déploie­ment de celle-ci ; tout à la fois une réa­li­sa­tion de sa pen­sée et une éla­bo­ra­tion de la pen­sée humaine ; l’émergence d’une pen­sée et la ten­ta­tive de pen­ser la pen­sée humaine en tant que moda­li­té d’expression de la « pré­cieuse matière psy­chique » et donc de la matière vivante.
L’œuvre de Freud témoigne de sa conti­nuelle pré­oc­cu­pa­tion pour les pro­ces­sus de pen­sée, pour les opé­ra­tions qui la fondent et qui sont impli­quées tout au long de la vie dans sa pro­mo­tion ; mais le che­mi­ne­ment de Freud est sin­gu­lier, il relève du détour.

C’est en effet par un détour qu’il embrasse le thème de la pen­sée, par le biais d’une étude de l’appareil psy­chique au tra­vail, pro­duc­teur de toutes sortes de for­ma­tions et de mani­fes­ta­tions pou­vant être consi­dé­rées comme des expres­sions de la pen­sée. Ce détour peut s’expliquer de plu­sieurs façons :
Tout d’abord Freud consi­dère que la pen­sée est trop asso­ciée au seul verbe et aux conte­nus lan­ga­giers, et ain­si à la conscience, alors qu’il recon­naît très tôt que ses expres­sions sont plu­ri­voques : cor­po­relles par la conver­sion, en images dans le rêve, selon des signes divers dans les arts divi­na­toires, en asso­cia­tions dans le dis­cours de séance, ou selon de mul­tiples autres sup­ports dans les arts, etc.
Ensuite il per­çoit que la pen­sée est avant tout incons­ciente et qu’il convient de la dif­fé­ren­cier de ses expres­sions mani­festes ; tout en recon­nais­sant néan­moins que seules celles-ci per­mettent de l’aborder par déduc­tion ; la pen­sée ne peut donc qu’être déduite, et une concep­tion la concer­nant implique une théo­ri­sa­tion ; in fine elle reste incon­nais­sable en tant que telle ;
Par ailleurs sa consti­tu­tion exige elle-même des détours, des trans­po­si­tions et des étayages sur des per­cep­tions exté­rieures dont les repré­sen­ta­tions peuvent être prises pour la pen­sée elle-même, alors qu’il s’agit d’une méta­pho­ri­sa­tion de son ver­sant endo-psy­chique, celui qui a valeur d’interprétation (au sens artis­tique du terme) de l’activité pul­sion­nelle sous-jacente à la vie psy­chique ;
Enfin la fonc­tion du pen­ser est d’offrir un che­mi­ne­ment à l’économie pul­sion­nelle, d’orienter celle-ci vers la conscience et par elle vers l’objet ;
En l’occurrence, la pen­sée humaine inter­prète les pul­sions et par­ti­cipe à l’avènement du désir en uti­li­sant pour s’exprimer toutes les réa­li­tés dans les­quelles elle peut se réa­li­ser.

Ces divers points, un peu abs­traits, deviennent intel­li­gibles si nous contex­tua­li­sons la démarche de Freud, en per­ce­vant bien qu’il n’a pas cher­ché à pro­duire une théo­rie de la pen­sée, de même que son but pre­mier ne fut pas de pro­duire une théo­rie du rêve. Son inté­rêt pour le pen­ser de rêve est aus­si un détour dans sa recherche prag­ma­tique por­tant sur les troubles névro­tiques en par­ti­cu­lier hys­té­riques, et sur leur gué­ri­son.
Après ses pre­miers tra­vaux en neu­ro­lo­gie, son inté­rêt se tourne en effet vers l’hystérie, puis s’élargit à tous les troubles névro­tiques puis psy­chiques, avec le but très clair de trou­ver une méthode thé­ra­peu­tique, l’hypnose et la cathar­sis s’avérant insuf­fi­santes. C’est donc le fonc­tion­ne­ment psy­chique lui-même qui est l’objet et l’objectif de Freud selon une démarche que l’on peut qua­li­fier d’humaniste, au sens de la grande tra­di­tion qui pré­si­dait depuis la Renais­sance (Mon­taigne, Erasme, etc.) à l’approche de la folie, reprise par l’ensemble de la psy­chia­trie. Il s’agit pour Freud par cette voie de faire un pas de plus, de rat­ta­cher la vie psy­chique aux sciences de la nature.
Cette démarche per­met­tra une nou­velle approche, une nou­velle concep­tion de la pen­sée humaine, basée sur une théo­ri­sa­tion éla­bo­rée à par­tir de toutes les pro­duc­tions humaines qui sont des expres­sions de la pen­sée uti­li­sant divers sup­ports, expres­sions à entendre comme des inter­pré­ta­tions de l’activité pul­sion­nelle sous-jacente, pen­sée et vie pul­sion­nelle res­tant en soi incons­cientes et incon­nais­sables, les concep­tions qui tentent d’en rendre compte étant des déduc­tions.

Ce sont donc les voies d’expression de la pen­sée qui retiennent d’abord l’attention de Freud, en tant qu’elles sont des tra­duc­tions, des repré­sen­ta­tions, en fait des inter­pré­ta­tions de l’activité pul­sion­nelle, à par­tir des­quels il va déduire quels sont les élé­ments fon­da­teurs de celle-ci, les méca­nismes, opé­ra­tions, pro­cès, pro­ces­sus incons­cients, les visées et les déter­mi­nants qui contraignent les diverses expres­sions consti­tu­tives de la pen­sée et qui lui donnent ses mul­tiples qua­li­tés séméio­lo­giques, ses styles, asso­cia­tive, remé­mo­ra­tive, per­cep­tive, réflexive, nar­ra­tive, répé­ti­tive, com­pul­sive, magique, néga­tive, opé­ra­toire, fac­tuelle, mais aus­si néga­ti­viste voire man­quante. Et selon ses sup­ports d’expression, elle peut être abor­dée en tant que pen­sée ver­bale,  pen­sée en image, affec­tive, cor­po­relle par conver­sion, sen­suelle, éro­tique, etc. La concep­tion psy­cha­na­ly­tique du pen­ser pro­pose une pen­sée écla­tée, ou si l’on pré­fère, par évo­ca­tion aux garde-temps à com­pli­ca­tions, un garde-psy­chisme à haute com­plexi­té.
C’est par sa recon­nais­sance de cette plu­ra­li­té écla­tée, que Freud va créer une dis­ci­pline, évé­ne­ment unique dans l’histoire des sciences, qui conjugue un cor­pus de concepts ren­dant compte du fonc­tion­ne­ment psy­chique, un pro­cé­dé d’investigation de toutes les pro­duc­tions humaines et une méthode thé­ra­peu­tique des troubles psy­chiques.
Son inté­rêt pour la pen­sée est donc avant tout un inté­rêt pour le fonc­tion­ne­ment de l’appareil psy­chique, à par­tir de ses moda­li­tés d’expression et de ses pro­duc­tions. Il parle certes très tôt de pro­ces­sus de pen­sée, et il les infère à par­tir de mani­fes­ta­tions qui ne sont pas clas­si­que­ment envi­sa­gées comme rele­vant de la pen­sée, en par­ti­cu­lier des symp­tômes, des affects et éprou­vés cor­po­rels, des rêves, etc.

Dès le Pro­jet (l’Esquisse ; 1895) Freud s’intéresse au « pen­ser » sous ses dif­fé­rentes formes, ver­bal, visuel, affec­tif etc., mais sur­tout aux pro­ces­sus pro­duc­teurs de la pen­sée et de ses diverses formes. Après l’Esquisse, c’est bien sûr la Traum­deu­tung avec ses longs pas­sages sur le pen­ser du rêveur. Puis les textes pos­té­rieurs s’orientent de plus en plus vers les pro­ces­sus impli­qués dans le fait de pen­ser, ceux où il confronte, dif­fé­ren­cie et arti­cule les pro­ces­sus pri­maires et les pro­ces­sus secon­daires, et par voie de consé­quence les deux prin­cipes de la réa­li­té psy­chique (1911) ; ceux dans les­quels il étu­die très spé­ci­fi­que­ment les qua­li­tés du pro­ces­sus pri­maire (L’inconscient, 1915). Plus tard, il com­plexi­fie encore cette dua­li­té pro­ces­suelle consti­tu­tive de la pen­sée, en l’ouvrant à une fonc­tion fon­da­men­tale anti-extinc­tive, et à un arrière-fond éco­no­mique beau­coup plus dif­fi­cile à cer­ner, trau­ma­tique, un « au-delà du prin­cipe de plai­sir » qui va exi­ger une rete­nue créa­trice d’une ten­sion dou­lou­reuse qui devient la pre­mière pen­sée. Dans Totem et tabou (1911–12) Freud fait naître la pen­sée d’une rete­nue de l’acte, puis à par­tir de 1920, de l’inhibition de la ten­dance au retour à un état anté­rieur jusqu’à l’inorganique. C’est ce qui explique qu’en 1923, il géné­ra­lise offi­ciel­le­ment le terme de pen­sée qui embrasse désor­mais l’ensemble des moyens d’expression, les repré­sen­ta­tions de mots, les conver­sions cor­po­relles, les sen­ti­ments, les affects, les éprou­vés, liste à laquelle je rajou­te­rai volon­tiers la sen­sua­li­té, c’est-à-dire l’érogénéité cor­po­relle. Puis qu’en 1924, il ori­gine la pen­sée dans la pre­mière dou­leur liée au maso­chisme de rete­nue, de telle façon que cette dou­leur peut être consi­dé­rée comme la pen­sée la plus élé­men­taire, issue d’une inhi­bi­tion de la ten­dance à l’extinction. Le plai­sir de pen­sée nait sur fond de cette dou­leur de rete­nue fon­da­trice.

Toute l’œuvre de Freud est donc tout à la fois une inves­ti­ga­tion et une pro­mo­tion de la connais­sance des pro­ces­sus de pen­sée, en même temps qu’elle rem­plit pour lui-même cette fonc­tion de rete­nue et d’inscription anti-extinc­tive. Envi­ron 40 000 lettres de cor­res­pon­dance, en plus des livres, essais et articles. L’impératif d’inscription ne peut mieux s’illustrer.
Cette approche élar­gie va libé­rer la pen­sée de ses liens trop uni­voques avec le verbe et le pro­ces­sus secon­daire, mais aus­si avec toutes les repré­sen­ta­tions – la psy­cha­na­lyse est plus qu’une science de la repré­sen­tance -, et per­mettre de lui recon­naître de nou­velles qua­li­tés insoup­çon­nées aupa­ra­vant, telles que sa plu­ra­li­té d’expression, dont nous venons de par­ler, tout sup­port pou­vant ser­vir à l’exprimer et la dis­si­mu­ler ; sa dua­li­té en pen­sée mani­feste et pen­sée latente ; sa fonc­tion dis­si­mu­la­trice de ses for­ma­tions mani­festes ; sa bidi­rec­tion­na­li­té régré­diente-pro­gré­diente ; sa double face confé­rant à tous ses conte­nus un double sens et une double signi­fi­ca­tion ; son bipha­sisme tem­po­relle ; son orga­ni­sa­tion d’ensemble selon un pro­cès très par­ti­cu­lier incluant l’ensemble des qua­li­fi­ca­tifs pré­cé­dents, que l’on dénomme l’après-coup ; sa fonc­tion la plus fon­da­men­tale d’ins­crire l’économie pul­sion­nelle régres­sive dans un lien à la conscience, d’investir une par­tie de l’économie libi­di­nale dans le psy­chisme sous forme de nar­cis­sisme, et de por­ter une autre part des inves­tis­se­ments vers les objets et le monde per­cep­tible selon les divers des­tins de la sexua­li­té. De ce point de vue la pen­sée est une com­bi­na­toire écla­tée d’investissements plu­riels.

Repre­nons suc­cinc­te­ment quelques uns de ces points.

Le sou­ci de Freud de soi­gner des patients pour les­quels Char­cot, Breuer et bien d’autres méde­cins de l’époque, de la fin du XIXe siècle, neu­ro­logues et psy­chiatres avaient recon­nu la réver­si­bi­li­té de leurs troubles, sera le mobile inau­gu­ral de Freud. Il lui fal­lut pour cela s’intéresser à la genèse des symp­tômes, au fonc­tion­ne­ment de l’appareil psy­chique, et à la méthode qui obte­nait la réver­si­bi­li­té.
C’est ain­si qu’il suit la grande tra­di­tion huma­niste qui consi­dère que tout ce que pro­duit l’être humain, aus­si étrange et bizarre que cela puisse être, est digne d’intérêt et doit être res­pec­té en tant que reflet de l’humain, que révé­la­tion de ce qu’est l’être humain, que cela soit éva­lué par quelque juge­ment de valeur le meilleur ou le pire. L’écoute psy­cha­na­ly­tique qui prône une égale atten­tion à toutes les pro­duc­tions humaines en est l’héritière directe.
En com­men­çant ses tra­vaux avec l’hystérie, Freud s’était confron­té à un autre moyen d’expression qui était ce qu’il a dénom­mé la conver­sion de pen­sées ver­bales dans le corps, pen­sées liées alors à des dési­rs incons­cients. Des pen­sées mises en latence, des pen­sées incons­cientes, se tra­dui­saient, s’exprimaient par un cer­tain nombre de mani­fes­ta­tions cor­po­relles, qu’il a dénom­mées une conver­sion. La notion de parole, par ce lan­gage du corps, s’est trou­vée dès lors for­te­ment élar­gie. Ont pu être embras­sés ensuite tous les autres moyens d’expression dans la mesure où ceux-ci sont réfé­rés à un code, bien sou­vent arbi­traire et conven­tion­nel, depuis les langues orga­ni­sées jusqu’aux sys­tèmes de signes employés par la magie et les arts divi­na­toires, ou les cata­logues de sym­boles des sys­tèmes kab­ba­lis­tiques et des clés des songes.
C’est par l’hystérie que Freud fait sienne l’approche de Char­cot, com­plé­tée par celles de Berheim, de Breuer, et de bien d’autres.

Char­cot avait esquis­sé une théo­rie de l’hystérie étayée sur une obser­va­tion d’un pro­ces­sus tem­po­rel en deux temps : un temps 1, celui d’un choc, un temps deux, celui de l’apparition d’un symp­tôme. Entre les deux, un temps silen­cieux, que Char­cot dénom­ma temps d’incubation, sur le modèle des mala­dies infec­tieuses (Pas­teur est proche), mais aus­si temps d’élaboration psy­chique. Un mys­tère com­plet pla­nait sur ce qui se pas­sait  dans l’entre-deux temps, sur cette éla­bo­ra­tion psy­chique, sur cette période qui devien­dra pour Freud la période de latence. Ce der­nier por­ta son inté­rêt sur l’activité psy­chique de ses patients dans cet entre-deux temps, d’abord sous hyp­nose, puis sous simple influence, puis sous remé­mo­ra­tion for­cée enfin spon­ta­née. Freud découvre alors que ces modes de pen­ser oni­riques et oni­roïdes sont le résul­tat de moda­li­tés de tra­vail psy­chique qui n’apparaissent que dans cer­taines condi­tions, et qui sont impli­qués dans la genèse des symp­tômes et dans leur dis­pa­ri­tion.
Son inté­rêt se tourne alors vers le pen­ser du rêve et vers celui des séances, et aus­si vers le tra­vail de rêve et celui d’associativité, tout deux étant des expres­sions de modes de pen­sers de l’entre-deux, appa­rais­sant dans des condi­tions très déter­mi­nées. La pen­sée s’est ain­si trou­vée enri­chies de moda­li­tés régres­sives n’apparaissant que dans la pas­si­vi­té, que l’on peut réunir sous l’appellation d’activités psy­chiques régres­sives de la pas­si­vi­té. Qui plus est ces moda­li­tés de pen­sées suivent une voie régré­diente, un à rebours ; certes une régres­sion tem­po­relle, mais sur­tout une régres­sion for­melle depuis les mots vers les images pour le rêve ; depuis les mots mono­sé­miques vers les mots pri­mi­tifs à double sens en séance. Freud ne décri­ra pas la régres­sion sen­suelle, celle de la scène éro­tique qui par­tant des mots du dis­cours amou­reux, régresse aux double sens pour lais­ser place aux éprou­vés sen­suels hors lan­gage, à la pul­sion­na­li­té qui est dans son prin­cipe même hors lan­gage.

La Traum­deu­tung (1900) vien­dra offrir un cor­pus de concepts per­met­tant de sai­sir les méca­nismes et pro­cès consti­tu­tifs du tra­vail de rêve, abou­tis­sant au pen­ser en image du rêve, cette expres­sion pro­to­ty­pique de tous les pen­sers régres­sifs.
Dans la même fou­lée, c’est la méthode thé­ra­peu­tique qui évo­lue et qui à par­tir de la rétro­gres­sion de Breuer, se fonde sur une acti­vi­té psy­chique elle aus­si régres­sive, la libre asso­cia­tion, ou si l’on se tient au plus près de l’inconscient, la parole d’incidence faite sur le modèles des pen­sées inci­dentes.
Freud va dès lors mettre en place un tré­pied thé­ra­peu­tique qui va uti­li­ser ces acti­vi­tés de pen­sée régres­sives pour obte­nir un effet thé­ra­peu­tique. C’est la célèbre Règle fon­da­men­tale et ses deux consé­quences, deux moda­li­tés du pen­ser, la libre asso­cia­tion côté patient, et l’attention en égal sus­pens côté ana­lyste. Ces deux pôles méta­pho­risent en fait deux pôles du pen­ser pré­sent chez tout un cha­cun mais dis­tri­bués arti­fi­ciel­le­ment sur les deux pro­ta­go­nistes de la séance et de la cure ana­ly­tique aux fins thé­ra­peu­tiques ; dis­tri­bu­tion qui était cari­ca­tu­ra­le­ment agie par l’hypnose et la cathar­sis sous influence, le méde­cin n’étant qu’ac­tif, le patient que pas­sif.
Pour éla­bo­rer une nou­velle méthode étayée sur un dis­po­si­tif favo­ri­sant le déploie­ment de moda­li­tés régres­sives du pen­ser, la prise en compte de l’influence du psy­chisme du méde­cin hyp­no­ti­seur fut la pre­mière marche rete­nue par Freud. Il la rem­pla­ça par la règle fon­da­men­tale, libé­rant le méde­cin du seul pen­ser actif ; un impé­ra­tif de la méthode à la place d’un for­çage per­son­na­li­sé. La remé­mo­ra­tion sui­vie par la méthode cathar­tique de Breuer fut la seconde. Des deux, Freud retint l’implication de la parole en tant que vec­teur des pro­ces­sus de pen­sées sous-jacents. Il aban­donne pro­gres­si­ve­ment la seule remé­mo­ra­tion au pro­fit de la libre asso­cia­tion, de telle façon que la parole se trouve appré­hen­dée au-delà de son conte­nu de sou­ve­nir, comme un acte de paroles, et que la libre asso­cia­tion l’emporte en tant que conte­nu for­mel régres­sif, consi­dé­ré en tant que rémi­nis­cence de fonc­tion­ne­ments psy­chiques régres­sifs, et non plus en tant que conte­nu de sou­ve­nirs. Mais ce qui importe de remar­quer ici, c’est la place de la parole par rap­port à la pen­sée régres­sive. La parole s’avère pre­mière. Les images du rêve sont obte­nues par une régres­sion for­melle des mots, elles ont fonc­tion de ren­trer en contact avec les dési­rs incons­cients et les motions pul­sion­nelles, de les repré­sen­ter, en fait de les inter­pré­ter en repré­sen­ta­tions. Les pen­sées régres­sives du rêve, des symp­tômes, celles des séances, celles aus­si des rêve­ries, trouvent ici leur double ancrage, leur double face et leur double sens ; un sens désexua­li­sé par leur lien au lan­gage, un autre sexuel par celui aux pul­sions. La pen­sée est donc bidi­rec­tion­nelle et biface.

Freud a ain­si abor­dé la pen­sée, non pas par le haut, non par ses qua­li­tés supé­rieures de réflexion, de déduc­tion, d’utilisation des pro­ces­sus secon­daires les plus raf­fi­nés, mais par ses moyens d’expression régres­sifs.
Ces évo­lu­tions ont per­mis de pas­ser de la remé­mo­ra­tion, donc du sou­ve­nir, au fan­tasme, donc à des acti­vi­tés psy­chiques et des moda­li­tés du pen­ser ayant pour but une réa­li­sa­tion hal­lu­ci­na­toire de dési­rs, acces­sible uni­que­ment par leur expres­sion en parole. La pen­sée incons­ciente et tout ce qui la consti­tue se trans­pose sur le lan­gage par le biais de l’acte de parole qui trans­met l’ensemble des évé­ne­ments psy­chiques, quels que soient leurs conte­nus. Remé­mo­rer, fan­tas­mer, éla­bo­rer, nar­rer, réci­ter, répé­ter se sont dès lors ins­crits dans cette parole très par­ti­cu­lière, celle des séances, la parole d’incidence.
L’intérêt de ce rap­pel est de mon­trer que ce qui importe à la psy­cha­na­lyse, c’est d’ancrer sa concep­tion de la pen­sée dans les expres­sions de la pen­sée. Pour le dire autre­ment, les moyens d’expression sont indis­pen­sables à la psy­cha­na­lyse pour pou­voir déduire ce qui les fonde ; d’où l’importance de la parole, de la nar­ra­tion, du récit, de la remé­mo­ra­tion, de la libre asso­cia­tion. Tous ces moyens d’expression portent jusqu’à la conscience les pro­ces­sus psy­chiques sous-jacents à déduire. Il en est ain­si tant pour le patient que pour le psy­cha­na­lyste dont le tra­vail de pen­sée, silen­cieux, se donne à entendre et per­ce­voir par sa prise de parole qu’est l’interprétation, celle-ci trans­met­tant tou­jours plus que ce qu’elle dit.

Remar­quons que c’est bien avant de le théo­ri­ser que Freud a mis en place le dis­po­si­tif de la cure de parole. Ce fai­sant il a eu une autre inten­tion, la valeur essen­tielle du rap­port des pro­ces­sus de pen­sée avec la conscience. C’est pour­quoi, la règle fon­da­men­tale exige l’expression de paroles régres­sives, et ne com­mande pas de pen­ser. La règle fon­da­men­tale est un devoir d’expression, pas de com­mu­ni­ca­tion.
Freud a fait de la parole le moyen d’un rendre conscient, puis d’un deve­nir conscient, pour enfin abou­tir à une prise de conscience inté­grant un juge­ment réflexif sur la libre expres­sion. La pen­sée ne suf­fi­sait pas à Freud ; incons­ciente et régres­sive, il fal­lait la relier à la conscience ; il faut sa maté­ria­li­sa­tion en acte de parole ; jus­qu’à la recon­nais­sance que c’est son expres­sion même qui fait exis­ter la pen­sée. Pour Freud, la parole est le che­min obli­ga­toire, le détour qui per­met à la pen­sée d’advenir, de pas­ser certes de pen­sée incons­ciente à une pen­sée pré­cons­ciente, mais sur­tout de faire pas­ser les pro­ces­sus de pen­sée de poten­tiels à effi­cients. Au sein de la cure la parole prime sur la pen­sée, et la fait exis­ter.

La conscience est alors deve­nue le sixième organe des sens, tour­née vers l’intérieur du psy­chisme, plaque de pro­jec­tion de l’ensemble des évé­ne­ments ayant lieu au sein de l’appareil psy­chique. La pen­sée est cen­sée s’y ins­crire, par le détour du lan­gage. Cette inver­sion de la clas­sique prio­ri­té, voire de la hié­rar­chie accor­dée à la pen­sée sur la parole, est exi­gée par la règle fon­da­men­tale, qui inverse aus­si le mes­sage édu­ca­tif qui invite plu­tôt l’enfant à se taire et à pen­ser avant de par­ler. En se situant de façon déli­bé­rée sur la voie régres­sive, en cher­chant à faire exis­ter celle-ci par sa fré­quen­ta­tion répé­tée, la méthode freu­dienne inverse la démarche édu­ca­tive qui sou­tient à juste titre la voie pro­gré­diente, sans négli­ger bien sûr les récréa­tions régres­sives ; mais sans en faire son objet. La psy­cha­na­lyse au contraire consi­dère que l’acte de pen­ser est à sus­pendre au pro­fit de la parole, voire même qu’il devient une trans­gres­sion eu égard à la règle fon­da­men­tale qui impose le tout dire, tout dire ce qui vient pen­dant les séances. Mais com­pre­nons-nous bien, il s’agit ain­si d’enrichir la voie régré­diente et les conte­nus régres­sifs, et de favo­ri­ser la mis­sion des diverses moda­li­tés de tra­vail régres­sif, de s’opposer aux ten­dances extinc­tives, de cap­ter et d’orienter les motions pul­sion­nelles sur la voie pro­gré­diente. La voie régré­diente est un détour pour atteindre la visée de l’objectalité. Elle régé­nère les inves­tis­se­ments libi­di­naux nar­cis­siques et objec­taux.

Nous attei­gnons ici le der­nier point que j’aborderai, la fonc­tion de la pen­sée et de ses qua­li­tés de bidi­rec­tion­na­li­té et de biface. C’est par l’oscillation entre ces deux voies que la psy­ché traite les aspi­ra­tions extinc­tives endo­gènes, soit spon­ta­nées, soit éveillées par l’impact d’évènements trau­ma­tiques externes. Cette oscil­la­tion s’inscrit dans un pro­cès d’ensemble, celui de l’après-coup qui a jus­te­ment mis­sion de répondre aux aspi­ra­tions extinc­tives trau­ma­tiques par un temps régres­sif, puis de réorien­ter les inves­tis­se­ments sur la voie pro­gré­diente. Le désir humain s’avère être un après-coup de ce double tra­vail.
L’inversion signa­lée plus haut, la pré­ces­sion de la parole sur la pen­sée, trouve ici sa pleine jus­ti­fi­ca­tion. Autre­ment dit, Freud rompt avec le célèbre pro­verbe qui affirme que celui qui se tait n’en pense pas moins. Pour Freud, rien n’est plus incer­tain ! La dimen­sion trau­ma­tique, véri­table aiguillon relan­çant sans fin l’acte de pen­sée, néces­site un tra­vail qui peut être amé­lio­ré en pas­sant par l’acte de parole ; c’est ce der­nier qui ins­talle les faits de pen­sée.

L’approche psy­cha­na­ly­tique n’est donc pas direc­te­ment tour­née vers la pen­sée, même si Freud consi­dère impli­ci­te­ment qu’elle reste l’activité humaine la plus pré­cieuse, mais vers la capa­ci­té à expri­mer celle-ci, capa­ci­té qui s’accompagne de la révé­la­tion du fait qu’elle ne peut s’exprimer toute. En pous­sant les logiques de la règle fon­da­men­tale, l’analyste oblige son patient à éprou­ver la révé­la­tion de vécus de manque qui hantent le psy­chisme et que l’acte de parole tente de recou­vrir et mécon­naitre en satu­rant la conscience, mais que l’exigence du tout dire révèle. De ce fait, la ten­ta­tion de prê­ter une richesse de pen­sée au silence de la parole, s’avère sus­pecte et inter­pré­table comme une façon de contrer les éprou­vés de manque révé­lés par cette parole sou­mise à la règle du dire, du tout dire. La théo­rie psy­cha­na­ly­tique de la pen­sée trouve donc son ori­gi­na­li­té dans l’expérience des séances. C’est là que se révèlent cer­taines de ses qua­li­tés, impos­sibles à appré­hen­der sans de telles cir­cons­tances.  Cette dis­po­si­tion qui exige de faire pas­ser la parole en pré­ces­sion de la pen­sée modi­fie tota­le­ment la façon de pen­ser la pen­sée humaine. Elle ren­verse le célèbre « cogi­to » : « je pense donc je suis », en une for­mule com­plé­men­taire inver­sée qui tient compte de la ten­dance extinc­tive trau­ma­tique : « j’exprime donc je pense ».

Ber­nard Cher­vet, psy­cha­na­lyste membre titu­laire for­ma­teur SPP.