L’acte, une réminiscence du « Meurtre » au fondement de la vie psychique

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Les psy­cha­na­lystes sont confron­tés à une dif­fi­cul­té spé­ci­fique, d’avoir à trans­mettre un champ théo­rique com­plexe, celui de la méta­psy­cho­lo­gie, en des termes qui soient par­ta­geables sans réduire ladite com­plexi­té. Celle-ci s’impose à nous en tant qu’elle relève de l’évolution de l’humanité. Elle se réa­lise à par­tir de nos vécus de manque par le biais de la recherche (cher­cher ce qui manque), de l’avancée du savoir (com­bler le manque) et de la relance de la théo­ri­sa­tion (expli­quer le manque). En fait, les éprou­vés de manque donnent à pen­ser selon toutes les moda­li­tés de la pen­sée.
Si ce qui se conçoit bien s’énonce clai­re­ment, la com­plexi­té de la vie psy­chique n’en demeure pas moins bien réelle et ne s’en trouve pas dimi­nuer pour autant. Le but est donc d’énoncer clai­re­ment la com­plexi­té. Ain­si, une vie psy­chique frap­pée de réduc­tion exige-t-elle le recours à la pleine com­plexi­té de la méta­psy­cho­lo­gie pour être appré­hen­dée. La sim­pli­fi­ca­tion réa­li­sée par la psy­cho­pa­tho­lo­gie exige d’être pen­sée. Bien sûr il est inutile de com­pli­quer, la com­plexi­té suf­fit !
Ces mots tra­duisent plus pro­fon­dé­ment un devoir pour tout un cha­cun, de ne pas nous sou­mettre aux ten­dances sim­pli­fi­ca­trices qui agissent en nous, celles aus­si qui nous inter­pellent du dehors et qui nous poussent à agir en lieu et place de pen­ser nos actions. Ces sim­pli­fi­ca­tions ont lieu au nom d’aspirations réduc­tion­nistes et néga­ti­vistes incons­cientes que nous sommes ten­tées de mettre en acte au nom de quelques prin­cipes aux for­mu­la­tions légères : « ne nous pre­nons pas la tête », « soyons simples » etc. Une telle atti­tude néga­ti­viste est, au-delà du non-res­pect de l’humain, une forme de cruau­té envers nous-même et le genre humain.
Ces mots d’introduction concernent en fait notre thème, le tra­vail de men­ta­li­sa­tion en séance, la mise en acte des opé­ra­tions psy­chiques qui le com­pose, ain­si que celle des ten­dances qui agissent sa réduc­tion. La men­ta­li­sa­tion peut en effet se conce­voir comme un acte, comme une série d’actes psy­chiques.

Rigou­reu­se­ment par­lant, un psy­cha­na­lyste serait cen­sé ne par­ler en tant que psy­cha­na­lyste, que de la vie psy­chique telle qu’il l’observe et en par­tage l’expérience en séance. Tout le reste de son dis­cours quand il se réfère à la psy­cha­na­lyse, relève de l’extrapolation.
Je ne vais donc pas vous par­ler de l’acte en géné­ral, mais de l’acte en séance de psy­cha­na­lyse, puisque la pra­tique de celle-ci peut déjà se défi­nir comme un acte psy­cha­na­ly­tique, comme l’on dit de façon assez inté­res­sante, un acte médi­cal cen­sé résoudre un désordre soma­tique.
Le psy­cha­na­lyste implique son psy­chisme dans un contexte très pré­cis, orga­ni­sé par une règle fon­da­men­tale qui pres­crit et induit des fonc­tion­ne­ments psy­chiques tout aus­si pré­cis, qui com­posent avec elle le tré­pied de la méthode. Le pro­to­cole est alors cen­sé rendre ladite méthode la plus effi­ciente pos­sible, tant du côté de la parole en libre asso­cia­tion que du côté de l’attention en égale sus­pens et en écoute inter­pré­tante. Néan­moins il n’a pas la même valeur que la méthode.
Mon pro­pos se réfère donc conti­nuel­le­ment, même si je ne l’explicite pas par des expo­sées cli­niques, à ma pra­tique ana­ly­tique et à mes patients, aux fonc­tion­ne­ments men­taux spé­ci­fiques et fai­sant réfé­rence de la situa­tion ana­ly­tique.
La men­ta­li­sa­tion repose sur des actes psy­chiques, sur la réa­li­sa­tion d’opérations psy­chiques qui sont sou­te­nus en séance par une mise en ten­sion, et qui dans l’inconscient ont valeur d’actes fon­da­teurs, géné­ra­teurs, plus pré­ci­sé­ment de « meurtres fon­da­teurs1 » et ori­gi­naires, qui vont se dérou­ler avec plus ou moins de suc­cès, d’aléas et d’achoppements. Nous revien­drons sur l’utilisation volon­taire du terme de « meurtre », son rehaus­se­ment au sta­tut de concept.
Cet acte psy­chique par excel­lence s’implique dans l’élaboration et la pro­duc­tion de tout ce qui fonde la pen­sée au sens psy­cha­na­ly­tique du terme, c’est à dire les conte­nus ver­baux, ceux repré­sen­ta­tifs et syn­taxiques, mais aus­si les images, théo­ries, fan­tai­sies, et bien sûr les affects et sen­ti­ments, sans oublier l’ensemble des sen­sa­tions, des éprou­vés cor­po­rels qui cor­res­pondent à un autre mode de conver­sion que les affects, je veux par­ler de la sen­sua­li­té, l’érogénéité, la sexua­li­té, le désir. Les affects et le désir ne peuvent exis­ter sans cet acte de conver­sion dans le cor­po­rel qui se fait en lien avec le lan­gage.
Depuis ce point de départ, peuvent être pen­sés tous les actes réa­li­sés, en tant qu’ils couvrent un immense champ séméio­lo­gique, depuis l’expression et l’accompagnement de l’acte men­tal par des actions diverses, l’action fai­sant alors suite aux actes de pen­sée, jusqu’à la contrainte à agir en lieu et place de la men­ta­li­sa­tion, donc avant celle-ci, comme ten­ta­tive d’échapper à la men­ta­li­sa­tion mais aus­si de récu­pé­rer celle man­quante par le biais de l’acte. Le pas­sage à l’acte est aus­si un pas­sage par l’acte, avec répé­ti­tion d’actes, com­pul­sion à agir, jusqu’aux actes sté­réo­ty­piques et auto-cal­mants, etc. Tous ces actes sont évi­dem­ment des signes d’une défaillance des actes de men­ta­li­sa­tion, par­fois des symp­tômes qui tra­duisent des actes psy­chiques régres­sifs avec une ten­ta­tive de tenir lieu d’acte men­tal, de se sub­sti­tuer à lui ; mais bien sou­vent, ils sont l’ultime ten­ta­tive de récu­pé­rer l’acte men­tal qui fait défaut par un acte agi dans la réa­li­té externe, un suc­cé­da­né dans l’attente d’une men­ta­li­sa­tion plus éla­bo­rée à venir, espé­rée. Ain­si l’acte est-il aus­si une façon de s’accrocher et de se rete­nir par la motri­ci­té à une réa­li­té maté­rielle, le corps inclus, contrant les ten­dances désor­ga­ni­sa­trices et réduc­trices ; donc un com­pro­mis afin de ne pas som­brer dans sa propre dis­pa­ri­tion psy­chique. Par­fois, les actes prennent une valeur de sur­vie. Cer­tains cas extrêmes de crimes rendent visibles leur valeur de rete­nue anti-sui­ci­daire ; et même le sui­cide, cet acte de « cou­per soi » contient l’espoir d’arrêter cet éprou­vé de dis­pa­ri­tion et cette impasse à men­ta­li­ser.
Ain­si, toutes nos actions sont en même temps des actes ayant peu ou prou les diverses valeurs que nous venons de décrire. La part d’acte dis­si­mu­lée dans nos actions volon­taires n’est per­cep­tibles que dans un second temps, qu’après coup, lorsque nous nous ren­dons compte que nos actions étaient sur­dé­ter­mi­nées par des motions et ten­dances incons­cientes qui nous avaient tota­le­ment échap­pées au moment où nous avions pu les réa­li­ser, croyant connaître nos rai­sons de les accom­plir. Cela rend modeste mais n’invalide en aucune façon les­dites actions, bien au contraire. L’acte d’inhibition des actions rend impos­sible ce dévoi­le­ment après-coup, et stoppe toute évo­lu­tion.

Une ten­sion existe donc à l’intérieur de tout acte agi et de toute action, entre leur valeur d’action et celle d’acte. Cette double iden­ti­té d’action-acte est par­ti­cu­liè­re­ment enga­gée dans la sexua­li­té. Si la scène peut être envi­sa­gée sous l’angle d’un déploie­ment d’actions éro­tiques, la ten­sion qui cherche son achè­ve­ment pri­vi­lé­gie le terme acte ; on parle d’acte sexuel.
L’action-acte idéale de séance, celle de la parole en libre asso­cia­tion, exige un inves­tis­se­ment de la motri­ci­té buc­co-pha­ryn­gée, motri­ci­té qui per­met la ver­ba­li­sa­tion et qui s’accompagne, même en séance, d’une ges­tuelle plus ou moins pro­non­cée. C’est bien cette ten­sion entre pen­ser et dire, le dire devant pré­cé­der la pen­sée, mais aus­si entre liber­té et contrainte à réa­li­ser l’action de parole qui per­met que des ava­tars de celle-ci, que l’on peut qua­li­fier d’actes de paroles, peuvent être repé­rés en séance. Ils consti­tuent une séméio­lo­gie des actes de parole qui embrasse les actes man­qués, les rituels de paroles, les pas­sages à l’acte ver­baux à valeur de pro­tes­ta­tion nar­cis­sique, les sur­sauts et actes ver­baux pré­ci­pi­tés à valeur anti-trau­ma­tique, les actes de paroles auto-cal­mants, mais aus­si tous les styles asso­cia­tifs, depuis les « bavar­dages », les nar­ra­ti­vi­tés-fleuve, les des­crip­tions méti­cu­leuses, les démons­tra­tions et jus­ti­fi­ca­tions ration­na­li­santes, les inter­mi­nables explo­ra­tions bio­gra­phiques, les inter­pel­la­tions anti-régres­sives, les décla­ma­tions hal­lu­ci­na­toires, les « par­ler tout seul » où le sujet est contraint de s’auto-adresser une parole qui s’impose à lui, etc. Tous ces styles agis sont en rup­ture avec le clas­sique et pro­to­ty­pique « coq-à‑l’âne », typique de la parole d’incidence en libre asso­cia­tion.
Tout ceci se révèle d’autant plus en séance lorsque la pen­sée régresse et aban­donne sa part de pro­ces­sus secon­daire, et que se mani­festent les reven­di­ca­tions des sou­haits incons­cients, celles qui nous attirent régu­liè­re­ment dans le som­meil. Cette néces­si­té pour la pen­sée ver­bale de régres­ser, déjà de jour, mais plus par­ti­cu­liè­re­ment de nuit, est uti­li­sée par la psy­cha­na­lyse et pres­crite par la règle fon­da­men­tale de façon para­doxale. L’acte psy­chique de régres­sion lan­ga­gière est ain­si ren­du obli­ga­toire afin de révé­ler un manque à dire au sein d’un pro­to­cole ne lais­sant aucune autre issue que l’acte d’énonciation lan­ga­gière, celle-ci offrant la méta­phore d’une parole éten­due à l’infini et hors du temps, favo­rable à l’intemporalisation du temps trau­ma­tique de l’instantanéité. Cette régres­sion de séance à la parole d’incidence s’accompagne d’un acte moteur impli­qué dans l’énonciation, ce qui n’est pas le cas de la régres­sion du rêve.

Les actes engagent la motri­ci­té, et donc l’investissement de la mus­cu­la­ture et de l’appareil loco­mo­teur, et éven­tuel­le­ment par ce der­nier, celui de la réa­li­té maté­rielle extracor­po­relle.
La psy­cha­na­lyse s’intéresse tout par­ti­cu­liè­re­ment à l’articulation du registre agi au registre pen­sé, à la part d’action qui fait suite ou accom­pagne la pen­sée, et à la part d’acte qui rend pos­sible la pen­sée ou la rem­place. Notre atten­tion est donc atti­rée sur l’implication de la parole en tant qu’elle est une action et aus­si un acte, dans l’obtention de l’effet thé­ra­peu­tique de la méthode psy­cha­na­ly­tique, donc sur les fonc­tions de la parole en ana­lyse.
Le clas­sique coup d’œil à la montre, donne lieu si la ques­tion est posée, à une hébé­tude en défaut d’explication, ou bien à une ratio­na­li­sa­tion décon­cer­tante digne de celle bien connue de l’ouverture, dans l’après-coup d’une séance d’hypnose, d’un para­pluie en plein belle jour­née enso­leillée : on ne sait jamais, il pour­rait pleu­voir. Ces gestes dévoilent tout leur mys­tère quand ils ont lieu au cours des séances d’analyse. Je les ai obser­vés tout aus­si injus­ti­fiés appa­rem­ment lors de l’arrêt inopi­né d’un train.
Dès 1900, Freud relie les qua­li­tés de l’action à l’activité psy­chique régres­sive, celle qui a lieu sur la voie régré­diente. C’est cette der­nière qui fera que l’action qui sur­vien­dra dans un second temps, sera tout à la fois déter­mi­née et en par­tie libre de déter­mi­na­tion ; c’est-à-dire déter­mi­née par la qua­li­té du tra­vail régré­dient. L’action est alors d’après-coup ; et c’est cette qua­li­té qui fera qu’elle, à la dif­fé­rence de l’acte, ne sera pas tota­le­ment prise dans une sur­dé­ter­mi­na­tion his­to­rique et conjonc­tu­relle et pour­ra pos­sé­der cette part de liber­té, de libre arbitre, dont la réfé­rence idéale habite tout pro­jet de vie humaine quand cette der­nière n’est pas alié­née aux seuls des­tins de son his­toire.

« Au com­men­ce­ment était l’acte » trouve en séance toute sa valeur. Cette for­mule de Freud qui clôt Totem et tabou, est ins­pi­ré du Faust de Goethe. Elle évoque l’hésitation de Faust quant à la tra­duc­tion à don­ner au ver­set de l’Evan­gile selon Jean2 . Faust égrène les pos­si­bi­li­tés3  : au com­men­ce­ment était…. le verbe, l’esprit, la force, l’action : « Au com­men­ce­ment était l’action », finit-il par recon­naître après avoir renon­cé au chris­tique « Au com­men­ce­ment était le Verbe » dont la tra­duc­tion contem­po­raine est « Au prin­cipe était la parole » (Jean 1,1), donc l’action de par­ler.
Vous per­ce­vez que je n’ai quit­té ni ma pra­tique quo­ti­dienne, ni mes patients, ni les séances. Ils sont tou­jours en latence, selon mon sou­hait de par­ler de tous mais d’aucun plus par­ti­cu­liè­re­ment. Leur « sin­cé­ri­té totale » requise en séance va de pair avec ma « stricte dis­cré­tion » selon la règle fon­da­men­tale de la cure4 .
Le contexte cri­mi­nel du terme d’acte sou­li­gné d’office plus haut, quand il est impli­qué dans la men­ta­li­sa­tion nous invite à pro­po­ser une autre for­mule plus expli­cite : « Au com­men­ce­ment de la men­ta­li­sa­tion était l’acte du meurtre fon­da­teur ». Cet acte se décom­pose en fait en deux ten­dances, l’une en faveur de la men­ta­li­sa­tion et l’autre venant à sa place. Celle favo­rable à la men­ta­li­sa­tion s’accomplit en deux temps selon un pro­cès psy­chique typique dénom­mé l’après-coup ; la notion de coup, laisse faci­le­ment devi­ner sa nature d’acte.
La ten­dance dite néfaste à la men­ta­li­sa­tion, mais qui en fait se réa­lise à sa place plu­tôt que contre, est consti­tuée d’un meurtre des­truc­teur, une éli­mi­na­tion des exi­gences internes à men­ta­li­ser, qui elles sont actives dans la demande d’analyse ; même si dans toute demande réside aus­si une ten­dance à se « libé­rer » de ces contraintes à men­ta­li­ser.

Les actes fon­da­teurs, ceux impli­quées dans l’accomplissement des deux temps de l’après-coup, peuvent être sché­ma­ti­que­ment décrits selon deux actes. Dans un pre­mier temps, l’acte psy­chique vise à arrê­ter ce que l’on nomme géné­ra­le­ment du terme de décharge mais qui concerne sur­tout la ten­dance extinc­tive de ce qui pour­rait adve­nir en tant que pul­sion psy­chique et par­ti­ci­per à consti­tuer le réser­voir libi­di­nal et la vita­li­té du désir Il s’agit d’empêcher l’extinction à la source de ce qui pour­rait deve­nir une motion pul­sion­nelle, en ins­tal­lant une rete­nue pre­mière, une pre­mière ten­sion psy­chique qui devra dans un second temps trou­ver comme issue, un des­tin psy­chique. L’acte agie typique qui cherche à sup­pri­mer cette ten­sion est l’automutilation, et ses équi­va­lents, les acci­dents. Cet acte du pre­mier temps répond alors à la ten­dance trau­ma­tique de l’extinction par la réa­li­sa­tion d’actes trau­ma­tiques. Par moment, il n’y a pas d’autres solu­tions que de répé­ter ces actes trau­ma­tiques à fonc­tion anti-trau­ma­tique ; nous savons les croche-pieds et les acci­dents qui mal­heu­reu­se­ment ne sont pas que de parole.
Dans un second temps, un autre acte ayant valeur de « meurtre » fon­da­teur pro­dui­ra les ins­crip­tions psy­chiques, les conte­nus et frayages selon les mul­tiples moda­li­tés qui s’offrent à la psy­ché. Ce second temps des symp­tômes, des pen­sées, éprou­vés et des actions dis­si­mu­le­ra le pre­mier au point d’en perdre toute conscience.
L’articulation de ces deux temps, la tem­po­ra­li­sa­tion de l’activité psy­chique est par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante. L’acte agi révèle leur dis­jonc­tion et un ana­chro­nisme de l’un des deux temps5 . Nous ren­con­trons ici la valeur de rémi­nis­cence des actes, et la ten­ta­tive qui les anime de res­tau­rer le pro­cès en deux temps de l’après-coup.
Se trouvent dès lors rap­pro­chés, acte, pen­sée et meurtre ; et il s’agit bien d’étudier com­ment un meurtre qui peut être agi en crime, peut en sui­vant une autre logique, accé­der au sta­tut d’acte fon­da­teur de la pen­sée et des ins­crip­tions de celle-ci selon les diverses moda­li­tés du pen­ser, ver­bal, visuel, pic­tu­ral, affec­tif, sen­suel.
Pen­ser l’acte est une action qui réa­lise ce dont elle parle. Ici encore, l’allusion aux séances est à nou­veau évi­dente. Par l’acte de parole, patient et ana­lyste agissent l’état de leur men­ta­li­sa­tion avec toutes les impli­ca­tions his­to­riques qui y sont ins­crites et qui s’y révèlent. La parole en séance est domi­née par sa qua­li­té de rémi­nis­cence, au-delà de tout conte­nu de remé­mo­ra­tion. Elle est rémi­nis­cence de l’état des pro­ces­sus de pen­sée, des opé­ra­tions psy­chiques, de leur his­toire fon­da­trice et iden­ti­fi­ca­toire avec ses hypo­thèques et ses réus­sites. C’est ce que l’analyste entend grâce à son écoute de la libre asso­cia­tion, cette parole d’incidence en contact étroit avec l’inconscient, cet « agie­ren » ou acte de trans­fert des pro­ces­sus enga­gés dans la pro­duc­tion de la pen­sée, trans­fert sur l’ensemble de la situa­tion ana­ly­tique, sur son pro­to­cole, sur l’analyste, sur le lan­gage par le biais de l’acte de parole.

La méthode ana­ly­tique, par sa règle fon­da­men­tale, sou­tient le fait que la parole trans­met le rap­port aux actes psy­chiques – à leur ins­tal­la­tion iden­ti­fi­ca­toire et his­to­rique – qui sont impli­quées dans la men­ta­li­sa­tion. Cette parole pres­crite ren­seigne sur l’état de la men­ta­li­sa­tion, sur ses réus­sites et ses défaillances, mais elle a aus­si pour but de la favo­ri­ser, de favo­ri­ser les mul­tiples ins­crip­tions selon les divers maté­riaux dont dis­pose les hommes, le verbe bien évi­dem­ment, dési­gné par ladite règle, mais aus­si l’image, le son, les vols des oiseaux, les formes des nuages, les odeurs des fleurs, les fré­mis­se­ments des feuilles des arbres dans le vent, les bruits des ani­maux, et toutes les réa­li­tés sai­sies par les voies sen­so­rielles, et éga­le­ment bien sûr les lan­gages les plus élé­men­taires qui accom­pagnent tous les autres, l’affect et la sen­sua­li­té, c’est à dire les lan­gages des ins­crip­tions et frayages cor­po­rels, ceux-ci n’étant assu­rés que par leur lien au verbe ; d’où la règle por­tant sur l’acte d’énonciation. Rap­pe­lons-nous que l’image du rêve nait d’une régres­sion for­melle aux images par­tant du verbe, de même que la régres­sion sen­suelle de l’érotisme se fait à par­tir des dis­cours amou­reux. La rup­ture d’avec le lan­gage mute l’action en acte.
Par­mi les consé­quences immé­dia­te­ment per­cep­tibles au sein de la cure, nous recon­nais­sons aisé­ment que la libre asso­cia­tion et l’interprétation, toutes deux enga­gées dans le vaste pro­cès de la men­ta­li­sa­tion, agissent un tel meurtre fon­da­teur de la pen­sée, tant sur sa voie régré­diente que sur celle pro­gré­diente, tant chez l’analysant que chez l’analyste ; mais aus­si que cette opé­ra­tion psy­chique doit faire l’objet d’une inter­pré­ta­tion la révé­lant, la libé­rant, dès lors qu’elle est frap­pée d’interdiction, d’inhibition, et sur­tout lorsqu’elle se trouve hypo­thé­quée par quelque dis­cours paren­tal, grou­pal, social, idéo­lo­gique, lui déniant tout droit d’existence au nom de la confu­sion qui est faite entre acte et pen­sée, entre meurtre et des­truc­tion. Si la haine fait par­tie des conte­nus affec­tifs sou­vent pris en compte par les ana­lystes, l’acte de meurtre dans sa double valence, néga­tive (meurtre oedi­pien) et posi­tive (fon­da­trice) est peu pré­sent dans les inter­pré­ta­tions.
S’il demeure impor­tant de pou­voir pen­ser le meurtre en tant qu’acte cruel avec sa réso­nance sadique hai­neuse, il convient aus­si de le pen­ser en tant qu’opération enga­gée dans toutes les trans­for­ma­tions, les muta­tions et les réso­lu­tions propres à la matu­ra­tion.
Le fan­tasme ne suf­fit évi­dem­ment pas à la réso­lu­tion oedi­pienne, à l’endeuillement très par­ti­cu­lier que celle-ci réa­lise. Il en est l’expression après coup ; mais il peut ser­vir d’évitement. L’acte psy­chique d’endeuillement propre à une telle réso­lu­tion porte sur des per­sonnes vivantes qui sont des sup­ports iden­ti­fi­ca­toires favo­rables à l’installation des pro­ces­sus de pen­sée. Il s’agit de s’endeuiller de vivants, en fait de renon­cer au fait qu’ils rem­plissent cer­taines fonc­tions psy­chiques à notre place, qu’ils ont dues assu­mer tem­po­rai­re­ment. L’appropriation de ces fonc­tions se fait par ce couple d’actes en deux temps ayant valeur de meurtre fon­da­teurs, une rete­nue à mettre en place dès lors que ces parents s’absentent ou sont défaillants, puis une inté­rio­ri­sa­tion de leurs fonc­tions avec pro­duc­tions de des­tins psy­chiques. Ces sup­ports de pro­ces­sua­li­té que sont les parents doivent se pro­po­ser à leurs enfants en tant qu’objets désexua­li­sés à leur égard, et en tant qu’objets sexuels les excluant. C’est ce que signi­fie le terme de parents, et ce qui leur confère leur auto­ri­té. Telle est la condi­tion pour qu’ils deviennent aus­si des « parents », c’est à dire des fonc­tions paren­tales, à l’intérieur de l’enfant ; c’est à dire des « morts » du point de vue pul­sion­nel, por­teurs de l’exigence d’accomplir les actes de meurtre fon­da­teur per­met­tant le deve­nir. A la désexua­li­sa­tion propre à la fonc­tion de parents, répond un meurtre fon­da­teur d’identifications chez l’enfant. La dimen­sion thé­ra­peu­tique de la psy­cha­na­lyse repose sur un tel trans­fert d’autorité favo­rable à l’établissement de ces actes psy­chiques.

L’opération meurtre est impli­quée dans toutes les trans­for­ma­tions pul­sion­nelles réa­li­sées au sein de la psy­ché et dans leurs ins­crip­tions en tant qu’investissements libi­di­naux. On la retrouve dans l’endeuillement propre à la réso­lu­tion du com­plexe d’oedipe, qui s’est long­temps for­mu­lée par l’expression de « liqui­da­tion » du trans­fert ; mais aus­si dans la désexua­li­sa­tion d’une part de libi­do sexuelle en libi­do nar­cis­sique, donc fon­da­trice du nar­cis­sisme ; dans la notion de « domp­tage » des pul­sions qui consiste à contrer leur ten­dance élé­men­taire extinc­tive, et leur retour à un état anté­rieur. Cette réduc­tion de la régres­si­vi­té extinc­tive des pul­sions est réa­li­sée grâce à une rete­nue et une ins­crip­tion des motions libi­di­nales en inves­tis­se­ments psy­chiques et cor­po­rels. Lors de la créa­tion des inves­tis­se­ments libi­di­naux, c’est cette régres­si­vi­té extinc­tive qui est visée et qui exige un tel acte de meurtre.
Comme tous les termes de la méta­psy­cho­lo­gie, le terme de « meurtre » prend une valeur de concept en tant qu’opération et acte psy­chique, et de méta­phore en tant que cette opé­ra­tion se recon­naît tout par­ti­cu­liè­re­ment dans des scènes de mise à mort, de crime. Il désigne l’acte psy­chique par excel­lence, mais aus­si sa méta­pho­ri­sa­tion par des scènes qui ne se réfèrent pas seule­ment à la guerre et à la chasse, mais aus­si au monde du sport et du spec­tacle. Le « jeu de balle » des Mayas avait pour fina­li­té ritua­li­sée la déca­pi­ta­tion de quelque joueur ou équipe (voire même, selon cer­taines ver­sions, de l’équipe gagnante) ; à la fin du match une des têtes, une fois enve­lop­pée, délo­geait la balle de son iden­ti­té de sub­sti­tut, et le « jeu de balle » rede­ve­nait un « jeu de tête », sinon un jeu de « boule » ; ce qui n’est pas sans évo­quer les jeux de cirque des romains. Dans le monde du spec­tacle, cer­tains d’entre eux outre­passent le domp­tage et le simple com­bat, au pro­fit d’une mise à mort ritua­li­sée de la « bête pul­sion­nelle » ; bien sûr en tête, la cor­ri­da. Il ne s’agit pas seule­ment de viser la pul­sion, mais aus­si la puis­sance de l’autorité, et de ce qui l’a pré­cé­dé, le pou­voir par la force.

C’est cette impli­ca­tion au fon­de­ment de la men­ta­li­sa­tion qui fait aus­si par­ler d’ « art de la guerre » pour des jeux qui se déroulent sans faire cou­ler de sang. L’expression « échec et mat » vient du per­san où il signi­fie « le roi est mort », déri­vé de « le roi est sans défense ».
Tout comme le jeu des enfants par­ti­cipe à l’instauration de son fonc­tion­ne­ment men­tal, cette trans­po­si­tion d’une opé­ra­tion psy­chique dénom­mée meurtre en des « jeux » et situa­tions externes per­cep­tibles met­tant en scène des mises à mort, n’est pas seule­ment l’expression de scé­na­rii internes cher­chant des voies d’expression, mais bien plu­tôt un détour indis­pen­sable par une réa­li­té per­cep­tible externe, trou­vée-créée, méta­pho­ri­que­ment liée à cette opé­ra­tion incons­ciente élé­men­taire sur laquelle repose toute men­ta­li­sa­tion. Cette trans­po­si­tion méta­pho­ri­sante est tel­le­ment indis­pen­sable à la construc­tion de l’opération meurtre intra­psy­chique, que les adultes, tout comme les enfants, s’inventent eux-mêmes leurs jeux de mise à mort, indis­pen­sables non plus seule­ment à l’instauration, mais à la vali­di­té et à la conso­li­da­tion de cet acte. On se sou­vient du jeu de la bobine, ce jeu du faire dis­pa­raître-réap­pa­raître du petit-fils de Freud, ayant pour but d’installer en lui les opé­ra­tions sol­li­ci­tées par la sépa­ra­tion, le départ de sa mère. Ce jeu si célèbre est accom­pa­gné d’un autre, se faire dis­pa­raître et réap­pa­raître dans un miroir, trai­tant alors des res­sen­tis de sa propre dis­pa­ri­tion. Ce goût pro­lon­gé chez les adultes pour de tels jeux prouve que cette opé­ra­tion de meurtre n’est jamais assu­rée, ni défi­ni­ti­ve­ment ins­tal­lée. Elle reste fra­gile et incer­taine, d’où la néces­si­té de la répé­ter tant pour ins­tal­ler son effi­cience que  sa conso­li­da­tion tout au long de la vie. Il est par ailleurs pos­sible de l’envisager à la base de l’endo-perception du temps, puisqu’elle scande la régé­né­ra­tion libi­di­nale et le jeu oscil­la­toire des inves­tis­se­ments.

La concré­ti­sa­tion maté­rielle extra-psy­chique de cette opé­ra­tion par un crime, et par toutes sortes d’élimination, peut dès lors être conçue comme la tra­duc­tion de l’achoppement et de l’inefficience de cette opé­ra­tion à l’intérieur du psy­chisme, et comme une ultime ten­ta­tive de la construire ; la com­pul­sion de répé­ti­tion à détruire, tels les tueurs en série, signe l’inanité de cette ten­ta­tive au pro­fit de la puis­sance de l’élimination de tout devoir de men­ta­li­sa­tion, qui s’impose à eux. L’impérieux besoin de détruire contre l’impératif de men­ta­li­sa­tion.
Le meurtre fon­da­teur ouvre la men­ta­li­sa­tion en lieu et place de l’acte de crime avons-nous déjà sou­li­gné. Se des­sinent deux types de meurtres, un des­truc­teur tour­né vers l’extérieur, un autre fon­da­teur tour­né vers l’intérieur. En fait, il ne s’agit pas de sim­ple­ment oppo­ser un acte tour­né vers le monde exté­rieur, un crime, à un acte intra­psy­chique, le meurtre fon­da­teur. C’est plus com­pli­qué ! De célèbres œuvres, comme le tableau expo­sant le conflit meur­trier vécu par Abra­ham concer­nant son fils Isaac, au nom de Yah­vé, pour­raient nous induire sur cette piste ; celle où le meurtre favo­rable à la men­ta­li­sa­tion est appré­hen­dé comme le néga­tif du crime. C’est ce que montre très bien le tableau le plus célèbre à pro­pos de cette scène, celui de Cara­vage. Il repré­sente le crime en cours de réa­li­sa­tion, avec le bras en action et l’arme du crime ; et il figure en même temps un autre meurtre, fon­da­teur, celui qui exige une rete­nue repré­sen­tée par l’ange qui d’une main retient le bras d’Abraham et de l’autre désigne l’objet de dépla­ce­ment du sacri­fice, l’animal bélier.
La splen­deur de cette scène, ain­si que le sou­la­ge­ment qui s’origine dans la rete­nue favo­rable au dépla­ce­ment et à la sub­sti­tu­tion propres à la men­ta­li­sa­tion, ne sau­rait nous faire oublier que le pre­mier meurtre par lequel s’ouvre la psy­cha­na­lyse, celui de la tra­gé­die œdi­pienne, ren­voie à une scène interne, le meurtre d’un parent œdi­pien, acte ayant bel et bien lieu au sein du psy­chisme, et visant la fonc­tion paren­tale.

Les deux meurtres dont nous vou­lons par­ler, des­truc­teurs et fon­da­teurs, se déroulent donc tous deux à l’intérieur du psy­chisme. Ce sont des actes psy­chiques. Ils sont certes à l’origine de mises en scène, de dra­ma­ti­sa­tions, de scé­na­rii, de fan­tasmes qui ont tous comme par­ti­cu­la­ri­té de rele­ver de la voie fon­da­trice et de s’opposer aux attrac­tions néga­tives. Comme déjà sou­li­gné, la repré­sen­ta­tion du meurtre est un acte men­tal qui le sépare radi­ca­le­ment de sa réa­li­sa­tion, tout en rap­pe­lant néan­moins sa ten­ta­tion.
Il ne s’agit donc pas d’un acte qui serait d’abord tour­né vers l’extérieur et qu’il convien­drait d’intérioriser, ni d’une exter­na­li­sa­tion d’un monde interne déjà éla­bo­ré cher­chant à s’exprimer, mais d’un détour par l’extérieur indis­pen­sable à l’instauration et l’efficience interne des opé­ra­tions enga­gées dans les pro­ces­sus pro­duc­teurs de la pen­sée.
Ajou­tons enfin pour com­plexi­fier, que ces actes fon­da­teurs s’accompagnent d’une culpa­bi­li­té incons­ciente qui tend à ren­ver­ser leur qua­li­té fon­da­trice en des­truc­ti­vi­té. Heu­reu­se­ment l’homme pos­sède un moyen d’éponger cette culpa­bi­li­té, c’est d’accepter de suivre régu­liè­re­ment la voie des acti­vi­tés psy­chique régres­sives de la pas­si­vi­té, celle du som­meil en pre­mier lieu, et de réduire ain­si son tra­vail de men­ta­li­sa­tion à des formes régres­sives qui à leur tour, s’accompagneront d’une honte incons­ciente qui pous­se­ra le dor­meur à s’éveiller et à réin­ves­tir les acti­vi­tés diurnes.
Nous avons sou­li­gné que cette méthode des oscil­la­tions et du détour par l’extérieur est celle sui­vie par les enfants pour gran­dir avec leurs jeux, c’est celle aus­si de l’élaboration de la méta­psy­cho­lo­gie et des sciences ; c’est celle enfin de la psy­cha­na­lyse dans sa ten­ta­tive de reprendre et amé­lio­rer ce qui de nos psy­chés n’a pu accé­der à un abou­tis­se­ment apte à nous per­mettre de pro­fi­ter du fait d’être vivant.

NOTES :

  1. Cher­vet B.(2015), Le meurtre fon­da­teur : L’acte psy­chique par excel­lence, Mono­gra­phies et débats de psy­cha­na­lyse PUF
  2. Pro­logue de l’é­van­gile selon Jean, 1° Ver­set : Au com­men­ce­ment était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
  3. Goethe JW. (1808), Faust 1, tra­duc­tion Gérard de Ner­val, Biblio­thèque de la Pléiade, nrf, Gal­li­mard.
    « Il est écrit : Au com­men­ce­ment était le verbe ! Ici je m’arrête déjà ! Qui me sou­tien­dra plus loin ? Il m’est impos­sible d’estimer assez ce mot, le verbe ! il faut que je le tra­duise autre­ment, si l’esprit daigne m’éclairer. Il est écrit : Au com­men­ce­ment était l’esprit ! Réflé­chis­sons bien sur cette pre­mière ligne, et que la plume ne se hâte pas trop ! Est-ce bien l’esprit qui crée et conserve tout ? Il devrait y avoir : Au com­men­ce­ment était la force ! Cepen­dant, tout en écri­vant ceci, quelque chose me dit que je ne dois pas m’arrêter à ce sens. L’esprit m’éclaire enfin ! L’inspiration des­cend sur moi, et j’écris tout sim­ple­ment : Au com­men­ce­ment était l’action ! ».
  4. Freud, S. (1940a [1938]) Abré­gé de psy­cha­na­lyse. In Œuvres com­plètes XX : 1937–1939 (p. 225–305). Paris : Puf, 2010 : « Sin­cé­ri­té totale contre stricte dis­cré­tion » p. 267.
  5. Cher­vet B.,(2002). L’acte : un inves­tis­se­ment moteur ana­chro­nique, Revue Fran­çaise de Psy­cha­na­lyse, Vol 66 n°5, pp 1591–1602