La cure d’un enfant devenu mutique brutalement, alors qu’il était entré dans le langage auparavant, permet d’interroger le mouvement de réanimation du langage, par le conte chez le thérapeute, lecteur émotionnel de cet enfant.
« Vous voyez cette plume ? Eh bien c’est une plume…d’ange. Mais rassurez-vous, je ne vous demande pas de me croire, je ne vous le demande plus. Pourtant, écoutez encore une fois, mon histoire.….….C’est une plume d’ange. Je te la donne. Montre-la autour de toi. Qu’un seul humain te croie et ce monde malheureux s’ouvrira au monde de la joie. » Extrait de « Plume d’ange » de Claude NOUGARO.
Claude NOUGARO nous invite à un voyage dans ce texte, écrit comme une nouvelle, et qu’il a plus contée que chantée de son vivant : L’homme sort d’un rêve pour rentrer dans une vision onirique. Nous sommes plongés d’emblée dans l’hallucinatoire. Un ange vient lui rendre visite et prend la précaution de lui laisser une plume de ses ailes, comme preuve de son passage.
Le reste de l’histoire raconte son cheminement jusqu’à l’hôpital psychiatrique pour trouver quelqu’un qui le croit sur cet hallucinatoire, avec cette plume d’ange en preuve… Bien sûr le chemin est semé d’embûches et de déconvenues : ni sa belle d’amour, ni la petite fille, ni les hommes de loi, tous croisés sur son chemin ne vont le croire, ne vont lire et traduire ce signe comme une preuve de sa rencontre onirique, de cette occurrence intrapsychique vécue.
Ce n’est que lorsqu’il est conduit en hôpital psychiatrique, qu’il trouve enfin quelqu’un qui le croit : « un arbre silencieux, savant,.. puits étoilé de mémoire, ….puits de jouvence intellectuelle ».
Cet écrit me revenait en mémoire dans ma rêverie autour d’un cas de cure d’enfant, pour lequel dans l’après-coup du traitement, j’éprouvais le besoin et le désir d’écrire pour élaborer et mettre en sens le processus qui s’y était déroulé. J’étais à la fois dans une émotion esthétique face à ce conte poétique, et j’en pressentais aussi les contours d’une vérité concernant le trajet des patients vers une écoute et une parole qui puisse recueillir leur histoire et les croire, ou pour les accueillir et entendre l’invisible, l’inaudible.
Je me disais qu’il y avait en chaque psychanalyste, la croyance en la vie psychique, la disposition possible ou la souplesse nécessaire pour en accueillir toutes ses manifestations, y compris celles auxquelles personne en dehors d’eux ne porterait crédit, mais aussi le doute suffisant pour ne pas rester sur les certitudes qui enferment, pour ouvrir la curiosité à la surprise permanente, pour se laisser déranger par l’altérité et l’étrangeté, l’inconnu et les transformations qui en découlent.…..
Je me disais aussi que face à la brutalité des attaques en règle sur les manifestations du fonctionnement psychique, dont les rêves et le langage sont une partie, seuls les patients pouvaient savoir de l’intérieur, comme nous l’avons nous-mêmes tous vérifier, que, comme me le disait une de mes analysantes en fin de cure « la psychanalyse, ça ne guérit pas, ça sauve « , de la douleur morale, de la souffrance, de l’isolement relationnel.
Je pensais à ce conte en pensant à Tristan, enfant devenu du jour au lendemain mutique et pour qui « parler ne voulait plus rien dire » ni pour lui, ni pour l’ensemble de son entourage. Je l’ai reçu en cure à raison d’une séance par semaine pendant deux ans. J’ai eu envie de l’écrire comme on écrirait un conte, sûrement par nécessité de comprendre ce qui avait été déterminant dans cette cure. Et absolument parce que le mouvement processuel de cette cure m’avait touchée et me touche encore quand j’y repense, dans son lien avec la traduction émotionnelle, avec la lecture respectueuse de l’enfant par l’adulte. Quand revitaliser une parole, ne pas abandonner l’enfant dans son silence, le traduire ou tenter de le faire devient un espoir pour lui, alors qu’il est emmuré dans son monde interne, délié de la possibilité de se mettre en mots, de rejoindre les autres à l’extérieur..
Quels outils avais-je à part d’un côté ma formation de pédopsychiatre et de psychanalyste, et de l’autre une émotion à ne pas laisser cet enfant mutique être simplement orienté et condamné avant d’être soigné. Il n’y pas de vérité absolue de l’autre, ni de fonction fermée dans notre pratique. Mais pour la première fois, j’étais en situation de traduire au delà de tout indice, plus que d’écouter ou d’interagir dans le jeu et à travers le dessin.
Tristan avait sept ans quand je l’ai rencontré, il avait parlé tout à fait normalement jusqu’à 5 ans et en quittant la maternelle, ou il est décrit vivant et curieux, lorsqu’il rentre en CP, au contact d’un maître qui lui répète, en raison de son bavardage, de ne parler que lorsqu’il aura quelque chose d’intéressant à dire, il se terre progressivement dans un mutisme qui de scolaire, devient extra-scolaire puis total, face à la répétition de cette consigne de l’instituteur, par des parents plus démunis que psychorigides. Il désinvestit l’école, chute dans les apprentissages, se réfugie dans le sommeil, désinvestit tous ses pôles habituels d’intérêt, ne joue plus, pleure parfois sans rien en dire.
L’école commence à s’inquiéter, mobilise un psychologue scolaire qui ne peut le tester, commence à parler d’orientation, et Tristan finit par échouer chez le pédopsychiatre, au bout de quelques mois. Les parents sont très inquiets des menaces d’orientation. Je ne rencontre Tristan que privé de sa parole.
Mais je rencontre un garçon, qui malgré son mutisme est très présent par et avec son regard. Il semble s’accrocher à mon regard d’emblée. Je perçois chez lui dans l’ensemble de sa posture corporelle une lassitude, une tristesse et une impossibilité de parole. Il va dans notre première rencontre s’opposer à tout ce qui peut faire lien et échange entre nous, par les outils classiques de la consultation pédopsychiatrique : il ne décroche pas un mot, il les retient tous, il refuse de dessiner, sans aucune lueur d’intérêt, de jouer. Mais je lis dans son regard accroché au mien qu’il est en demande et quand je lui pose la question, il me fait signe de la tête qu’il veut bien revenir.
Je me représente le langage à la fois comme un espace de transformation, de jeu, de lien, et de rêverie . La première fois que je rencontre Tristan, je perçois que cet enfant est emmuré et qu’il vit un drame intérieur. J’ai très vite l’image d’un enfant dans une cage de verre, voyant l’extérieur mais coupé de ses forces vives langagières, ayant renoncé à véhiculer vers l’autre quoique ce soit avec des mots et toute symbolisation annexe comme le jeu ou le dessin. Ma conviction que je puisse y faire quelque chose précède la sienne et ma prise de conscience de ce mouvement en moi sans doute. J’entends ce signe qui n’engage que sa tête qui acquiesce comme un espoir dont je me saisis, pour lui proposer de le recevoir une fois par semaine.
Je réalise aussi dans l’après-coup la part contre-transférentielle dans cet engagement chez moi.
Je conçois en même temps que je me jette à l’eau, sans assurance de pouvoir y faire quelque chose. Est-ce à moi que je fais confiance ou à lui ? Je suis dans cet entre-deux, ou le contre-transfert précède le transfert.
J’interviens rapidement auprès de l’école avec l’accord des parents, pour décaler l’orientation, leur demander de patienter, puisqu’une psychothérapie se met en place.
Je vais tenter de m’ajuster à cet enfant au mieux, doutant de faire ce qu’il faudrait, alors qu’il retient ou a perdu tout langage. Constatant qu’il ne dit mot, ne consent à aucun mouvement physique, en dehors de ses yeux qui semblent s’accrocher aux miens, je me met à lui parler. Je constate aussi que son entourage l’a parlé depuis son mutisme mais sans lui parler directement. Dans les séances, je lui donne du langage, comme un nourrissage pour réchauffer sa trame langagière. A chaque séance, il s’assoit en face de moi et me regarde. Je mesure à chaque fois la nécessité d’une tranquillité intérieure en moi, voire d’un certain vide, pour accueillir son « silence parlant » pour laisser advenir l’inattendu, pour recevoir le quantitatif de son regard. Je me met à lui parler, pour le traduire, mais comme si je commençais à traduire une langue étrangère sans la connaître. Ou une langue faite de silences, de mouvements oculaires très animés, mais sans aucune manifestation affective de sa part. Et c’est ce qui me frappera le plus durant toutes ces séances. Par contre mon silence le met dans une situation ou je constate un grand malaise, une profonde détresse. Je n’introduis donc des silences que pour rythmer ma parole, pour colorer ma mélodie langagière. Ce dont bien sûr je ne prends d’ailleurs conscience qu’après-coup. Je le traduis par la seule voie de communication qui le rend accessible à ma lecture, son regard. Car rien en lui ne bouge ou ne s’anime sinon durant toute la séance.
Pendant un an, je vais lui parler, essentiellement de ce que je lis des ombres et expressions maîtrisées mais pourtant très présentes, qui parcourent ses yeux puis peu à peu son visage. Je me fais la représentation que je tente de trouver un chemin de mots jusqu’à lui. Mais je sais que je suis sans boussole externe et que je navigue au seul gré de mon intuition. Je recoure souvent à des métaphores picturales, musicales pour lui traduire ce que je crois lire chez lui, restant prudente et au plus près du sensible, prenant la précaution de ne pas être trop sûre de ma lecture, de me plaindre parfois de son silence, j’ai la sensation de faire un travail de traducteur émotionnel, à risque, car à aucun moment je n’obtiens de mots, de traces graphiques ou de jeux. Tristan me regarde le lire, le traduire émotionnellement, sans bouger, sans mots dire.
Au bout de 6 mois, je suis cependant rassurée car les parents me disent que le travail scolaire redémarre, toujours sans amélioration du mutisme. Je trouve que son regard devient moins triste. Je continue. Mais six mois plus tard, je commence à me dire que cela ne mène à rien. Je sens en moi un mouvement dépressif, me disant que je fais peut-être n’importe quoi. Je suis au bord de dire aux parents mon impuissance à apaiser la souffrance de leur enfant. Je me demande si je ne suis pas dans une illusion toute puissante de faire renaître chez cet enfant le goût du langage et de l’échange verbal. Il me vient des images de réanimation inutile, je comprends à quel point cet enfant dans le transfert me renvoie à côté de son enfermement, ses vœux de castration, de haine et de maîtrise. Je lui verbalise qu’il me fait vivre ce que peut-être il a lui même vécu : parler sans sembler être entendu, donner sans trouver récepteur, traduire un message sans être compris.…
En même temps je me sens peu à peu envahie par un doute sur ce que je suis en train de faire. Je me dis que cette rêverie de conteuse émotionnelle de Tristan, de miroir spéculaire que j’ai débuté depuis des mois, interroge mes illusions thérapeutiques et sans doute narcissiques. Pourtant je sens aussi que cette expérience commune met quelque chose chez Tristan en devenir, que mon regard sur lui, assorti de ma parole traductrice émotionnelle, a une fonction organisatrice chez lui, que ma capacité de rêverie associée à ma capacité associative permet une croissance en lui, sans que je n’en sois certaine.
Lors d’une séance, où je prend conscience de ce mouvement contre-transférentiel en moi, alors que Tristan s’installe comme d’habitude, silencieux et attentif, je lui dis : « alors Tristan, tu ne vas pas me parler encore aujourd’hui ?», en soupirant et je me met à faire silence en le regardant. Je suis donc pour la première fois interrogative et non énonciatrice, et je me sens en identification projective de son affect triste du début de sa cure.
Tristan va alors se redresser dans son fauteuil et me dire : « tu sais Madame C., je sais maintenant pourquoi on vit, on vit pour que l’âme bouge, parce que quand l’âme ne bouge pas, on meurt. »
Dire que je ne m’attendais pas à entendre Tristan est une chose, mais que je ne m’attendais pas à l’entendre dire cela est le principal. Le traitement d’âme, bien sûr.…
Je dois faire une mine stupéfaite, comme lorsqu’on voit quelqu’un revenir à la vie, en l’occurrence là, à la parole, alors qu’on commençait à désespérer, car c’est alors Tristan qui me regarde et se met à sourire pour la première fois, avec beaucoup de gentillesse et de gratitude. Nous partageons un moment d’affect joyeux et silencieux. Je reste pourtant interloquée et lui demande de me répéter ce qu’il vient de me dire, et comme en jeu, il redit sa phrase. Nous partageons un rire.
Dans les séances suivantes Tristan va reparler en séances puis peu à peu en dehors. Nous reprendrons bien sûr cela dans l’origine du mutisme avec l’interdit de faire bouger le langage à l’école, dans l’exercice ludique entre bavardage et usage utilitaire de la parole, entre jeu , défoulement langagiers et mise en sens de la pensée, entre plaisir et errance du langage, entre rétention et délivrance de la parole, je le traduirai aussi à partir de ma position contre-transférentielle dans la création rendue possible grâce au temps et à l’espace thérapeutique d’une réanimation d’âme, mais nous avions ensemble gagner une revitalisation du langage.
Dans l’après-coup je saisis que la parole malheureuse du maître de ne parler que pour dire quelque chose d’intéressant, avait attaqué chez cet enfant intelligent mais fragile narcissiquement, son investissement libidinal du langage. Mes interventions d’acte de parole patientes et sur une longue durée ont bien sûr crée une aire transitionnelle, mais ce sont mes affects divers, variés, mobiles, qui ont crée un espace, dans lequel, quand à mon tour j’ai été traversée par un mouvement dépressif, Tristan a pu réinvestir et s’approprier mon mouvement pour me l’adresser.
A partir de cette séance Tristan retrouvera l’usage de la parole…Il a dix ans actuellement et suit une scolarité brillante, se montre très curieux dans les apprentissages et appétant dans ses relations avec les autres.
Catherine Parat1 parle d’affect partagé dans la cure.
René Roussillon2 indique que « l’affect partagé est nécessaire comme toile de fond, sur laquelle la représentation ( à travers le travail de l’interprétation de l’analyste) peut advenir, peut être dégagée comme mode de lien. Il est ce point ou la transformation de la pulsion commence à advenir au sens, commence à se réfléchir et à être réfléchie, à se métaphoriser, c’est-à-dire à se porter hors d’elle même, à se hausser hors de la simple quantité pour s’abstraire et se transformer en message pour soi et pour l’autre, en message de soi vers l’autre, en message conscient de porter quelque chose de soi vers l’autre ».
Il me semble que la notion d’affect partagé est un des éléments constitutifs de la construction de la conviction de vérité du côté de l’analysant. Et l’affect partagé qui nous concerne dans la cure se construit autour d’une trame narrative. Ma mise en mots, ma lecture émotionnelle à travers l’écran de son regard s’est appliquée à s’ajuster en accord avec ce que cet enfant me permettait de lire dans son regard. Son langage était gelé dans un ravin mélancolique, dont il n’arrivait plus à sortir ; Il avait fallu tisser des ponts de mots tressés d’affects et d’imaginaire, pour qu’il vienne ensuite me dire qu’il était sorti de ce gouffre, quand moi-même je commençais à m’épuiser.
J’avais sans doute dès le départ cru dans la possibilité peut-être un peu folle de pouvoir faire quelque chose avec cet enfant pour qui parler ne voulait plus rien dire.
Je finis mon propos avec Nougaro et la fin de son histoire : dans le parc de l’hôpital psychiatrique, une rencontre se fait pour cet homme en quête de quelqu’un qui le croit : « Sans hésiter je sors la plume. Les yeux mordorés lancent une étincelle. Il examine la plume avec une acuité qui me fait frémir de la tête aux pieds.
- Quel magnifique spécimen de plume d’ange, vous avez là mon ami.
-Alors vous le croyez ? vous le savez !
-Bien sûr, je vous crois. Le tuyau légèrement cannelé, la nacrure des barbes, on ne peut s’y méprendre. Je puis même ajouter qu’il s’agit là d’une penne d’Angelus Maliciosus.
-Mais alors ! Puisqu’il est dit qu’un homme me croyant, le monde est sauvé.…
-Je vous arrête mon ami. .Je ne suis pas un homme.
-Vous n’êtes pas un homme ?
-Nullement, je suis un noyer.
-Vous êtes noyé ?
-Non, je suis un noyer. L’arbre. Je suis un arbre.
Il y eu un frisson dans l’air. Se détachant de la cime du grand cèdre, un oiseau est venu se poser sur l’épaule du vieillard et je crus reconnaître, miniaturisé, l’ange malicieux qui m’avait visité. Tous les trois, l’oiseau, le vieil homme et moi, nous avons ri, nous avons ri longtemps.….Le fou rire quoi ! »
Françoise Cointot, pédopsychiatre psychanalyste
NOTES :
- Catherine PARAT, Préface d’André GREEN : L’affect partagé, Paris, PUF, Collection Le Fait Psychanalytique,1995.
- René ROUSSILLON : Le transitionnel, le sexuel et la réflexivité, Paris, Dunod, Collection Psychismes, 2008.