L’oeil écoute

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Lorsque Gus­tave est venu me voir, il m’a tout d’abord indi­qué qu’il avait déjà fait une ana­lyse sur le divan, de nom­breuses années, sans que se soient échan­gés plus de quelques mots entre son ana­lyste et lui, et qu’il avait le sen­ti­ment que cela n’avait guère amé­lio­ré les dif­fi­cul­tés pour lequelles il l’avait enga­gée et pour­sui­vie avec sérieux pour­tant. Aus­si, me dit-il, s’il venait aujourd’hui, sur les conseils de son psy­chiatre, c’était certes pour faire une nou­velle ten­ta­tive de tra­vail ana­ly­tique, mais en face à face, déci­dé cette fois « à y voir plus clair ». De fait, l’analyse va s’engager d’une manière sans doute toute dif­fé­rente de son expé­rience pré­cé­dente, puisqu’il s’y montre très pro­lixe, et moi guère silen­cieux. Dia­logue appuyé sur un échange de regards constant durant les séances.

Disons tout d’abord que sa plainte essen­tielle concerne son sen­ti­ment d’avoir en grande par­tie gaché sa vie, faute de s’engager réel­le­ment, faute d’avoir fait le jour même ce qu’il ne pou­vait s’empêcher de remettre au len­de­main. Son inhi­bi­tion prin­ci­pale concerne sa vie affec­tive et sexuelle, puisqu’il n’a pas réus­si à avoir de rela­tion amou­reuse durable jusqu’à ces der­nières années.

A tra­vers les élé­ments de son ana­lyse se des­sine pour moi une cer­taine com­pré­hen­sion de ses dif­fi­cul­tés, qui donne une grande place à la ques­tion du regard : son regard sur ses parents, leurs dis­putes, leur inti­mi­té ; regard des autres sur lui, et plus pré­ci­sé­ment de sa mère : sur­veillance conti­nue, contrai­gnante mais ras­su­rante ; crainte du regard d’un enfant sur lui, aus­si char­gé d’ambivalence que le fut le sien sur ses parents, et en par­ti­cu­lier son père (si peu pré­sent et ras­su­rant).

J’en retire cette construc­tion : un regard trop dis­tant et peu atten­tif de son père, contras­tant avec un regard omni­pré­sent et scru­ta­teur de sa mère, char­gé d’ambivalence. D’un côté Gus­tave se sent jau­gé à l’aune de ses per­for­mances, du moins celles qui comptent aux yeux de la mère, et plus encore de son obéis­sance. De l’autre il repré­sente son père aux yeux de sa mère, qui exerce sur lui le pou­voir qu’elle n’a pas sur celui-ci, et l’humilie en le rabais­sant et en lui impo­sant une sou­mis­sion infan­ti­li­sante jusque tard dans sa vie.

Mais lui s’accommode rela­ti­ve­ment de cet amour tyran­nique et exi­geant, renon­çant à prendre femme et à fon­der une famille, tout en s’y oppo­sant sour­de­ment par une atti­tude de refus sur­tout pas­sif de l’autorité. C’est à mes yeux la source prin­ci­pale de ses empê­che­ments.
Le visible concentre ain­si en lui les enjeux de ce qui n’a pu s’exprimer dans la ten­dresse, la recon­nais­sance et l’amour, et s’est fixé sur les signes exté­rieurs cen­sés pro­té­ger de la cas­tra­tion et de l’abandon, mais venant inver­se­ment en mena­cer s’ils manquent.

L’hypothèse plus géné­rale que je pro­pose de déve­lop­per à pré­sent, à par­tir de ce cas, est donc celle d’un surin­ves­tis­se­ment de signes visibles de la puis­sance, et inver­se­ment de l’impuissance, qui vien­drait en lieu et place d’un inves­tis­se­ment nar­cis­sique « bien tem­pé­ré ». Celui-ci résulte au contraire de l’établissement, grâce au regard réflé­chis­sant de la mère sur son enfant, d’une homo­sexua­li­té pri­maire en double (Rous­sillon, 2008). Si le regard de la mère (et à vrai dire tout son com­por­te­ment : sa voix, ses gestes, son atten­tion glo­bale) réflé­chit suf­fi­sam­ment bien ce qu’il éprouve à l’enfant, celui-ci en retire un sen­ti­ment de sécu­ri­té nar­cis­sique. A défaut, cela pro­voque son incer­ti­tude sur l’investissement dont il est l’objet par sa mère et la recherche de signes d’intérêt dans son regard, car celui-ci n’est jamais acquis, posi­ti­ve­ment à tra­vers ses qua­li­tés, ses per­for­mances, sa capa­ci­té à répondre aux attentes de sa mère, ou néga­ti­ve­ment, en sus­ci­tant sa colère, son mécon­ten­te­ment, ou son inquié­tude.

Mais à scru­ter ce regard mys­té­rieux, impré­vi­sible, l’enfant va y décou­vrir aus­si les signes du désir de la mère, ce que Laplanche a qua­li­fié de « signi­fiants énig­ma­tiques » (Laplanche, 1987). Désir pul­sion­nel pour un autre, mais aus­si pour l’enfant lui-même, et tout aus­si angois­sant.

Ce surin­ves­tis­se­ment du visible se trouve en jeu dans le « coup de foudre », ain­si qu’en parle élo­quem­ment Paul-Laurent Assoun (Assoun, 2001, p. 148), comme « solu­tion » à l’angoisse de cas­tra­tion. Il rejoint donc ici Janine Chas­se­guet-Smir­gel (Chas­se­guet-Smir­gel, 2006), et la recherche du « brillant » chez le per­vers, de l’apparence au détri­ment de l’authenticité.

L’investissement par la mère (et en consé­quence par l’enfant) d’un « objet », attri­but de l’enfant, bien déli­mi­té, posi­tif ou néga­tif, dans un registre nar­cis­sique ou libi­di­nal, va rem­pla­cer par vica­riance l’investissement de l’enfant lui-même, et pour lui-même.

Un autre cas exem­plaire va venir illus­trer cette vica­riance. Il s’agit d’un homme, Pierre, d’une cin­quan­taine d’années, venu me consul­ter sur injonc­tion judi­ciaire après qu’il ait été pour­sui­vi et jugé pour exhi­bi­tion­nisme sur la voie publique. La psy­cho­thé­ra­pie qu’il a pour­sui­vie avec moi a per­mis de com­prendre que ce trouble du com­por­te­ment était sur­ve­nu dans une période par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile au cours de laquelle, alors qu’il se trou­vait mena­cé et déva­lo­ri­sé dans une nou­velle situa­tion pro­fes­sion­nelle, il ne s’était pas sen­ti du tout sou­te­nu ni com­pris par sa femme. L’absence d’affection de celle-ci, dans un moment où il en avait par­ti­cu­liè­re­ment besoin, était venu réac­ti­ver l’expérience de son enfance, d’une grande froi­deur mater­nelle.

Il est frap­pant de voir ici com­ment une attente d’attention et d’amour se déplace de manière irra­tion­nelle, mais néan­moins impla­cable, sur la ten­ta­tive d’attirer l’attention (et l’admiration ?) par l’exhibition chez Pierre de son sexe, un homme qui a par ailleurs par­fai­te­ment conscience de carac­tère absurde et des­truc­teur pour sa vie sociale d’un tel com­por­te­ment (d’autant plus qu’il ne pre­nait aucune espèce de pré­cau­tion pour s’éviter les pour­suites de ses actes, bien au contraire, comme s’il avait cher­ché aus­si à atti­rer l’attention des auto­ri­tés, ce qui le méne­ra aus­si jusqu’à moi).

Paul Denis (Denis, 2017, p. 153) résume ain­si l’ambivalence fon­cière du regard : « Le regard d’autrui, selon le type de rela­tion éta­blie, peut donc soit por­ter atteinte à autrui, le bles­ser, soit au contraire lui tendre un miroir dans lequel il per­ce­vra un retour de ce qu’il éprouve lui-même et lui en favo­ri­se­ra la décou­verte par l’élaboration psy­chique.[…] Le regard de com­pré­hen­sion sou­tient la construc­tion de l’identité et du monde interne, le regard de seule emprise la res­treint, la mine ou l’abolit ». Je rat­ta­che­rai ce point de vue aux deux pola­ri­tés du regard recon­nues par Gene­viève Haag chez le nour­ris­son (Haag, 2018, p. 120), enve­lop­pante et péné­trante. Et cette bipo­la­ri­té rejoint la thèse de Mar­cel­li (Mar­cel­li, 2009) qui oppose le regard chez l’animal, très lié à la pré­da­tion (chez le pré­da­teur comme chez la proie), et chez l’homme, où il s’élargit à la recon­nais­sance. A ce titre, l’échange de regard par­ti­cipe de la fonc­tion conte­nante (Golse, 2008) et pho­rique (Delion, 2018). Peut-on en rap­pro­cher la réflexion de Guy Laval­lée sur la « double boucle conte­nante » qu’il décrit dans L’enveloppe visuelle du Moi (Laval­lée, 1999) ?

La lit­té­ra­ture nous donne des illus­tra­tions empreintes d’émotions vio­lentes de cette ambi­va­lence.
Chez James tout d’abord, dans son roman La coupe d’or. Je pense ici à la scène où tout bas­cule entre Mag­gie et son mari Ame­ri­go, quand celle-ci lui fait com­prendre, sans un mot, et par le seul échange de regards, qu’elle sait tout de son infi­dé­li­té :

« Lais­sée seule avec son mari Mag­gie ne dit tou­te­fois rien sur le moment ; elle ne fit qu’éprouver le fort et dur désir de ne pas le regar­der en face tant qu’il n’aurait pas pris le temps de se com­po­ser un visage. Elle l’avait suf­fi­sam­ment vu pour s’en faire une idée claire et déci­der com­ment agir : elle l’avait vu sai­si de sur­prise au moment où il était entré. » (James, 2013, p. 510).
Mag­gie réa­lise le pou­voir qu’elle acquiert ain­si à lire dans les yeux de son mari l’aveu de son men­songe.

Un second exemple va nous en être four­ni par Proust, illus­trant ici la ver­tu conso­la­trice du regard. Exemple d’autant plus remar­quable qu’il s’agit ici du sou­ve­nir, chez le nar­ra­teur, du visage aimant de sa grand-mère :

« Bou­le­ver­se­ment de toute ma per­sonne. Dès la pre­mière nuit, comme je souf­frais d’une crise de fatigue car­diaque, tâchant de domp­ter ma souf­france, je me bais­sais avec len­teur et pru­dence pour me déchaus­ser. Mais à peine eux-je tou­ché le pre­mier bou­ton de ma bot­tine, ma poi­trine s’enfla, rem­plie d’une pré­sence incon­nue, divine, des san­glots me secouèrent, des larmes ruis­se­lèrent de mes yeux. L’être qui venait à mon secours, qui me sau­vait de la séche­resse de l’âme, c’était celui qui, plu­sieurs années aupa­ra­vant, dans un moment de détresse et de soli­tude iden­tiques, dans un moment où je n’avais plus rien de moi, était entré, et qui m’avait ren­du à moi-même, car il était moi et plus que moi (le conte­nant qui est plus que le conte­nu et me l’apportait). Je venais d’apercevoir dans ma mémoire, pen­ché sur ma fatigue, le visage tendre, pré­oc­cu­pé et déçu de ma grand-mère telle qu’elle avait été ce pre­mier soir d’arrivée (…) dont (…) je retrou­vais dans un sou­ve­nir invo­lon­taire et com­plet la réa­li­té vivante ». (Proust, II, p. 756)

Le nar­ra­teur a ain­si pu inté­rio­ri­ser le regard bien­veillant de sa grand-mère, et l’évoquer dans un moment de détresse. Ce qui rejoint le sens du poème de Bau­de­laire, Le chat. A ce regard bien­veillant s’oppose chez Proust le regard d’Alber­tine, qui témoigne de son inaces­si­bi­li­té irré­duc­tible, mal­gré sa réclu­sion chez le nar­ra­teur, et entre­tient la jalou­sie de celui-ci.

Ain­si le regard peut-il s’avérer soit mena­çant, intru­sif, per­sé­cu­teur, soit au contraire res­ti­tuer le sujet à lui-même. Dans ce der­nier cas, il me semble que c’est tou­jours parce que ce regard per­met une forme de tran­si­tion­na­li­sa­tion entre le sujet et l’autre, il témoigne de l’expérience d’une aire par­ta­gée res­pec­tueuse de l’identité de chacun.Sur ce plan la réflexion de Fran­çois Jul­lien sur le Pay­sage pour­rait nous éclai­rer (Jul­lien, 2014).
Dans sa concep­tion, issue de de la pen­sée chi­noise, la contem­pla­tion du pay­sage, ou plu­tôt l’immersion dans le pay­sage, repré­sente une expé­rience spi­ri­tuelle dans la mesure où le champ d’éléments mis en ten­sions (mon­tagne-eau ; vent-lumière), à l’image de la vie, per­met ce que nous appe­le­rions en lan­gage psy­cha­na­ly­tique une pro­jec­tion des mou­ve­ments internes psy­chiques. C’est une forme de dia­logue qui s’établit ain­si entre l’homme et la nature, qui vient ren­for­cer chez le pre­mier son sen­ti­ment d’appartenir à la seconde, bien que cette expé­rience soit d’abord celle de l’altérité : double alté­ri­té, de soi par rap­port au monde, mais aus­si alté­ri­té externe du monde (dans ce jeu de contrastes que consti­tue le pay­sage : il oppose ain­si la pleine mer, ou le som­met de la mon­tagne, uni­formes, au bord de mer, alliant terre et mer, ou à la mon­tagne alliant som­mets et val­lées), ren­voyant à l’altérité interne.
Fran­çois Jul­lien évoque éga­le­ment tout le champ de la concep­tion chi­noise de la pein­ture de pay­sage, qui sera en har­mo­nie avec celle du pay­sage lui-même.

Ce qui me per­met de faire le lien avec ce que peut nous appor­ter sur ce plan l’expérience de la pein­ture.
Je sou­hai­te­rais à ce sujet me réfé­rer uni­que­ment à une œuvre impor­tante de Kup­ka, La bai­gneuse, éga­le­ment nom­mée L’eau.
Ce tableau illustre en effet à mes yeux tout par­ti­cu­liè­re­ment la dimen­sion tran­si­tion­na­li­sante de la pein­ture, puisqu’en repré­sen­tant une bai­gneuse à moi­tié immer­gée, elle asso­cie étroi­te­ment ce qui émane des objets exté­rieurs, et ce qui vient de l’observateur (le pay­sage ter­restre se reflé­tant dans l’eau, avec cette qua­li­té sub­jec­tive, l’eau elle-même tel un miroir étant une méta­phore du regard mater­nel qui per­met à l’enfant de mieux assi­mi­ler la réa­li­té externe). Et sur­tout l’effet esthé­tique pro­duit est extra­or­di­naire, le spec­ta­teur ayant vrai­ment l’impression de plon­ger comme dans un rêve dans ce pay­sage ter­restre et aqua­tique, inti­me­ment mêlé au corps nu de la bai­gneuse. Il est ici invi­té (en ima­gi­na­tion !) à s’immerger dans cette eau-pay­sage, ain­si que dans le corps de la femme, à s’y fondre en volup­tueuses sen­sa­tions qui le ren­voient aus­si à son monde interne.L’intérêt prin­ci­pal m’en semble donc être de se déga­ger ain­si du cli­vage entre soi et l’extérieur, pour réta­blir l’altérité interne, en écho à l’altérité per­çue dans le monde. Cet écho per­met au contraire de sen­tir la conti­nui­té entre soi et le monde, dans l’altérité.

Et c’est pour­quoi je me per­mets de faire le lien avec la réflexion de Fran­çois Jul­lien sur la ren­contre, dans le très beau texte de son livre récent, « Si près, tout autre » (Jul­lien, 2018, ch.V). Il ne s’agit plus ici de la rela­tion entre le sujet et le monde exté­rieur, mais entre le sujet et l’autre sujet. On y retrouve le même enjeu de recon­naître la pleine alté­ri­té de l’autre, à laquelle le sujet doit s’ouvrir, tout en éta­blis­sant du com­mun, du par­tage.
Je pense sur ce plan que l’échange de regards est une dimen­sion essen­tielle de la rela­tion à l’autre, depuis la nais­sance. Il est en effet en tout pre­mier lieu marque de l’attention por­tée à l’autre, sans autre objet, et donc signe de cette dis­po­ni­bi­li­té incon­di­tion­nelle, dont je disais plus haut qu’elle per­met­tait l’établissement d’une assise nar­cis­sique de base suf­fi­sante (et inver­se­ment, si elle vient à man­quer). Ne serait-ce une des sources de ces rêves de nudi­té, pour une part, avant qu’ils ne soient « conta­mi­nés » par la ten­ta­tion de la séduc­tion, dont l’envers est immé­dia­te­ment l’envie, et donc l’ambivalence de l’objet ?

C’est alors la condi­tion éta­blie pour que le sujet puisse expo­ser devant l’objet ses contra­dic­tions internes, ses manques, ses fra­gi­li­tés.
C’est un pro­ces­sus que nous avons cru repé­rer comme un temps fécond et muta­tif dans les prise en charge en ins­ti­tu­tion, en hôpi­tal de jour soins-études, dans l’engagement d’une ren­contre véri­table, et que nous avons dans un tra­vail pré­cé­dent appe­lé la rela­tion d’alter ego (Hag­mann, Ser­vant, 2011).
La conflic­tua­li­té interne qui peut alors s’exprimer, par l’écho qu’elle trouve dans la conflic­tua­li­té externe au sein de l’équipe, per­met d’aborder celles-ci non comme du « mau­vais » à éli­mi­ner, mais comme élé­ment de la condi­tion humaine dans sa com­plexi­té, et du nouage de la vie psy­chique indi­vi­duelle avec la vie rela­tion­nelle. C’est tout l’intérêt pour moi d’un regard psy­cha­na­ly­tique en ins­ti­tu­tion.
Ce tra­vail passe par la néces­si­té de notre part d’une accep­ta­tion incon­di­tion­nelle de ce que pour­rait nous mon­trer de lui notre patient, afin qu’il se sente la pos­si­bi­li­té de le faire.

Je sou­haite à pré­sent l’illustrer par le cas d’une de nos patientes d’hôpital de jour, Camille, qui s’est adres­sée à nous car elle vit recluse chez elle, sans autre contact qua­si­ment que sa famille, depuis plu­sieurs années où elle se sent inca­pable d’aller à l’école.
Cette impos­si­bi­li­té est sur­ve­nue rela­ti­ve­ment bru­ta­le­ment à la suite de la colère de son ins­ti­tu­trice envers un autre enfant. Aucun des moyens mis en œuvre par les parents ne par­vient alors à sur­mon­ter ce blo­cage. Camille refuse donc de se sou­mettre de nou­veau au regard d’un adulte dont l’expérience lui a mon­tré qu’il pou­vait être impi­toyable et plein de colère. Durant toutes ces années (elle entre en Ter­mi­nale quand elle arrive chez nous), elle pour­suit sa sco­la­ri­té à domi­cile avec des cours par­ti­cu­liers.
A notre grande sur­prise, Camille va assez faci­le­ment d’une part venir à notre Hôpi­tal de Jour, et sur­tout reprendre pro­gres­si­ve­ment ses cours dans un cadre sco­laire certes amé­na­gé, mais inter­mé­diaire entre le cours indi­vi­duel et la classe ordi­naire (classe à petits effec­tifs). Les dif­fi­cul­tés vont tou­te­fois réap­pa­raître à l’approche du Bac, ce que nous inter­pré­te­rons comme témoi­gnant plus de sa crainte de la réus­site (qui l’entrainerait tout natu­rel­le­ment à enga­ger des études en milieu ordi­naire) que de l’échec. Elle échoue­ra de fait, mais ce qui va davan­tage nous sur­prendre de nou­veau (mais en sens inverse de l’année pré­cé­dente) c’est la réap­pa­ri­tion d’un blo­cage mas­sif pour aller en cours à la ren­trée sui­vante, pré­ci­sé­ment après que son pro­fes­seur prin­ci­pal lui ait deman­dé d’assister à l’ensemble des cours.

Ce blo­cage va durer qua­si­ment toute l’année, année qui va se mon­trer néan­moins riche sur le plan des soins.
Pré­ci­sons que Camille est une jeune femme par ailleurs sym­pa­thique, ouverte, intel­li­gente, ayant de très bonnes rela­tions avec ses parents et son frère, avec qui il ne semble y avoir aucun conflit, et qui se révé­le­ra à l’Hôpital de Jour très sociable et appré­ciée par les soi­gnants comme les autres patients. Remar­quons tou­te­fois qu’elle dit rare­ment ce qu’elle pense, pré­fé­rant se faire l’écho du point de vue des autres.
Ce qui ne man­que­ra pas de nous frap­per cepen­dant, c’est la dif­fi­cul­té d’élaboration de ses dif­fi­cul­tés, en par­ti­cu­lier face à toute situa­tion conflic­tuelle.
La réap­pa­ri­tion du blo­cage sco­laire va donc nous obli­ger à réflé­chir à ce qui s’y trouve en jeu, tra­vail que nous avions peut-être négli­gé la pre­mière année en rai­son de carac­tère qua­si mira­cu­leux de son amé­lio­ra­tion.

Nous allons alors être plus atten­tif à sa façon, cour­toise mais ferme, de répondre par la néga­tive à toutes nos pro­po­si­tions pour ten­ter de sur­mon­ter son empê­che­ment. Et plus encore nous serons ame­nés à repé­rer que, par ailleurs, Camille mène sa vie assez tran­quille­ment à l’Hôpital de Jour, sans nous déran­ger, mais à condi­tion que nous ne la déran­gions pas, et que nous la lais­sions faire à peu près ce qu’elle veut, comme si elle aspi­rait à se fondre dans le pay­sage. Ce qui nous amé­ne­ra à consi­dé­rer qu’elle se com­porte à peu près comme un chat dans sa mai­son, ani­mal qu’elle affec­tionne.
Nous la retrou­vons ain­si volon­tiers confor­ta­ble­ment ins­tal­lée, voire allon­gée, dans un des « coins » de l’établissement, sou­vent lieu d’observation pri­vi­lé­gié des allers et venues.

Enfin, point remar­quable, elle réus­sit à ce que nous accep­tions au fond assez bien cette atti­tude pour­tant fran­che­ment désin­volte au regard de la rai­son de sa pré­sence chez nous ; comme si nous avions renon­cé à attendre quelque chose d’elle, que nous avions accep­té de la prendre comme elle est, et sus­pen­du pour elle toute menace d’avoir à rendre des comptes, de se retrou­ver sou­mis au regard inqui­si­teur qui avait son­né le glas de sa sco­la­ri­té.
Nous éprou­vons tou­te­fois le besoin de nous déga­ger de la situa­tion d’emprise qui semble être le noyau de l’inhibition fami­liale, à laquelle n’échapperait que le frère. Sou­mis­sion à un per­son­nage tyran­nique auquel on n’ose s’affronter car toute agres­si­vi­té à son égard est lourde de menaces d’atteinte irré­mé­diable, de rup­ture, et de crainte de le perdre. Sou­mis­sion réci­proque, plus sourde, mais d’autant plus ser­rée, en rai­son des méca­nismes d’identification pro­jec­tive en jeu, cette fois de toute part (entre les membres de la famille, et entre eux et nous) ; je pense là tout par­ti­cu­liè­re­ment à ces atti­tudes de dépen­dance qui visent à s’assurer la pré­sence de l’autre proche, et s’opposent à toute sépa­ra­tion. Nous avons actuel­le­ment le sen­ti­ment que Camille pour­rait res­ter des années chez nous, comme elle est res­tée des années sans sor­tir de chez elle.

L’identification pro­jec­tive per­met en effet de dépo­ser chez l’autre une par­tie de soi, et donc d’échapper au regard redou­té. Mais elle dépos­sède du même coup le sujet d’un regard pos­sible sur lui-même, le rend aveugle à ses propres impasses, ce que nous consta­tons avec Camille. C’est ce qu’Ogden (Ogden, 2014, p. 94) décrit comme « effon­dre­ment par­tiel du mou­ve­ment dia­lec­tique entre la sub­jec­ti­vi­té de l’individu et l’intersubjectivité dont la consé­quence est la créa­tion d’un tiers ana­ly­tique alié­nant ». Le pro­ces­sus thé­ra­peu­tique vise alors la « réap­pro­pria­tion des sub­jec­ti­vi­tés (trans­for­mées) par les par­ti­ci­pants en tant qu’individus sépa­rés (et néan­moins dépen­dants). Cela s’accomplit à tra­vers un acte de recon­nais­sance mutuelle. »

C’est dans ce sens que nous avons mul­ti­plié les pro­po­si­tions nou­velles : il s’agit à chaque fois d’une pro­po­si­tion sus­cep­tible de dépla­cer le regard qu’elle a sur sa situa­tion, par l’échange pos­sible sur ce qu’il y a à voir avec des soi­gnants, ou sa famille. Manière donc de rela­ti­vi­ser le poids du regard, d’un regard auquel on prê­te­rait un pou­voir par­ti­cu­lier (tout comme depuis le début la mul­ti­pli­ci­té des regards de notre équipe).
Ain­si, on pour­rait oppo­ser les manières dif­fé­rentes dont Gus­tave, Pierre, et Camille ont fait face à une même carence de sup­port nar­cis­sique de base par le regard : les deux pre­miers, cha­cun à sa façon en surin­ves­tis­sant de manière ambi­va­lente le regard posé sur une par­tie d’eux-mêmes ; la der­nière tout au contraire par une tac­tique de « sous-marin » (l’identification pro­jec­tive), en ten­tant plu­tôt de se faire oublier et de s’installer comme un ani­mal domes­tique dans le foyer. A chaque fois, il s’agit pour l’analyste de rendre son regard suf­fi­sam­ment récep­tif pour qu’il puisse deve­nir sup­port de réflexi­vi­té, pri­vi­lé­giant sa dimen­sion conte­nante, ain­si que l’évoque le poème de Bau­de­laire, Le chat :

Quand mes yeux, vers ce chat que j’aime
Tirés comme par un aimant
Se retournent doci­le­ment

Et que je regarde en moi-même,

Je vois avec éton­ne­ment

Le feu de ses pru­nelles pâles
Clairs fânaux, vivantes opales
Qui me contemplent fixe­ment

Benoît Ser­vant

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