La Famille des Autres -
Travail d’analystes dans un groupe d’adolescents.

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C’est à par­tir de notre expé­rience menée auprès d’un groupe de parole pour ado­les­cents que nous trai­te­rons du thème des parents dans son arti­cu­la­tion avec la ques­tion des ima­gos. Nous met­trons en avant un élé­ment qui au cours de notre pra­tique quo­ti­dienne nous est appa­ru comme ayant une valeur dyna­mique  : Il s’agit du tra­vail qui se fait chez cha­cun de nos jeunes patients à par­tir de l’écoute de ce qui se passe dans la famille des autres membres du groupe. Des effets de réso­nance dont la prise en compte peut favo­ri­ser selon nous, des mou­ve­ments de sub­jec­ti­va­tion. La notion d’i­ma­go et son intri­ca­tion avec le pro­blème des iden­ti­fi­ca­tions à l’a­do­les­cence nous per­met­tra de situer l’enjeu de notre pro­pos.   Dans notre dis­po­si­tif, deux ana­lystes, un homme et une femme, accueillent chaque semaine, pen­dant une heure, un groupe ouvert com­po­sé de huit ado­les­cents et ado­les­centes qui ont entre 13  et 17 ans. En géné­ral nous ne voyons  les parents qu’une seule fois au début et plus rare­ment par la suite. L’interlocuteur des parents reste le méde­cin consul­tant qui nous a adres­sé l’adolescent. Ini­tia­le­ment pré­vu pour des ado­les­cents inhi­bés, avec des dif­fi­cul­tés rela­tion­nelles et des conduites de retrait, notre groupe s’est pro­gres­si­ve­ment ouvert à d’autres pro­fils. Nous avons aus­si accueilli des ado­les­cents pré­sen­tant plu­tôt des ten­dances au pas­sage à l’acte, avec un échange  sou­vent mar­qué  par l’agir de parole (une parole qui devient un acte) et une cer­taine dés­in­hi­bi­tion. Des pro­fils oppo­sés qui nous sont appa­rus au fil du temps comme com­plé­men­taires et pour qui le cadre de la thé­ra­pie indi­vi­duelle ne sem­blait pas adap­té. Que ce soit dans l’inhibition ou la décharge, la rela­tion à l’autre est pro­blé­ma­tique. Il y a  des dif­fi­cul­tés de dis­tance par rap­port à une vio­lence pul­sion­nelle met­tant tou­jours en jeu les ima­gos paren­tales et ren­dant dif­fi­cile le deve­nir ado­les­cent. Kes­tem­berg a mis en avant qu’à l’adolescence, « la matu­ra­tion ins­tru­men­tale sexuelle géni­tale ne cor­res­pond pas à la matu­ra­tion psy­cho-affec­tive »1 . Dans notre contexte, il nous semble que la dif­fi­cul­té dans la maî­trise de la  parole comme ins­tru­ment de rela­tion avec autrui vien­drait redou­bler ce déca­lage entre la pos­ses­sion d’un orga­nisme adulte et le fait pour l’adolescent de ne pas savoir  quoi en faire.
Le terme d’i­ma­go appa­raît d’a­bord dans les tra­vaux ini­tiaux de Jung lors­qu’il essaye de pré­ci­ser l’i­dée de com­plexe fami­lial. L’i­ma­go désigne alors la repré­sen­ta­tion  incons­ciente des êtres qui forment le proche entou­rage (père, mère, frère, soeur..). Il est ques­tion dans cette pers­pec­tive de sché­mas ou de pro­to­types incons­cients se réfé­rant à la constel­la­tion fami­liale qui de l’in­té­rieur du sujet, orientent élec­ti­ve­ment la per­cep­tion d’un objet exté­rieur. Il s’a­gi­rait d’une « image exis­tant en marge de toute per­cep­tions et pour­tant ali­men­tées par celles-ci » 2. L’i­ma­go met en relief le sou­bas­se­ment sub­jec­tif de toute rela­tion à un objet externe et de ce fait crée­rait une intri­ca­tion sub­tile entre le dedans et le dehors.    Freud don­ne­ra une nou­velle accep­tion au terme d’i­ma­go au moment où il est ques­tion d’é­clai­rer La dyna­mique du trans­fert (1912) : il s’a­git de com­prendre com­ment des dési­rs infan­tiles peuvent s’ac­tua­li­ser sur des per­son­nages actuels. La névrose de trans­fert serait l’illus­tra­tion qua­si expé­ri­men­tale par laquelle une action venue de l’in­té­rieur vient mode­ler la réa­li­té actuelle. C’est l’influence des ima­gos qui seraient déter­mi­nante dans le déve­lop­pe­ment du trans­fert et dans la vie amou­reuse en géné­ral : « Ain­si que nous le pré­voyons, cet inves­tis­se­ment va s’attacher à des pro­to­types, confor­mé­ment à l’un des cli­chés déjà pré­sents chez le sujet en ques­tion. Ou encore le patient intègre le méde­cin dans l’une des « séries psy­chiques » qu’il a déjà éta­blies dans son psy­chisme ». Déter­mi­nés en fonc­tion d’une « pré­dis­po­si­tion natu­relle  et des faits sur­ve­nus pen­dant son enfance », les ima­gos sont donc décrits comme des cli­chés, insé­rés dans des séries psy­chiques pré­exis­tantes dont Freud dira dans les Nou­velles confé­rences d’introduction à la psy­cha­na­lyse (1932) qu’elles résultent de « pré­ci­pi­tés d’in­ves­tis­se­ments d’ob­jets aban­don­nés“. Freud sou­tien­dra que ce sont jus­te­ment les ima­gos les plus anciens qui vont déter­mi­ner le sur­moi.    C’est dans un écrit mineur mais aux échos pro­fonds, « La psy­cho­lo­gie du lycéen » (1914),  que Freud fait appel à la notion d’i­ma­go pour mon­trer com­ment la rela­tion aux maîtres et au savoir est condi­tion­née par un cou­rant sou­ter­rain qui s’en­ra­cine dans les ima­gos de l’en­fance : « Tous les êtres qu’il connaît  plus tard deviennent pour lui  des per­sonnes sub­sti­tu­tives de ces pre­miers objets de ses sen­ti­ments (…) et se classent  pour lui en séries qui pro­cèdent des « imagines»(terme dési­gnant ima­go au plu­riel),  comme nous disons, du père, de la mère, des frères et soeurs, etc… Tous ont donc à assu­mer une sorte d’hé­ri­tage sen­ti­men­tal, ils ren­contrent des sym­pa­thies et des anti­pa­thies à la genèse des­quels ils n’ont eux-mêmes que peu contri­bué ; tout choix ulté­rieur d’a­mi­tié et d’a­mour se fait sur fond de traces mné­siques lais­sées par ces pre­miers modèles ». L’illus­tra­tion de Freud met sur­tout en avant le des­tin de l’i­ma­go pater­nelle à l’a­do­les­cence et le pro­ces­sus incons­cient sou­vent char­gé d’am­bi­va­lence, par lequel ce pro­to­type est repor­té sur les per­son­nages incar­nés par les pro­fes­seurs. La  condi­tion de ce report est un évé­ne­ment cen­tral qui s’est pro­duit plus tôt : L’i­déa­li­sa­tion de la figure pater­nelle ne résiste pas à l’ob­ser­va­tion et ce coup por­té  à la sur­es­ti­ma­tion du père par l’épreuve de réa­li­té va pro­vo­quer un déta­che­ment d’a­vec celui-ci. Cette dés­illu­sion et ce déta­che­ment, dont le pro­ces­sus nous fait pen­ser au deuil d’un idéal, va ouvrir à la pos­si­bi­li­té de nou­veaux inves­tis­se­ment objec­taux qui vont relayer le pro­ces­sus iden­ti­fi­ca­toire. L’im­por­tance que Freud attri­bue à ce déta­che­ment lui fait dire dans ce même texte  :  « Tout ce qui dis­tingue la nou­velle géné­ra­tion, aus­si bien ce qui est por­teur d’es­poir que ce qui choque, a pour condi­tion ce déta­che­ment d’a­vec le père ».   Claude Le Guen (Dic­tion­naire freu­dien) sou­ligne com­bien la notion d’i­ma­go est liée à la ques­tion des iden­ti­fi­ca­tions dans les écrits de Freud. Il  sou­ligne  que mal­gré le peu d’occurrences  du terme d’imago dans le texte freu­dien, cette notion est pré­sente lorsque Freud traite de cer­tains thèmes fon­da­men­taux de la psy­cha­na­lyse : Trans­fert, iden­ti­fi­ca­tion, deuil, sur­moi. Ain­si, la réflexion sur les iden­ti­fi­ca­tions est appro­fon­die dans l’oeuvre de Freud, à par­tir de la des­crip­tion de la consti­tu­tion du sur­moi en fonc­tion des ima­gos les plus anciennes.  Cette imbri­ca­tion  entre ima­go et iden­ti­fi­ca­tion est au coeur de la réflexion d’E­ve­lyne Kes­tem­berg dans son impor­tant  article « L’i­den­ti­té et l’i­den­ti­fi­ca­tion chez les ado­les­cents « (1962). Cet auteur voit à tra­vers la diver­si­té des posi­tions ado­les­centes une uni­té fon­da­men­tale qu’elle résume ain­si : « Les dif­fi­cul­tés des rela­tions des ado­les­cents avec les autres, notam­ment des adultes, c’est-à-dire le besoin des ado­les­cents de reje­ter bru­ta­le­ment les per­son­nages et les ima­gos des parents, induisent chez ces sujets de pro­fondes dif­fi­cul­tés dans leurs rela­tions avec eux-mêmes, s’ex­pri­mant – expli­ci­te­ment ou non –  en une inter­ro­ga­tion anxieuse plus ou moins intense concer­nant leur per­sonne. »    Dans le drame de l’adolescent, ce rejet des parents et des ima­gos serait une façon para­doxale de res­ter relié à des objets paren­taux dont il ne peut ni se déga­ger ni se pas­ser. Ce rejet peut être une étape dans un pro­ces­sus d’in­di­vi­dua­tion au cours duquel l’adolescent se détache des pre­miers objets pour  abou­tir à des iden­ti­fi­ca­tions  moins nar­cis­siques et plus sym­bo­liques. Dans des situa­tions moins favo­rables, ce pro­ces­sus de déta­che­ment et de sub­sti­tu­tion est entra­vé et le rejet des ima­gos ne peut abou­tir ni à une reprise ni à une éla­bo­ra­tion  par l’a­do­les­cent. Les iden­ti­fi­ca­tions semblent alors figées et c’est toute la rela­tion à soi et à l’autre qui est mise en dif­fi­cul­té, au risque de voir se déve­lop­per des solu­tions patho­lo­giques.   Dans le contexte de notre dis­po­si­tif de groupe, nous sou­li­gne­rons  la façon dont les ima­gos paren­tales reje­tées par l’adolescent font retour à tra­vers la per­cep­tion des parents des autres. Il est ques­tion d’un mou­ve­ment où des aspects for­te­ment inves­tis de la réa­li­té psy­chique sont d’abord reçus comme des don­nées exté­rieures à soi. Des aspects en rap­port avec les ima­gos paren­tales qui seraient dans l’attente d’être aus­si recon­nus de l’intérieur. Nous pen­sons que cette recon­nais­sance au-dedans serait le signe d’un pro­ces­sus de sub­jec­ti­va­tion. Nous aime­rions illus­trer notre pro­pos par une vignette cli­nique.    Jeanne est une ado­les­cente de 15 ans pré­sen­tant à l’extérieur un  com­por­te­ment explo­sif et dés­in­hi­bé. Elle a connu une enfance trau­ma­tique avec une sépa­ra­tion vio­lente entre ses parents lorsqu’elle  avait 3 ans. Elle a vécu dans une autre ville  avec son père entre 5 et 12 ans. Pen­dant  ce temps, elle a été éle­vée  par son père dans l’idée que sa mère était mau­vaise.  Jeanne aurait très mal sup­por­té la nais­sance d’une petite sœur que son père a eu avec une autre femme et aurait  fini par rejoindre  sa mère à Paris. Elles vivent ensemble depuis deux ans après sept ans pas­sés sans se voir. Leurs retrou­vailles  semblent  avoir été intenses et appor­tant un démen­ti aux paroles médi­santes du père. Jeanne pro­tège de façon anxieuse sa mère de toute pen­sée cri­tique évo­quant direc­te­ment les pro­pos pater­nels. Elle a beau­coup de dif­fi­cul­tés avec ses ensei­gnants ce qui montre chez  elle un besoin d’externaliser  des conflits avec ses ima­gos et ses parents réels. Dans le groupe, elle semble guet­ter  le moment pour prendre le par­ti de la thé­ra­peute femme contre  le thé­ra­peute homme repro­dui­sant ain­si un sché­ma fami­lier.
 Au cours d’une séance, Jeanne va évo­quer le conflit qui l’oppose à une ensei­gnante,  ce qui est une répé­ti­tion d’autres conflits simi­laires. Nous lui fai­sons remar­quer alors que son besoin de pro­té­ger sa mère pour­rait la contraindre à dépla­cer des aspects conflic­tuels de cette rela­tion sur son ensei­gnante. Nous lui disons aus­si que c’est peut-être  une façon de s’opposer au point de vue de son père. Jeanne réagit à notre inter­ven­tion par des déné­ga­tions : « Je ne crois pas que ce soit ça » ; « ça  ne me parle  pas ». Nous n’insistons pas et la dis­cus­sion se déplace dans une autre direc­tion. Quelques minutes plus tard une autre ado­les­cente, Marie, évoque à nou­veau les dif­fi­cul­tés  impor­tantes qu’elle a eues avec sa direc­trice de stage et qui res­semblent  étran­ge­ment au conflit per­ma­nent et affo­lant qu’elle entre­tient au quo­ti­dien avec une mère qui aurait des réac­tions para­doxales. Nous sommes éton­nés de voir  Jeanne, qui était res­tée silen­cieuse,  reprendre alors la parole et s’adressant à Marie, lui dire que ses dif­fi­cul­tés avec sa patronne de stage viennent aus­si du fait qu’elle confonde celle-ci avec sa mère. Avec un cer­tain humour, nous fai­sons remar­quer à Jeanne qu’il lui est plus facile de per­ce­voir la façon dont Marie reporte sur sa patronne son conflit avec sa mère que d’imaginer qu’elle pour­rait faire de même avec son ensei­gnante.   Nous avons eu l’impression que Jeanne a été sai­sie par ce moment, comme si elle per­ce­vait sur le vif un écart entre sa pen­sée consciente  et ce qu’elle met­tait en acte. Il nous a aus­si sem­blé que son inter­lo­cu­trice, Marie était tou­chée par le reflet d’elle-même que Jeanne lui ren­voyait à ce moment-là : un effet de miroir où cha­cune pou­vait per­ce­voir chez l’autre un cer­tain aveu­gle­ment dans les conflits qui les ani­maient en per­ma­nence avec leurs mères res­pec­tives. Nous avons orien­té la suite de cette séance de groupe sur la dif­fi­cul­té de se repré­sen­ter soi-même dans cer­taines situa­tions. Il nous semble que l’interprétation de Jeanne visant Marie a ici une valeur d’indexation par rap­port à notre pre­mière inter­ven­tion vis-à-vis de Jeanne. La notion d’indexation a d’abord été uti­li­sée par André Green pour dési­gner « la façon dont le dis­cours est conno­té par le sujet, à savoir la manière dont il le marque et dont il indique lui-même le prix qu’il attache à ce qu’il dit et à la valeur révé­la­trice de lui-même de ce qu’il énonce »3 .  Michel Ody pro­longe et appro­fon­dit le sens de cette notion : l’indexation devient alors « la marque dans le dis­cours du patient de la valeur que le sujet attri­bue au dis­cours de l’analyste, notam­ment par rap­port à l’interprétation »(com­mu­ni­ca­tion per­son­nelle). C’est dans ce sens que nous l’utilisons ici. Nous avons aus­si pen­sé, après-coup cette fois, que les paroles de Jeanne adres­sées à Marie : « tu confonds ta patronne avec ta mère » cor­res­pon­daient à une ten­ta­tive d’identification avec nous et à notre fonc­tion­ne­ment inter­pré­ta­tif. Une ten­ta­tive seule­ment, puisque tout en s’appropriant notre mes­sage, elle s’en débar­ras­sait aus­si­tôt  sur sa cama­rade. Une issue expul­sive par laquelle Jeanne nous mon­trait une cer­taine dif­fi­cul­té d’introjection. La famille de Marie  lui  per­met cepen­dant de gar­der à dis­tance un lien avec la repré­sen­ta­tion reje­tée.   Dans ce moment choi­si, la pro­blé­ma­tique que nous évo­quons, à savoir le détour par la famille de l’autre, est direc­te­ment visible. Si elle ne nous est pas tou­jours don­née à voir de façon aus­si expli­cite, nous la recon­nais­sons par­fois à l’arrière-plan de cer­tains mou­ve­ments de séances de groupe.
Nous  consta­tons que beau­coup de nos jeunes patients évo­luent dans des cadres fami­liaux  com­plexes ou dif­fi­ciles : parent décé­dé, père incon­nu ou ayant quit­té tôt le foyer,  divorce ou sépa­ra­tion conflic­tuelle, famille recom­po­sée avec dif­fi­cul­té pour l’adolescent de trou­ver sa place, enfant unique ne pou­vant pas se déles­ter sur un frère ou une sœur du poids de la rela­tion avec les parents. La pro­blé­ma­tique ado­les­cente n’est pas indé­pen­dante de l’environnement socio­cul­tu­rel. Dans des contextes qui sont par­fois trau­ma­tiques, les ima­gos sont immo­bi­li­sées et peu dif­fé­ren­tiées par rap­port à une réa­li­té deve­nue pesante. Cer­tains ado­les­cents nous sont adres­sés parce que la thé­ra­pie indi­vi­duelle est per­çue comme trop dan­ge­reuse par la famille ou par l’adolescent. Comme si le dis­po­si­tif de groupe per­met­tait d’atténuer des angoisses de sépa­ra­tion liées à une indi­vi­dua­li­sa­tion dif­fi­ci­le­ment pen­sable.   Nous pou­vons sup­po­ser que par sa com­po­si­tion, notre dis­po­si­tif pro­pose une autre scène fami­liale et nous obser­vons régu­liè­re­ment des dépla­ce­ments dans l’actualité du groupe de ce qui peut se jouer ailleurs. C’est par­fois l’occasion de mon­trer à un ado­les­cent, dans l’ici et main­te­nant, la part qui pour­rait lui reve­nir dans ce qu’il vit comme une contrainte exté­rieure. Au-delà des effets sur le des­ti­na­taire expli­ci­te­ment visé par nos inter­ven­tions, nous remar­quons des effets « col­la­té­raux » sur les autres ado­les­cents d’une parole qui ne les visent pas direc­te­ment. Dans l’évolution des ado­les­cents de notre groupe, nous avons sou­vent l’impression qu’il y a une forme d’apprentissage de l’associativité à par­tir de ce que nous leur mon­trons de notre fonc­tion­ne­ment d’analystes. Nous tis­sons des liens entre ce que disent les uns et les autres et nous essayons de leur mon­trer que der­rière leur dis­cours, leur silence ou leur com­por­te­ment quelque chose qui s’écarte de leur repré­sen­ta­tion consciente peux se jouer. Nous sommes ame­nés à contras­ter à haute voix nos impres­sions entre thé­ra­peutes et à don­ner une allure psy­cho­dra­ma­tique à cer­taines de nos inter­ven­tions. En défi­ni­tive, nous ne sommes ni en retrait ni trop silen­cieux et der­rière la varié­té de nos moda­li­tés d’intervention nous visons à sti­mu­ler un échange dyna­mique et une ouver­ture asso­cia­tive. Celle-ci serait pour nous le témoin d’une mobi­li­sa­tion des iden­ti­fi­ca­tions.    La famille des autres La séquence cli­nique que nous avons décrite plus haut pré­sente un mou­ve­ment quelque peu dif­fé­rent de ce qui peut se pas­ser dans une psy­cho­thé­ra­pie indi­vi­duelle. Dans les trai­te­ments ana­ly­tiques indi­vi­duels, il n’est pas rare qu’un ado­les­cent au cours d’une séance  de thé­ra­pie se mette à évo­quer les dif­fi­cul­tés d’un autre ado­les­cent  avec d’autres parents. Il peut s’agir  d’un ami ou d’un cama­rade de classe. Par exemple : « Mon copain vit seul avec sa mère et il fait tout ce qu’il veut ». L’analyste recon­naît alors un mou­ve­ment pro­ces­suel  de dépla­ce­ment ou de report de la conflic­tua­li­té du patient sur la repré­sen­ta­tion d’un autre. La famille de l’autre appa­raît alors comme un refuge qui per­met de repré­sen­ter ailleurs l’excès pul­sion­nel propre à l’adolescent. Evo­quer d’autres parents lui per­met de pro­té­ger ses ima­gos paren­tales contre des attaques en détour­nant les reven­di­ca­tions libi­di­nales et agres­sives. Il peut être tout aus­si impor­tant pour l’adolescent de pro­té­ger à tra­vers ce mou­ve­ment pro­jec­tif son nar­cis­sisme. Le registre objec­tal et le registre nar­cis­sique sont ici inti­me­ment cor­ré­lés comme nous l’a mon­tré Kes­tem­berg : « Chez l’adolescent Iden­ti­té et iden­ti­fi­ca­tion sont un seul mou­ve­ment ».   Ce pro­ces­sus, à la fois asso­cia­tif et pro­jec­tif qui a lieu dans les thé­ra­pies indi­vi­duelles, est sou­vent un détour néces­saire dans un mou­ve­ment de sub­jec­ti­va­tion que l’analyste favo­rise. L’analyste ne court-cir­cuite pas ce mou­ve­ment de dépla­ce­ment du dedans vers le dehors par une inter­pré­ta­tion pré­ma­tu­rée. Il per­met que le trai­te­ment de la conflic­tua­li­té se fasse ailleurs  et autant par son écoute que par ses inter­ven­tions favo­rise l’appropriation par le patient de son fonc­tion­ne­ment psy­chique.
On se sou­vient de l’exemple don­né par Freud dans son article sur La néga­tion (1925) où il est ques­tion d’un patient qui dit à son ana­lyste : « Vous deman­dez qui peut-être cette per­sonne dans le rêve. Ma mère, ce n’est pas elle ».  Comme c’est le cas pour le sym­bole de la néga­tion, il nous semble qu’évoquer la famille des autres est un moyen par lequel la pen­sée se libère des limi­ta­tions du refou­le­ment et s’enrichit de conte­nus dont elle ne peut se pas­ser  pour son fonc­tion­ne­ment.   Les choses se com­plexi­fient dans la situa­tion de groupe qui est la nôtre. Chaque ado­les­cent est ame­né à évo­quer la façon dont il se situe par rap­port à sa constel­la­tion fami­liale et la façon dont cette der­nière le tra­vaille. Mais sur­tout, les ado­les­cents que nous rece­vons sont régu­liè­re­ment confron­tés aux témoi­gnages de leurs com­pa­gnons de groupe concer­nant leurs parents. Ils sont aus­si confron­tés à la façon dont nous, ana­lystes, inter­ve­nons sur les dif­fi­cul­tés de leurs cama­rades. Nous leurs deman­dons sou­vent de se posi­tion­ner par rap­port aux ques­tions que sou­lèvent le témoi­gnage de leurs pairs. Il y a ici un tra­jet qui va plu­tôt  du dehors (les autres) vers le dedans contrai­re­ment à la situa­tion de trai­te­ment indi­vi­duel évo­quée au début. Nous consta­tons des effets d’infiltration et de réver­bé­ra­tion des pro­blé­ma­tiques des uns sur les autres. À tra­vers le jeu des dépla­ce­ments et des pro­jec­tions per­çus d’abord chez les autres, nous voyons par­fois appa­raître chez cer­tains ado­les­cents la pos­si­bi­li­té d’un retour sur soi et d’une reprise de ce qui leur appa­raît d’abord comme une contrainte exté­rieure. Cer­tains de ces dépla­ce­ments se reportent sur la famille que le groupe peut repré­sen­ter. Celle-ci n’est pas tou­jours une réplique de la famille réelle de l’adolescent, loin de là. Nous voyons ain­si des ado­les­cents inves­tir le groupe comme une famille qu’ils n’ont jamais eue : Ain­si de cet ado­les­cent, enfant unique, qui assume le rôle d’un grand frère pro­tec­teur envers les plus jeunes. Ce n’est que long­temps après son arri­vée dans le groupe que le reproche envers ses parents d’avoir été pri­vé d’un petit frère sera expli­cite.  Nous sommes atten­tifs à ce que nous iden­ti­fions comme des mou­ve­ments  trans­fé­ren­tiels  tout en essayant dans nos inter­ven­tions, de ne pas court-cir­cui­ter l’ouverture asso­cia­tive par une cen­tra­tion exces­sive dans l’ici et main­te­nant. Si nous n’hésitons pas à inter­pré­ter des reports des ima­gos des parents sur nous, la solu­tion est par­fois ailleurs. Il s’agit alors d’une réponse déca­lée, dif­fé­rente par rap­port à ce qui serait atten­du de l’objet et per­met­tant d’éviter une répé­ti­tion à l’identique.
CONCLUSION Notre pra­tique quo­ti­dienne avec les ado­les­cents nous confronte à l’entrecroisement des pro­blé­ma­tiques fami­liales des uns et des autres, dans un groupe qui par sa com­po­si­tion évoque lui-même une famille (certes nom­breuse). Cela nous a ame­nés à rela­ti­vi­ser cette idée de Tol­stoï selon laquelle : « Toutes les familles heu­reuses se res­semblent mais chaque famille mal­heu­reuse l’est à sa façon » (Anna Kare­nine).  Notre tâche est sou­vent de favo­ri­ser un tra­vail à la fois sur les simi­li­tudes et les dif­fé­rences per­met­tant à cha­cun de s’enrichir de l’échange avec autrui. Le détour par la famille de l’autre nous a sem­blé avoir une fonc­tion impor­tante  : Celle de repré­sen­ter sur une autre scène les conflits liés aux ima­gos paren­tales qui tra­vaillent chaque ado­les­cent. Dans son accep­tion clas­sique, l’imago cor­res­pon­drait à un schème ima­gi­naire acquis à par­tir de la ren­contre de l’enfant et de sa constel­la­tion fami­liale. Enra­ci­nées en pro­fon­deur, l’influence des « ima­gines » se fait sen­tir aux fron­tières du dedans et du dehors d’un côté, et du conscient et de l’inconscient de l’autre. Ils orientent élec­ti­ve­ment la façon dont le sujet appré­hende autrui. Il y aurait un écart variable entre ce que l’imago  reflète et la réa­li­té des parents. Freud avance l’i­dée que lorsque l’en­fant en vient à se déta­cher de ses parents, son sur­moi les signi­fie moins mais alors leurs « ima­gines » se joignent aux influences des maîtres, des modèles et des héros recon­nus. Ce pro­cès  par lequel le sur­moi devient pro­gres­si­ve­ment plus imper­son­nel sur­vient lorsque le com­plexe d’Oe­dipe, deve­nu fonc­tion­nel et struc­tu­rant, s’éloigne des pre­miers objets en s’étayant sur des objets de sub­sti­tu­tion avant de se conso­li­der comme une struc­ture inté­rieure moins dépen­dante d’un étayage à l’extérieur.  Selon Jean-Luc Donnet4  cette évo­lu­tion du sur­moi emmène une modi­fi­ca­tion dans le sta­tut des iden­ti­fi­ca­tions qui  deviennent moins nar­cis­siques et plus sym­bo­liques. C’est dans ce contexte d’im­per­son­na­li­sa­tion du sur­moi que Freud pos­tule la dis­pa­ri­tion du com­plexe d’Œ­dipe en tant que déta­che­ment des pre­miers objets. Il nous semble que, dans le cadre de notre groupe, les condi­tions de pos­si­bi­li­té de ce pro­cès de déga­ge­ment sont sou­vent com­pro­mises par une per­son­na­li­sa­tion exces­sive des ima­gos qui ont du mal à trou­ver une dis­tance  avec une réa­li­té qui vien­drait au contraire confir­mer le sys­tème pro­jec­tif dans lequel nos jeunes patients sont par­fois enfer­més. Notre tra­vail serait donc aus­si de favo­ri­ser  un espace de dif­fé­ren­tia­tion per­met­tant d’entrevoir une sor­tie de cette répé­ti­tion à l’identique.   Au cours des trai­te­ments psy­cha­na­ly­tiques d’adolescents, la per­cep­tion d’un déca­lage entre le dedans et le dehors, à par­tir de la mise en cause des repré­sen­ta­tions conscientes des parents, a sou­vent une valeur dyna­mique en elle-même. Dans notre dis­po­si­tif, nous remar­quons  que  cet écart est sou­vent per­çu chez l’autre avant que d’être pen­sable pour soi. À la pos­si­bi­li­té de ce report pro­jec­tif des ima­gos sur une autre famille s’ajoute un  trans­fert  sur le groupe en tant que « néo-famille ». À par­tir de là, il nous semble que l’enjeu, serait de rendre pos­sible un trans­fert sur le champ de la parole, comme un lieu d’ouverture à soi et à l’autre.    Daniel Ira­go et Murielle Cher­bit, psy­cha­na­lystes.

NOTES :

  1. KESTEMBERG E. (1962), « L’identité et iden­ti­fi­ca­tion chez les ado­les­cents. Pro­blèmes tech­niques et théo­riques  » Psy­chia­trie de l’en­fant (PUF), V, 2, p.441–522
  2. JUNG C.G (1928), La psy­cho­lo­gie du rêve, consi­dé­ra­tions géné­rales. Repris dans, L’homme à la décou­verte de son âme Edi­tions Albin Michel, 1987
  3. GREEN A. (2002), Idées direc­trices pour une psy­cha­na­lyse contem­po­raine, PUF.
  4. DONNET J.L (2002), article « Sur­moi », dans A. De Mijol­la, Dic­tion­naire inter­na­tio­nal de psy­cha­na­lyse, Cal­man-Lévy