La femme étrangère

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« L’é­tran­ger » est le titre don­né au 6ème numé­ro de la revue Le pré­sent de la psy­cha­na­lyse qui nous offre de publier cer­taines contri­bu­tions ; ici celle de Jacques André.

« Je vois rien, c’est une fille ».
Les mots de l’échographiste ont fait pas­ser l’équation entre sexe fémi­nin et sexe châ­tré du fan­tasme à la réa­li­té médi­cale obser­vable. L’une n’annule pas l’autre, elle le ren­force. Lorsque Louise entend cette phrase, elle a un petit pin­ce­ment au cœur. Elle espé­rait un gar­çon, que son pre­mier enfant soit « un petit être com­plet ».
Louise n’est pas moins « fémi­niste » que d’autres. C’est une jeune femme d’aujourd’hui, plei­ne­ment de son temps. Ses mots, eux, ont l’a‑temporalité de l’inconscient. Ce ne sont pas des mots d’avant, aus­si poli­ti­que­ment incor­rects soient-ils deve­nus, ce sont des mots de tou­jours. Le « petit être com­plet », cet accent mis sur l’intégrité du corps, rap­pelle, s’il est néces­saire, que la pro­blé­ma­tique de la cas­tra­tion est insé­pa­rable de l’angoisse nar­cis­sique. Freud en tire une consé­quence curieuse : il est au moins une rela­tion humaine, écrit-il, qui échappe à l’ambivalence ; enten­dez, qui ne mêle pas la haine à l’amour, celle « d’une mère avec son enfant mâle »1 . L’intégrité cor­po­relle enfin res­tau­rée, la com­plé­tude retrou­vée, une nais­sance qui apporte le petit mor­ceau man­quant… Comme quoi on peut être le fon­da­teur de la psy­cha­na­lyse et ne pas échap­per à cette sur­di­té par­ti­cu­lière que fomente l’inconciliable incons­cient. Parce qu’il faut se bou­cher les oreilles quand on est ana­lyste pour ne pas entendre, à tra­vers les mots d’une mère sur le divan, la sour­noise ambi­va­lence pour le « fils bien-aimé ». À sa décharge, c’est vrai que lorsque Sigis­mund avait 75 ans, sa mère Ama­lie, qui en avait alors 94, n’appelait son fils aîné et pré­fé­ré jamais autre­ment qu’en le nom­mant mein gol­de­ner Sigi !

Dif­fé­rence, le mot dis­tingue une chose d’une autre, il repose sur la néga­tion, celle qui marque l’écart, et relève de la logique. Bien dif­fi­cile pour les sexes, quand c’est en terme de « dif­fé­rence » que l’on pense ce qui les sépare, de ne pas se sou­mettre à la logique phal­lique : l’avoir ou pas. Moins une dif­fé­rence des sexes, qu’Un sexe qui fait la dif­fé­rence. « Je vois un petit truc (parole d’un autre écho­gra­phiste) », ou « je vois rien ». Logique binaire en 0–1 qui ne com­mande pas que l’intelligence arti­fi­cielle.
Dif­fé­rence, néga­tion, logique, binaire… autant de mots qui portent la marque de l’élaboration, celle des pro­ces­sus secon­daires. À quel étage de la vie psy­chique se situe la ver­sion phal­lique de la dif­fé­rence des sexes ? La marque nar­cis­sique qui l’accompagne rap­pelle que le moi en est par­tie pre­nante. Le dis­cours mani­feste d’une femme prise dans les rets du com­plexe de cas­tra­tion prend bien sou­vent la forme d’une lita­nie : « Je suis nulle, je ne suis pas à la hau­teur, je n’y arri­ve­rai jamais… » Entre ces mots et la repré­sen­ta­tion du « petit truc » qui fera tou­jours défaut, il y a certes un degré d’inconscience, et le plus sou­vent un refus de l’entendre. Que cela tourne au trait de carac­tère, et cette convic­tion d’une valeur moindre se révèle d’une fixi­té sur laquelle l’analyse vient buter. Toutes ces résis­tances défi­nissent-elles pour autant le « mor­ceau man­quant » comme une repré­sen­ta­tion de l’inconscient, au sens topique du terme, ou plu­tôt comme une tra­duc­tion, une sym­bo­li­sa­tion d’une chose plus enfouie et bien moins maî­tri­sable ?

Sur cette piste, l’incertitude de Freud est un guide para­doxal. « Le carac­tère majeur de l’organisation géni­tale infan­tile est qu’il n’existe pas un pri­mat géni­tal mais un pri­mat du phal­lus. »Voi­là qui a le mérite d’être clair, sauf que l’obscurité, celle de l’inconscient reprend immé­dia­te­ment ses droits. Cette phrase à peine énon­cée, Freud ajoute ce qui est plus qu’une nuance : « Mal­heu­reu­se­ment nous ne pou­vons décrire cet état de fait que pour l’enfant mas­cu­lin, l’intelligence des pro­ces­sus cor­res­pon­dants chez la petite fille nous manque. » Ter­ra inco­gni­ta. « La vie amou­reuse des femmes est voi­lée d’une obs­cu­ri­té encore impé­né­trable… notre intel­li­gence des pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment chez la fille est peu satis­fai­sante, pleine de lacunes et d’ombres… » Des mots obs­curs qui résonnent comme autant d’images (c’est-à-dire de fan­tasmes) de la chose même, et que condense la célèbre méta­phore du dark conti­nent3 . Plus Freud construit une théo­rie phal­lique de la dif­fé­rence des sexes, théo­rie très claire, trop claire, plus se condensent fémi­ni­té et obs­cu­ri­té.

Un pas­sage du « Tabou de la vir­gi­ni­té » décrit, mieux qu’un autre, ce glis­se­ment de l’altérité fémi­nine, son étran­gè­re­té (Fremd­heit), à sa réduc­tion, sa tra­duc­tion en termes de cas­tra­tion :

« Là où le pri­mi­tif a posé un tabou (celui de la vir­gi­ni­té), c’est qu’il redoute un dan­ger, et l’on ne peut écar­ter l’idée que dans toutes ces pres­crip­tions d’évitement s’exprime une crainte de prin­cipe devant la femme. Peut-être cette crainte est-elle fon­dée en ceci que la femme est autre, qu’elle appa­raît éter­nel­le­ment incom­pré­hen­sible et mys­té­rieuse, étran­gère et par­tant hos­tile. L’homme redoute d’être affai­bli par la femme, d’être conta­mi­né par sa fémi­ni­té et de se mon­trer alors inca­pable. L’effet du coït, ramol­lis­sant et réso­lu­tif des ten­sions, peut bien être le pro­to­type de ce qu’il redoute ici, et la per­cep­tion de l’influence que la femme acquiert sur l’homme par le com­merce sexué, la consi­dé­ra­tion qu’elle extorque par là, peuvent jus­ti­fier l’extension de cette angoisse. Dans tout cela il n’est rien qui aurait vieilli, rien qui ne conti­nue­rait à vivre par­mi nous. »4

Tout se passe comme si l’homme se ven­geait de cette aven­ture périlleuse (Through the dark conti­nent), qu’il paye de sa viri­li­té ramol­lie, en attri­buant au sexe fémi­nin la cas­tra­tion qu’il vient de subir : « Quant au fon­de­ment de la récu­sa­tion nar­cis­sique de la femme par l’homme – lar­ge­ment empreinte de dédain –, la psy­cha­na­lyse croit en avoir devi­né un élé­ment capi­tal en ren­voyant au com­plexe de cas­tra­tion et à son influence sur le juge­ment por­té sur la femme. »5  La femme était une « dan­ge­reuse étran­gère », le nar­cis­sisme des petites dif­fé­rences la ramène à une « moins que rien ».

Les incer­ti­tudes de Freud‑l’aventurier sont insé­pa­rables d’une autre décou­verte : Athènes‑l’oedipienne n’est pas la civi­li­sa­tion pre­mière. Son éclat dis­si­mule un monde plus enfoui, objet d’un « refou­le­ment par­ti­cu­liè­re­ment inexo­rable », les civi­li­sa­tions de Minos et Mycènes. Der­rière les amours oedi­piennes de la fille et du père, la liai­son ori­gi­nelle de la fille à la mère… C’en est fini de l’espoir d’une symé­trie entre les his­toires psy­cho­sexuelles du gar­çon et de la fille. La dif­fé­rence (phal­lique) des sexes n’est qu’une façon de remettre de l’ordre dans leur dis­sy­mé­trie.  For­mu­lé autre­ment : autant le phal­li­cisme de la dif­fé­rence est rede­vable à l’économie nar­cis­sique (le sexe est Un, pré­sent ou absent), autant la dis­sy­mé­trie reste empê­trée dans l’obscure alté­ri­té 6 (où com­mence, où finit le sexe fémi­nin ? il ne suf­fit pas qu’il affiche la com­plexi­té cli­to­ris-vagin, il faut encore qu’il ouvre sur « l’origine du monde », là où se font les enfants). Le sexe fémi­nin « est un abîme où l’homme menace de se perdre sans retour », parole d’un célèbre mélan­co­lique (Althus­ser) qui n’a trou­vé d’autre issue à son angoisse devant la femme si étran­gère qu’à tuer la sienne.

Deux brèves remarques cli­niques pour don­ner corps à la dis­sy­mé­trie…
Le fias­co. Pas­sons sur le cas de figure où la « déprime » du phal­lus signe le triomphe de la femme cas­tra­trice ! Le scé­na­rio le plus com­mun réunit un homme chez qui l’auto-castration du membre répond à l’angoisse du même nom, pro­vo­quant un repli nar­cis­sique ; et une femme qui pense ou dit : il ne me désire plus, il ne m’aime plus… et comme l’inconscient ignore la nuance : « plus jamais ». Angoisse de cas­tra­tion d’un côté, angoisse de perte d’amour de l’autre. La dis­sy­mé­trie des angoisses redouble celle des sexes.
Autre exemple, le rabais­se­ment… Le femme sait y faire, à l’image de Marie Dor­val, la muse des poètes, moquant Alfred de Vigny pour la « petite élé­va­tion » dont il est tout juste capable. Le rabais­se­ment de la femme par l’homme suit une tout autre piste, celle de la « porte du Diable » (Ter­tul­lien), de la « sau­vage au-dedans » (Dide­rot), de l’insatiable putain. Le rabais­se­ment de l’homme le châtre, fait de lui un impuis­sant. Le rabais­se­ment de la femme fait d’elle une pute. L’un n’a pas de sexe, l’autre n’est qu’un sexe.

Résu­mé : La ver­sion phal­lique de la dif­fé­rence des sexes est insé­pa­rable chez Freud d’un aveu d’in­con­nu et d’obs­cu­ri­té en ce qui concerne la psy­cho­ge­nèse de la fémi­ni­té. La femme « châ­trée » laisse dans l’ombre une femme autre, étran­gère et dan­ge­reuse.

NOTES :
  1. OCF XVIII, 300
  2. OCF XVI, 306.
  3. OCF XVIII, 36.
  4. OCF XV, 86. (Les mots sou­li­gnés le sont par moi)
  5. ibid
  6. Ces for­mu­la­tions, sans doute trop conden­sées, ont pour toile de fond une argu­men­ta­tion sur la fémi­ni­té lon­gue­ment déve­lop­pée dans : Aux ori­gines fémi­nines de la sexua­li­té (1995), Qua­drige, PUF, 2004.