La fibre dépressive : dépréciation et mission « impossible »

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Bernard Chervet est psychiatre, psychanalyste, membre titulaire formateur SPP. Ancien président de la SPP.
Conférence donnée dans le cadre des Conférences d’introduction à la psychanalyse à Paris le 13 Juin 2019.

J’ai décou­vert en même temps que vous le titre de ma confé­rence de ce soir. Dans l’annonce, le titre ini­tial, la voie dépres­sive, est deve­nue la voix dépres­sive. Le qui­pro­quo n’est pas sans inté­rêt.
Tout comme les yeux sont pour Bau­de­laire les fenêtres de l’âme, et le visage, pour Levi­nas, le lieu du signe fait vers l’autre, vers l’étranger, la voix fait réson­ner le qua­li­ta­tif de la psy­ché. Elle trans­met ses nuances affec­tives ain­si que les varia­tions de ses inten­si­tés. Freud (1923) avait dif­fé­ren­cié net­te­ment les rôles res­pec­tifs du sonore et du visuel dans la consti­tu­tion de la psy­ché et la trans­po­si­tion des réa­li­tés psy­chiques sur les per­cep­tions externes, voie per­met­tant que les pre­miers deviennent conscients par le biais des seconds ser­vant alors de véhi­cules. Si le visuel sert au besoin de conte­nus repré­sen­ta­tifs de la psy­ché, le sonore et l’acoustique vont jouer le rôle de sup­port aux sen­sa­tions des pro­ces­sus internes. Ain­si le visuel se trouve être plu­tôt au moi, et le sonore au sur­moi. Leur arti­cu­la­tion est essen­tielle dans le trai­te­ment de la cas­tra­tion dont ils com­posent les deux temps du com­plexe (le « vu » et l’«entendu »). La voix laisse entendre les qua­li­tés du tra­vail psy­chique et de la men­ta­li­sa­tion, réa­li­sé par les pro­ces­sus psy­chiques impli­qués. Elle a donc un pou­voir d’attraction iden­ti­fi­ca­toire pour les pro­ces­sus psy­chiques en attente de deve­nir, néces­saires aux diverses moda­li­tés de tra­vail psy­chique.

Ces pro­ces­sus et leurs pro­cès sont éla­bo­rés par la voie de l’identification dont un des prin­ci­paux sup­ports est jus­te­ment la voix de l’autre. Nous savons le rôle du chant et de la musique pour trans­mettre les affects, aus­si bien la ténui­té, la détresse et l’évanescence du cane­vas de la vie, que la puis­sance et la fer­me­té, l’autorité des impé­ra­tifs qui nous exigent et nous consti­tuent.
Dont acte pour la voix, en tant que voie royale de la recon­nais­sance du tra­vail des pro­ces­sus psy­chiques, et que voie d’attraction des divers trans­ferts, d’effroi (le cri), d’abandon, d’appel au secours, de pré­ci­pi­ta­tion, d’étonnement, d’élation, mais aus­si d’autorité (la grosse voix) par les­quels le psy­chisme s’installe.
Quant aux termes de dépré­cia­tion et de mis­sion, ils annoncent ensemble une mis­sion impos­sible à l’origine de l’autodépréciation, mais aus­si l’impossibilité d’accéder à une appré­cia­tion cri­tique, en fait à une dépré­cia­tion de la valeur de ce et de ceux qui aliène le sujet dépri­mé. Cette dépré­cia­tion du conte­nu de leurs mes­sages exige la recon­nais­sance de la sur­va­lo­ri­sa­tion alié­nante de ceux-ci. Il s’agit donc pour le sujet, de se dés-iden­ti­fier de ces mes­sages impo­sés et surin­ves­tis afin de s’en libé­rer. L’enjeu est l’acquisition d’une posi­tion cri­tique, le risque étant de faire un trans­fert du trans­fert d’aliénation sur d’autres mes­sages.

Adop­tons donc pour titre, la fibre dépres­sive.
Vous avez cer­tai­ne­ment déjà enten­du beau­coup de choses très inté­res­santes sur la dépres­sion au cours de ce cycle de confé­rences, sinon de toutes les cou­leurs, au moins de toutes les nuances de gris, étant don­né la plu­ra­li­té et la poly­sé­mie du terme de dépres­sion.
Ce terme est très lar­ge­ment uti­li­sé tant en cli­nique psy­chia­trique que dans les médias et le public.
Dans le champ de la psy­chia­trie, il fait par­tie des termes vagues, pour ne pas dire fourre-tout appar­te­nant à la noso­gra­phie spé­cia­li­sée qui a tou­jours eu besoin d’une caté­go­rie mar­quée par l’imprécision ce qui lui per­met d’amalgamer des tableaux cli­niques fort dif­fé­rents tant du point de vue psy­cho­gé­né­tique que psy­cho­pa­tho­lo­gique, leur point com­mun étant quelque élé­ment mani­feste, un degré d’anxiété ou de mal-être ou une fatigue comme ce fut le cas avec la neu­ras­thé­nie à la fin du XIXe siècle, ou un trouble de l’humeur comme c’est le cas avec la dépres­sion.
C’est en décons­trui­sant le bloc hété­ro­gène de la neu­ras­thé­nie que Freud, à la fin du XIXe siècle, a pu dif­fé­ren­cier tout d’abord une hys­té­rie d’angoisse, et à par­tir de celle-ci les névroses psy­chiques et les névroses actuelles, c’est-à-dire deux classes majeures de troubles, les uns stric­te­ment psy­chiques, les autres psy­cho­so­ma­tiques, les deux pou­vant s’amalgamer et se dis­si­mu­ler l’une l’autre par le biais des conver­sions cor­po­relles hys­té­riques. Au sein de cha­cune de ces deux classes sont décrits des tableaux réfé­rés au terme de dépres­sion, les dépres­sions hys­té­riques, celles d’infériorité et mélan­co­liques pour les psy­cho­né­vroses, les dépres­sions essen­tielles et ce que je dénomme les dépres­sions libi­di­nales, pour les névroses actuelles. Nous pré­ci­se­rons ces termes dans les lignes qui suivent.
Ces deux grandes classes, psy­cho­sexuelles et actuelles, cor­res­pondent à des orga­ni­sa­tions méta­psy­cho­lo­giques très diverses et sur­tout abso­lu­ment oppo­sées. La pre­mière relève entiè­re­ment du méca­nisme psy­chique, c’est à dire de la sur­dé­ter­mi­na­tion psy­chique dans laquelle est impli­quée l’histoire du sujet, ses iden­ti­fi­ca­tions, sa sexua­li­té infan­tile, son incons­cient, ses impé­ra­tifs, etc. La seconde est basée sur une neu­tra­li­sa­tion de l’économie pul­sion­nelle à sa source empê­chant tout tra­vail de men­ta­li­sa­tion, avec un més­usage com­por­te­men­tal de la sexua­li­té. Tou­te­fois les deux peuvent être conçues comme des réponses dif­fé­rentes à une com­mune réa­li­té interne, la dimen­sion trau­ma­tique propre à toutes les pul­sions, leur ten­dance au retour à un état anté­rieur jusqu’au sans vie, ce que je dénomme la régres­si­vi­té extinc­tive.
Plus tard, quand Freud éta­blit sa noso­gra­phique psy­cha­na­ly­tique de la caté­go­rie des patho­lo­gies psy­chiques à pro­pre­ment par­ler, il opta pour une dis­tri­bu­tion en deux grandes classes struc­tu­relles, les névroses et les psy­choses. Mais son éla­bo­ra­tion du nar­cis­sisme avec les pul­sions du moi, l’amena à en envi­sa­ger une troi­sième, les psy­cho­né­vroses nar­cis­siques au sein des­quelles il réunit la mélan­co­lie, les per­ver­sions, l’hypochondrie etc.
Sans nier les dif­fé­rences entre ces dif­fé­rents tableaux, Freud les a néan­moins, lui aus­si, réunis dans une immense classe assez vague qui a don­né lieu aux appel­la­tions de bor­der­line et d’état-limites, toutes deux recou­vertes par le mot moins spé­cia­li­sé de dépres­sion. Il existe donc une cer­taine simi­li­tude et ana­lo­gie entre ce qui a fon­dé l’immense champ cou­vert par la neu­ras­thé­nie, puis par les psy­cho­né­vroses nar­cis­siques, les bor­der­line, les états limites, et enfin celui de dépres­sion. Cette ana­lo­gie per­cep­tible par le flou et le fourre-tout, concerne la cli­nique même de ces divers tableaux ; d’où l’influence de la cli­nique sur la ter­mi­no­lo­gie qui en rend compte.
À la fin de sa vie, Freud (1938) ré-insis­ta sur le fait que les tableaux les plus dif­fé­ren­ciés, les névroses de trans­fert et les psy­choses, ces tableaux pro­to­ty­piques qui lui ont ser­vi de réfé­ren­tiels théo­riques, sont eux-mêmes dans la réa­li­té cli­nique, des constel­la­tions plu­rielles, mul­ti­fo­cales, des mosaïques et des entre­mê­le­ments de diverses logiques. Il pré­ci­sa alors que l’immense champ des psy­cho­né­vroses nar­cis­siques cou­vrait la plus grande par­tie des plaintes et des symp­to­ma­to­lo­gies à l’origine des demandes de trai­te­ment psy­cha­na­ly­tique. Nous avons appris depuis que la cli­nique est hété­ro­gène et plu­rielle. Nos topiques sont écla­tées.

Avec le terme de dépres­sion, nous nous retrou­vons dans une situa­tion tout aus­si incon­for­table qu’avec la neu­ras­thé­nie. Il nous faut donc pré­ci­ser ce qui se dis­si­mule sous cette ter­mi­no­lo­gie vague. Sous cou­vert du terme de dépres­sion, nous pou­vons retrou­ver des patho­lo­gies trau­ma­tiques avec des dépres­sions de la vita­li­té libi­di­nale, que je dénom­me­rai dépres­sions libi­di­nales ; des dépres­sions dites essen­tielles où le noyau « actuel » de neu­tra­li­sa­tion domine au dépens de la men­ta­li­sa­tion ; des dépres­sions névro­tiques qui suivent a contra­rio les logiques les plus riches de la vie psy­chique, impli­quant l’histoire sin­gu­lière, le corps de la sexua­li­té infan­tile, le fan­tasme et ses fan­tai­sies, les iden­ti­fi­ca­tions et leurs conflic­tua­li­tés, etc. ; enfin un champ plus spé­ci­fique de la dépres­sion ayant en arrière-fond la pro­blé­ma­tique des vécus d’infériorité, de déva­lo­ri­sa­tion, de dépré­cia­tion etc. Ce sont les dépres­sions pro­pre­ment dites que nous pou­vons qua­li­fier aus­si de mélan­co­liques puisqu’elles s’y réfèrent.
Du point de vue psy­cha­na­ly­tique, toutes les solu­tions dépres­sives rendent compte très clai­re­ment de la qua­li­té la plus élé­men­taire de toutes les pul­sions, leur ten­dance régres­sive à un retour à un état anté­rieur jusqu’à l’inorganique, au sans vie, leur régres­si­vi­té extinc­tive. Les tableaux de dépres­sion tra­duisent cette ten­dance extinc­tive et la réa­lise en par­tie afin d’arrêter sa dyna­mique. Ain­si dépres­sion et inhi­bi­tion se trouvent étroi­te­ment liées. Tout tableau cli­nique de dépres­sion est donc concer­né par ce que donne à entendre le terme même de dépres­sion, la pres­sion et la dé-pres­sion, termes qui mettent en valeur le trouble éco­no­mique à la source et la valence néga­tive dis­si­mu­lée habi­tuel­le­ment par la pro­duc­ti­vi­té des conte­nus symp­to­ma­tiques. La dépres­sion trouve donc son ori­gine dans les ten­dances néga­tives qu’elle tra­duit, et dans la fai­blesse des ten­dances posi­tives  pro­duc­trices de sub­sti­tuts psy­chiques. Néan­moins, la dépres­sion peut aus­si être le résul­tat du tra­vail de symp­tôme dans les cas de dépres­sion névro­tique. Il est alors le pro­duit du pro­cès de l’après-coup, alors que les dépres­sions pro­pre­ment-dites sont des achop­pe­ments de ce pro­cès, des arrêts en che­min.

La cli­nique la plus fré­quente de nos cabi­nets d’analyste offre sur­tout l’apparition de moments dépres­sifs mêlant tris­tesse, pleurs, fatigue voire abou­lie et apa­thie, moments s’accompagnant fré­quem­ment de fra­gi­li­té soma­tique conco­mi­tante. Les divers tableaux évo­qués s’y trouvent ain­si amal­ga­més, sur le modèle des topiques écla­tées.
Sou­li­gnons encore que la régres­si­vi­té extinc­tive concerne les deux ten­dances pul­sion­nelles élé­men­taires et non pas seule­ment la pul­sion de mort. Eros ou pul­sion de vie tend aus­si à l’extinction, mais sur un mode dif­fé­rent, qui n’est pas celui de la réduc­tion propre à la pul­sion de mort. La ten­dance au retour anté­rieur de la pul­sion de vie, se tra­duit pas une ten­dance à ne jamais s’arrêter d’investir et donc à défaire tout inves­tis­se­ment pour le sui­vant. Il s’agit d’une labi­li­té libi­di­nale par le fait d’une course infi­ni à l’investissement tout aus­si infi­ni. Eros ne pos­sède aucune ten­dance à sta­bi­li­ser ses inves­tis­se­ments, à les conser­ver. Inves­tir est le but en soi. Cli­ni­que­ment, cette ten­dance est agie par le trans­fert de pré­ci­pi­ta­tion s’opposant à toute pro­duc­tion de pré­ci­pi­tés. Cli­ni­que­ment les fuites en avant, les contin­gences, l’instabilité de tout pro­jet, les pro­pen­sions à l’inachèvement au pro­fit du nou­veau, les aspi­ra­tions à l’infini, en rendent compte.
Cette uti­li­sa­tion floue du terme de dépres­sion dans la psy­chia­trie se double d’une autre déter­mi­na­tion, éma­nant d’une ten­dance interne au psy­chisme, dénom­mée psy­cho­lo­gie col­lec­tive, qui nous habite tous et qui trouve à se concré­ti­ser tout par­ti­cu­liè­re­ment dans nos vies rela­tion­nelles grou­pales, ten­dance à uti­li­ser des termes flous et indé­ter­mi­nés per­met­tant d’échapper à la sin­gu­la­ri­té de nos dis­cours, de nos misères et troubles psy­chiques, donc au ser­vice tout à la fois de la pudeur et du consen­sus grou­pal, mais aus­si du refou­le­ment indi­vi­duel avec atté­nua­tion et allu­sion per­met­tant d’échapper au tra­vail de prise de conscience. Le vague à l’âme ne dit pas l’engagement du sujet dans son trouble de l’humeur, par ses sou­haits et ses décep­tions, par son his­toire indi­vi­duelle, par ses résis­tances et ses symp­tômes, par sa ges­tion toute per­son­nelle et intime de son acti­vi­té pul­sion­nelle, ges­tion qui implique sa pro­ces­sua­li­té psy­chique, qui elle-même repose et s’étaye sur son his­toire iden­ti­fi­ca­toire auprès des per­son­nages qu’il a uti­li­sés au cours de sa vie pour ins­tal­ler sa vie psy­chique et en sou­te­nir l’efficience. Le terme de dépres­sion redouble lui-même cette logique en don­nant celui popu­laire encore plus vague de déprime.

Quelques mots de séméio­lo­gie
Ce sont sur­tout des vécus, des res­sen­tis tant affec­tifs que sen­suels, tous éprou­vés par conver­sion cor­po­relle, qui com­posent la séméio­lo­gie com­mune à toutes les dépres­sions. Ain­si un cer­tain nombre de vécus carac­té­ris­tiques, tra­duits par des pen­sées et des éprou­vés, fondent la défi­ni­tion com­mune des dépres­sions.
Ce sont les vécus de dépré­cia­tion, de déva­lo­ri­sa­tion plus ou moins intense, ceux d’infériorité (avec les diverses signi­fi­ca­tions de ce terme), voire ceux d’auto-accusation – de ne pas avoir fait ce qu’il fal­lait ou d’avoir fait ce qu’il ne fal­lait pas -, ou d’auto-réprobation avec une més­es­time et le sen­ti­ment de démé­ri­ter, d’être indigne, pou­vant aller jusqu’à un vécu de dam­na­tion pris dans des expli­ca­tions diverses, clas­si­que­ment reli­gieuses. La logique dépré­cia­tive pré­do­mine celles de la honte et de la culpa­bi­li­té. La pro­blé­ma­tique de la valeur eu égard à un idéal, de la déva­lo­ri­sa­tion, l’emporte sur celle de la trans­gres­sion réfé­rée à une puni­tion.
L’examen méta­psy­cho­lo­gique d’un tableau cli­nique exige de réunir la séméio­lo­gie mani­feste (pour le psy­cha­na­lyste le dis­cours de séance), le tableau pro­to­ty­pique de réfé­rence (pour la dépres­sion le deuil), et le tableau cli­nique extrême offrant un gros­sis­se­ment des pro­ces­sus enga­gés dans la confi­gu­ra­tion étu­diée (pour Freud la mélan­co­lie, en fait le syn­drome de Cotard).
Le tableau cli­nique pro­to­ty­pique auquel s’est réfé­ré Freud pour les dépres­sions est bien sûr celui du deuil avec son extrême la mélan­co­lie (carac­té­ri­sée par une inhi­bi­tion psy­cho­mo­trice, une abou­lie, une intense dou­leur morale liée à une dépré­cia­tion, un sen­ti­ment d’indignité, de culpa­bi­li­té, de déses­poir, de vani­té, etc.). Tou­te­fois, la mélan­co­lie peut elle-même don­ner lieu un tableau encore plus extrême riche d’enseignement. Il s’agit d’une forme très par­ti­cu­lière, une néga­tion de soi-même dénom­mée le syn­drome de Cotard, dans lequel le sujet se décrit uni­que­ment par ses manques, ceux-ci incluant son corps propre qu’il res­sent et vit comme un lieu de dégra­da­tion, de pour­ri­ture, d’effacement pro­gres­sif, voire d’absence, dépas­sant lar­ge­ment toutes les ques­tions de dou­leur morale asso­ciés au deuil cen­tral dans la mélan­co­lie, même si le deuil de l’objet est rem­pla­cé par un deuil d’une par­tie du moi. Cette perte d’une par­tie de soi en lieu et place de la perte d’un autre se déploie dans un délire de néga­tion de soi ; le sujet affirme qu’il est mort et qu’il a déjà été tué. Le rap­port à la mort déjà là du syn­drome de Cotard va par­fois s’objectiver par un sui­cide cen­sé mettre fin à l’immortalité de celui qui se pense déjà mort. Cela nous laisse devi­ner que l’enjeu psy­chique du meurtre est cen­tral dans la dépres­sion avec son néga­tif qui est l’effacement de soi-même, le sui­cide (sui-cide : tuer soi). Dans le syn­drome de Cotard, le sujet se pré­sente comme ayant déjà été l’objet d’un meurtre, d’où la symp­to­ma­to­lo­gie néga­ti­viste énon­cée en termes de néga­tion (« je n’ai pas de bras, je n’ai pas de regard, je n’ai pas de pen­sées, je n’ai pas de sen­ti­ments, de bouche, etc. »). Cela nous per­met de déduire que le meurtre fon­da­teur à la base de la sub­jec­ti­va­tion est l’opération non dis­po­nible, hypo­thé­quée voire éra­di­quée dans les diverses dépres­sions.

Il convient de pré­ci­ser ici que l’opération fon­da­trice de la pen­sée humaine sous tous ses aspects, depuis les conte­nus ver­baux repré­sen­ta­tifs et syn­taxiques, mais aus­si les conte­nus visuels (images), ain­si que ceux des sen­sa­tions (affects, sen­ti­ments, émo­tions, sen­sa­tions pro­prio­cep­tives diverses témoi­gnant de l’état du corps et du psy­chisme, sen­sua­li­té, éro­gé­néi­té) néces­site pour par­ve­nir à la conscience une série d’opérations de trans­for­ma­tion qui sont vécus incons­ciem­ment en tant que meurtres, et qui sont l’objet de meurtres éli­mi­na­teurs. Le jeu et les enjeux des culpa­bi­li­tés les concernent au pre­mier plan. Ain­si la fon­da­tion des pul­sions exige-t-elle un meurtre por­tant sur leur ten­dance extinc­tive, celle du nar­cis­sisme le meurtre de la désexua­li­sa­tion, et celle de l’accès à l’objectalité, le meurtre de la réso­lu­tion du com­plexe d’Œdipe. Cha­cune de ces opé­ra­tions par­ti­ci­pant au « meurtre fon­da­teur » peut être l’objet d’un meurtre éli­mi­na­teur. Nous abor­dons alors les logiques trau­ma­tiques, celles de la resexua­li­sa­tion et celles du com­plexe d’Œdipe.
Où se trouvent rap­pro­chés ici, en un socle ayant valeur de fond com­mun de toutes les dépres­sions, le célèbre meurtre d’âme mar­quant le des­tin d’un sujet et ce délire de néga­tion affir­mant un meurtre ayant déjà eu lieu et dont le sujet a été l’objet.

De façon plus banale, ce vécu s’exprime par des for­mules du type : « j’ai tout pour être heureux/se mais ma vie est sans inté­rêt », fai­sant bas­cu­ler un tout soi-disant objec­tif pla­cé à l’extérieur, en un tout ou un rien sub­jec­tif, un manque intra­psy­chique. De cette façon, le dépri­mé dit bien sa véri­té : il a tout ce qu’il faut au niveau psy­chique pour réus­sir une men­ta­li­sa­tion satis­fai­sante, mais il est le lieu d’un manque qui le met en situa­tion de man­que­ment de réa­li­sa­tion et dont l’origine lui reste tota­le­ment incon­nue et mys­té­rieuse, et lui échappe radi­ca­le­ment. De cette façon, à la dif­fé­rence du fan­tasme hys­té­rique ou névro­tique qui jouit d’être pos­sé­dé sous cou­vert du conflit d’être dépos­sé­dé, le dépri­mé est le lieu d’une pos­ses­sion qui le dépos­sède vrai­ment, voire le déprive, de ses envies, de ses sou­haits, de ses conflits, de tout poten­tiel pro­jet, de ce qui habi­tuel­le­ment fonde un sujet ; d’où la fré­quence à laquelle il est réfé­ré pour ce type de tableau cli­nique à la notion d’identité, une iden­ti­té de man­que­ment. Le « je suis man­quant » s’impose, en lieu et place de « il/elle me manque ».
Cette pro­blé­ma­tique se réper­cute, sur le plan séméio­lo­gique, sur la capa­ci­té à inves­tir, sur la toni­ci­té et la tona­li­té des inves­tis­se­ments, du corps propre, du nar­cis­sisme, de la voie objec­tale, de l’autre etc. C’est ce manque d’investissement qui a ame­né les psy­chiatres à décrire l’aboulie avec asthé­nie et ato­nie du mélan­co­lique.
Rap­pe­lons à nou­veau que le dis­cours en séance chez un psy­cha­na­lyste peut prendre diverses signi­fi­ca­tions alors qu’il est expri­mé avec des termes sem­blables ; le contexte séméio­lo­gique glo­bal est donc très impor­tant pour éva­luer la dyna­mique psy­chique qui occupe un patient à par­tir de ses maux et de ses mots, ceux-ci ne pou­vant être enten­dus immé­dia­te­ment dans leur valeur psy­chique sans cette re-contex­tua­li­sa­tion ; sinon la psy­cha­na­lyse se rava­le­rait en une simple nou­velle lec­ture de sym­boles et d’équivalences.

Déployons main­te­nant les divers ver­tex dis­si­mu­lés sous le terme de dépres­sion.
a) Les vécus d’infériorité et de déva­lo­ri­sa­tion peuvent très bien tra­duire un fan­tasme incons­cient de com­pa­rai­son, avec un grand frère ou une petite sœur, ou l’inverse ; de façon géné­rique la com­pa­rai­son impli­quée concerne le duo enfant-adulte ; Freud se réfère aus­si à une rémi­nis­cence, l’impossibilité de faire un enfant. Mais ces com­pa­rai­sons ne prennent une valeur psy­chique d’infériorité que lors de la prise en compte de la dif­fé­rence des sexes au sein de théo­ries sexuelles infan­tiles. Aupa­ra­vant l’enfant ne se pense pas infé­rieur ou supé­rieur. Ins­tal­lé dans le confort fan­tas­ma­tique de His Majes­ty the Baby, l’enfant est alors comme le petit gar­çon disant à sa mère devant le spec­tacle déso­lant de leur mai­son qui brûle, sa mère pleu­rant abon­dam­ment la perte de leur arbre généa­lo­gique : « ne pleure pas Maman, je vais t’en refaire un autre qui com­men­ce­ra avec moi ». Ces com­pa­rai­sons éprou­vées en termes d’infériorité tra­duisent une théo­rie sexuelle infan­tile met­tant la fille en posi­tion d’infériorité eu égard au fait qu’elle n’aurait qu’un petit pénis objec­ti­vé par son cli­to­ris. Dans une telle logique, celui-ci n’attend en fait que l’alchimie du Prince Char­mant pour s’épanouir ; la pousse de ses seins à l’adolescence puis son l’enfantement étant la réa­li­sa­tion fruc­tueuse de cette attente. Néan­moins, la rémi­nis­cence de cette théo­rie d’infériorité basée sur la com­pa­rai­son patente avec l’organe du gar­çon peut conti­nuer à pro­duire ses effets, si l’endeuillement de la théo­rie phal­lique ne se fait pas et si le dépla­ce­ment sur seins et gros­sesse se main­tient tel quel.
Cette logique névro­tique basée sur une théo­rie inévi­table et très utile pour trai­ter la dimen­sion trau­ma­tique atta­chée à la dif­fé­rence des sexes, per­met en fait de sou­te­nir le fan­tasme méga­lo­ma­niaque de la révé­la­tion, tel le vilain petit canard deve­nant le plus beau des cygnes, ou Cen­drillon coif­fant ses sœurs au poteau de la chaus­sure de vair. S’accomplit alors de façon hal­lu­ci­na­toire le désir d’épanouissement du plus beau de tous les organes du monde ; le plus beau de tous les bébés, de tous les bijoux, etc. Dans le cas de la dépré­cia­tion névro­tique, la dépres­sion d’infériorité, la méga­lo­ma­nie de l’accomplissement d’un sou­hait avec l’attente et l’espoir d’accéder à une com­plé­tude par l’advenue d’un mer­veilleux organe, est ren­ver­sée et dis­si­mu­lée par un dis­cours d’infériorité, un vécu d’être minable et sur­tout ridi­cule, vécus qua­li­fiés de dépres­sif.
Une célèbre réplique en mot d’esprit peut dès lors ser­vir d’interprétation : « pour­quoi te fais-tu si petit, tu n’es pas si grand ».
Dans cette lignée nous retrou­vons éga­le­ment les logiques des satis­fac­tions maso­chistes ser­vant de défor­ma­tion, c’est à dire d’accomplissement hal­lu­ci­na­toire d’un sou­hait dis­si­mu­lé, satis­fac­tion maso­chistes sur­pre­nantes au pre­mier abord, mais beau­coup moins quand nous les resi­tuons dans le contexte d’une telle réa­li­sa­tion hal­lu­ci­na­toire d’un désir voi­lé, per­met­tant d’échapper à la prise de conscience de celles trans­gres­sives main­te­nues ain­si telles quelles, les logiques des vœux œdi­piens. Il s’agit alors de faire l’économie du renon­ce­ment envers ses dési­rs oedi­piens. Plu­tôt vivre l’infériorité que la tris­tesse d’avoir à renon­cer et à por­ter ses objets per­dus.
La dépres­sion affirme alors une cas­tra­tion afin de l’éviter en tant que puni­tion. En même temps se main­tiennent les logiques trans­gres­sives œdi­piennes du meurtre et de l’inceste, contre le renon­ce­ment et la tris­tesse qui l’accompagne.
Sou­li­gnons encore que dans cet espace psy­chique de dis­si­mu­la­tion, la richesse du psy­chisme est intacte et la vie fan­tas­ma­tique riche bien qu’inconsciente et pré­cons­ciente. Elle se réa­lise par le biais de sub­sti­tuts tels les contes évo­qués.

b) L’idéal et les iden­ti­fi­ca­tions ; le moi idéal, l’idéal du moi, les iden­ti­fi­ca­tions défec­tives.
Nous abor­dons ici une autre confi­gu­ra­tion des tableaux de dépres­sion, celle qui peut être qua­li­fiée de dépres­sion pro­pre­ment dite, en laquelle le sujet est peu mar­qué par les vécus de tris­tesse et de dou­leur morale, ni par les mani­fes­ta­tions cor­po­relles qui les accom­pagnent. Le sen­ti­ment qui domine est celui d’être man­quant d’une par­tie de soi, et non pas d’avoir per­du une être cher ; d’être sou­mis à une immo­bi­li­sa­tion, à une impo­si­tion venant « d’on ne sait d’où », confé­rant à ces tableaux une valence d’aliénation par le fait que des iden­ti­fi­ca­tions imposent un tel vécu. Elles s’imposent et tombent sur le moi selon la for­mule consa­crée pour la mélan­co­lie : « l’ombre de l’objet tombe sur le moi ». Ce modèle recon­naît que les iden­ti­fi­ca­tions qui devraient ins­ti­tuer et fon­der le psy­chisme d’un sujet contiennent en elles ce qui l’aliène et l’empêche de se consti­tuer, ou ce qui l’oblige à se consti­tuer selon une ima­go idéale impo­sée en lien avec les besoins défen­sifs des parents. His Majes­ty the Baby ne peut exis­ter que dans le champ d’une telle alié­na­tion au besoin défen­sif d’un autre, un parent ; sinon l’enfant est dés­in­ves­ti en désa­mour et livré à l’abandon, voire haï.
Il s’agit d’identifications contrai­gnantes sur un mode néga­tif, de mes­sages paren­taux incons­cients qui obligent leur enfant de gran­dir en fonc­tion de leurs propres besoins défen­sifs, ceux de l’un des parents, plus géné­ra­le­ment du couple.
Ces iden­ti­fi­ca­tions peuvent aus­si être abor­dées selon les vécus de manque. Ce sont alors des iden­ti­fi­ca­tions défec­tives qui imposent au sujet de res­ter man­quant. Tout son déve­lop­pe­ment sera frap­pé de man­que­ments envers son propre deve­nir, en conflit avec les man­que­ments envers sa mis­sion de sou­te­nir, de s’identifier à ce qui com­plète les défenses paren­tales, à leur four­nir ce dont ils manquent. Telle est sa mis­sion « impos­sible ». Per­sonne ne peut rem­pla­cer les pro­ces­sus psy­chiques man­quant d’un autre, mais la ten­ta­tion de s’y consa­crer, dévouer et épui­ser est forte. L’autodépréciation par inca­pa­ci­té et déva­lo­ri­sa­tion, prend alors le pas sur cette recon­nais­sance d’une impos­si­bi­li­té.
Les logiques du manque, avec les délires de néga­tion que nous avons rap­pe­lés plus haut, s’avèrent être des manques-cas­tra­tions impo­sées iden­ti­fi­ca­toi­re­ment avant toute acti­vi­té trans­gres­sive. Certes ces deux logiques s’entremêlent en tirs croi­sés puisque le des­tin de l’enfant est alors de res­ter dans un lien nar­cis­sique et anti­trau­ma­tique à son parent, ce qui prend en même temps la valeur de lien oedi­pien.  Mais la menace qui domine du point de vue de la cas­tra­tion, est para­doxale. La cas­tra­tion advient alors par la menace de retrait d’amour, voire de dés­in­ves­tis­se­ment, qui dépend du fait que l’enfant sort ou non de la mis­sion incons­ciente qui lui a été iden­ti­fi­ca­toi­re­ment impo­sée et qui trace son des­tin. Les iden­ti­fi­ca­tions d’emprunt, celles impo­sées ou encore celles défec­tives, déprivent l’enfant d’un deve­nir en tant que sujet à part entière, orien­tant son ave­nir, qui par­fois peut être fort réus­si, brillant et créa­tif, mais pri­son­nier de la condi­tion qu’il reste au ser­vice des besoins paren­taux.
Nous pen­sons ici bien sûr à un célèbre texte de Freud de 1922 concer­nant la névrose démo­niaque du XVIIe siècle. Dans ce texte, Freud uti­lise le même modèle qu’il avait uti­li­sé pour la mélan­co­lie, dans lequel ce sont les besoins défen­sifs d’un parent qui tombent sur le moi juvé­nile non encore for­mé, et qui impose à celui de se déve­lop­per selon cer­taines dis­tor­sions, avant même que le moi puisse se for­mer, l’orientant, le dis­tor­dant dès l’origine.
Dans ce type de dépres­sion le champ fan­tas­ma­tique est for­te­ment réduit, par­fois il peut exis­ter dans l’espace qui lui est pré-tra­cé ; mais ces patients don­ne­ront le sen­ti­ment de vivre dans un espace men­tal rétré­ci et répé­ti­tif, voire ampu­té. Le champ fan­tas­ma­tique est alors répri­mé et contraint.
Ces iden­ti­fi­ca­tions défec­tives hau­te­ment déter­mi­nantes pour l’état dépres­sif vont être plus ou moins pré­coces, soit pri­mor­diales et s’imposer dès le début de la vie, soit au contraire offrir un champ suf­fi­sam­ment large à l’enfant et s’imposer au moment de la réso­lu­tion du com­plexe d’Œdipe, selon les deux temps des deux grandes iden­ti­fi­ca­tions, l’identification pre­mière au parent de la pré­his­toire per­son­nelle et puis l’identification à cha­cun des parents com­bi­nés dans les logiques œdi­piennes.
Le tableau dépres­sif trouve sa signi­fi­ca­ti­vi­té eu égard à cette mis­sion impos­sible, ce des­tin, cette voca­tion, ce dévoue­ment sacri­fi­ciel que l’enfant doit avoir à l’égard de ses parents. Il se res­treint et se dépré­cie au lieu de se libé­rer en dépré­ciant les demandes éma­nant de ses parents.
Il est alors dépri­mé de ne pas pou­voir réa­li­ser sa mis­sion envers ceux-ci ; il est dé-pri­mé de toute iden­ti­té de His majes­ty the baby ; sa dépres­sion est son impos­sible ; per­sonne ne peut com­bler et tenir lieu des défenses psy­chiques man­quantes à quelqu’un d’autre.
Mais il est aus­si dépri­mé de ne pas pou­voir pour­suivre son che­min eu égard à son iden­ti­fi­ca­tion pre­mière conte­nant un impé­ra­tif à gran­dir, à déployer sa vie psy­chique selon l’idéal du fonc­tion­ne­ment psy­chique conte­nu dans cette iden­ti­fi­ca­tion grosse du deve­nir et des poten­tia­li­tés de l’enfant. Il est dépri­mé de ne pou­voir se libé­rer, de ne pou­voir dis­po­ser d’une opé­ra­tion « meurtre » fon­da­trice.
Le dépri­mé se trouve donc pris entre deux voies radi­ca­le­ment incom­pa­tibles ali­men­tant son vécu de dépri­mé ; l’une de ne pas être capable envers ce qui est atten­du de lui – il se consi­dère tota­le­ment sans valeur eu égard à la demande des parents -, d’où un manque à être aimé ; l’autre émane de son inca­pa­ci­té à satis­faire l’exigence interne issue de son propre impé­ra­tif de men­ta­li­sa­tion. Il manque à tous ses devoirs. Ces deux faces se com­binent étroi­te­ment à l’intérieur même du vécu de dépres­sion.
C’est ici qu’apparaît le néga­tif de la dépres­sion c’est-à-dire les solu­tions d’emprise. Toutes deux sont concer­nées par la vio­lence, celle-ci se trou­vant dif­fé­rem­ment enga­gée dans le cas du dépri­mé et de l’emprise.
En effet, nous pou­vons consi­dé­rer que cette impo­si­tion par les iden­ti­fi­ca­tions est une vio­lence faite à l’enfant, un meurtre d’âme, et que pour pou­voir s’en libé­rer, l’enfant ou l’adulte devra aus­si suivre en thé­ra­pie, un tra­jet de vio­lence libé­ra­trice contre ce que lui imposent ses iden­ti­fi­ca­tions ; à condi­tion bien sûr que cette libé­ra­tion s’accompagne d’une véri­table men­ta­li­sa­tion là où elle a été empê­chée jusque-là, sinon il risque de se satis­faire d’une solu­tion d’emprise ou de trans­fert de trans­fert d’aliénation.
Mais comme rien n’est uni­voque, la sou­mis­sion, la pas­si­va­tion et la ten­ta­tive de satis­faire les besoins défen­sifs des parents vont ame­ner l’enfant et le futur adulte à sou­te­nir une posi­tion vio­lente envers l’impératif lui rap­pe­lant qu’il a à se désa­lié­ner et à se libé­rer afin de déployer son propre accom­plis­se­ment. Là aus­si, la vio­lence trouve ses rai­sons d’être sur plu­sieurs flancs qui se conjuguent les uns aux autres pour dire la véri­té ambi­va­lente d’un patient.
Être aban­don­né, dés­in­ves­ti, le désa­mour au lieu de la puni­tion ; une dif­fé­ren­cia­tion des inves­tis­se­ments s’adressant à l’enfant appa­raît ici, entre l’enfant tenant lieu de dési­rs inces­tueux qui ouvre sur les névroses, et l’enfant dés­in­ves­ti suite à son « impos­si­bi­li­té » de répondre aux demandes des parents, enfin l’enfant non inves­ti se trou­vant contraint à construire des néo­for­ma­tions, des néo-solu­tions anti-trau­ma­tiques. Dans chaque cas des signes de dépres­sion existent, mais avec des signi­fi­ca­tions très dif­fé­rentes.

c) Les dépres­sions libi­di­nales.
Nous abor­dons ici un troi­sième aspect par­ti­cu­liè­re­ment déli­cat, celui de la régé­né­ra­tion libi­di­nale et des sources pul­sion­nelles. Nous ne ferons que l’effleurer.
Nous avons déjà évo­qué la toni­ci­té, les qua­li­tés de liber­té, de plas­ti­ci­té et de mal­léa­bi­li­té de la libi­do. Nous avons aus­si évo­qué le fait que les pro­ces­sus à l’origine de la libi­di­na­li­sa­tion de la psy­ché puis du corps, fon­da­teur de son éro­gé­néi­té, peuvent aus­si être lar­ge­ment défaillants et avoir des consé­quences très fâcheuses sur les fon­de­ments mêmes du psy­chisme, celui-ci se trou­vant dépri­vé de ses sources éner­gé­tiques, éco­no­miques. Il s’agit ici des varia­tions de l’intensité de la libi­do, de sa ten­sion et de sa régé­né­ra­tion en un laps de temps don­né, donc du rythme de sa régé­né­ra­tion et de sa mobi­li­sa­tion.
Nous retrou­vons ici les signi­fiés liés au terme même de dépres­sion, et à ceux qui l’ont pré­cé­dé. En effet se laisse entendre dans dé-pres­sion, une théo­rie des fluides, avec un affai­blis­se­ment, un affais­se­ment de la pres­sion. La méta­phore des fluides rejoint les repré­sen­ta­tions que nous pou­vons avoir de la libi­do en tant qu’énergie sexuelle (l’orgone et les ten­ta­tives de cap­ture d’orgone de Wil­hem Reich). L’insaisissabilité de la libi­do, de cette éner­gie psy­chique incons­ciente, est à l’origine de toutes les méta­phores sub­stan­tielles cher­chant à l’objectiver, la réi­fier ; bien sûr s’en sai­sir en tant qu’essence du désir, en tant que Graal !
Le terme de pres­sion et ses méta­phores convoquent aus­si des repré­sen­ta­tions plus anciennes, moyen­âgeuses, sou­te­nues par le terme d’humeur, ce der­nier mêlant les troubles affec­tifs et une concep­tion de ceux-ci réfé­rée éga­le­ment à la cir­cu­la­tion de fluides soma­tiques, la cir­cu­la­tion des humeurs (l’atrabile, la bile, le flegme, le sang). Dépres­sion et corps étaient alors reliés par des théo­ries plus ou moins infan­tiles, évo­quant diverses cor­po­lo­gies, tout comme celles qui accom­pa­gnait le terme hys­té­rie. L’hystérie était pen­sée, en Grèce antique, due à des dépla­ce­ments de l’organe uté­rus, lui-même pen­sé comme un organe bala­deur créant des jouis­sances selon ces lieux de migra­tion.
Pour les troubles de l’humeur, il s’agissait donc de l’humeur et des humeurs, avec leur double face psy­chique et soma­tique.
Plus tar­di­ve­ment le terme de thy­mie prit le relais avec une autre concep­tion asso­ciée au thy­mus, qui sou­te­nait une théo­rie de matu­ra­tion affec­tive. Le terme de thy­mie a une éty­mo­lo­gie le rap­pro­chant du cœur, excrois­sance char­nue à laquelle était liée l’affectivité ; où l’on retrouve à nou­veau les champs croi­sés entre des réa­li­tés psy­chiques et des réa­li­tés soma­tiques, par les termes de cœur et de thy­mus.
Les troubles thy­miques étaient pen­sés liés à un défaut de matu­ra­tion. L’immaturité infan­tile de « Jean qui rit, Jean qui pleure » devait céder selon le modèle de la dis­pa­ri­tion du Thy­mus, et lais­ser place à une sta­bi­li­té mature de l’humeur.
Un fond de véri­té s’exprimait donc dans toutes ces théo­ries, qui ne pou­vait évi­dem­ment pas se dire en terme scien­ti­fiques, mais selon des théo­ries magiques et ima­gi­naires.
Avec les dépres­sions libi­di­nales, nous sommes dans des logiques trau­ma­tiques, les pro­ces­sus psy­chiques cen­sés les trans­for­mer n’étant pas effi­cient. Le mys­tère porte alors sur cette iden­ti­fi­ca­tion pre­mière qui ins­talle une rete­nue et une mise en réserve de la libi­do dans le ça, donc une ten­sion libi­di­nale ali­men­tant un vécu de toni­ci­té et de vita­li­té. La per­tur­ba­tion concerne les pro­ces­sus res­pon­sables de la régé­né­ra­tion, de la revi­ta­li­sa­tion, de l’avitaillement libi­di­nal de l’ensemble de l’appareil psy­chique, de sa vita­li­té. C’est peut-être le seul cas où des médi­ca­ments peuvent être indi­qués, afin de sup­pléer à ce man­que­ment de ces pro­ces­sus ori­gi­naires, avec les consé­quences déjà sou­li­gnées por­tant sur l’ensemble des inves­tis­se­ments libi­di­naux, sexuels, nar­cis­siques ou objec­taux. Cette dépres­sion libi­di­nale est un trouble de la ten­sion libi­di­nale psy­chique, avec un défaut du pro­ces­sus de double retour­ne­ment fon­da­teur de la vie pul­sion­nelle et de l’instauration de l’ensemble des inves­tis­se­ments.

d) Enfin il importe d’avoir une vision réa­liste de tableaux décrits pré­cé­dem­ment et d’envisager que ceux-ci, dans la cli­nique et la pra­tique quo­ti­diennes, par­ti­cipent de chiasmes et d’entremêlements. Ils ne se pré­sentent que très rare­ment dif­fé­ren­ciés de façon aus­si pré­cise que le pour­rait le lais­ser sup­po­ser mes pro­pos théo­riques pré­cé­dents ; mais ils se mani­festent par le biais de chiasmes mélan­geant les dif­fé­rents registres, tout comme les constel­la­tions des per­son­na­li­tés sont actuel­le­ment de plus en plus envi­sa­gées, non plus selon des struc­tures stables et uni­voques, mais selon des topiques écla­tées occu­pées, réunis­sant et amal­ga­mant plu­sieurs logiques entre­mê­lées, offrant ain­si des tableaux cli­niques infi­ni­ment variés et com­pli­qués, dans les­quels il est par­fois dif­fi­cile de repé­rer, de dif­fé­ren­cier et de retrou­ver cha­cune des logiques envi­sa­gées plus haut.