Le cadre en question

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Voici deux textes dictés par Paul Israel à différents moments depuis le début du confinement et retranscrits tels quels, sans réécriture secondaire.
Paul Israel souhaite que soit respectée la chronologie entre le premier texte qui est comme un « rappel à l’ordre » des fondamentaux du cadre avant que lui vienne quinze jours plus tard les réflexions plus générales contenues dans le deuxième texte.

De tout il res­ta trois choses : la cer­ti­tude que tout était en train de com­men­cer, la cer­ti­tude qu’il fal­lait conti­nuer, la cer­ti­tude que cela serait inter­rom­pu avant que d’être ter­mi­né. Faire de l’in­ter­rup­tion un nou­veau che­min, faire de la chute un pas de danse, faire de la peur un esca­lier, du rêve un pont, de la recherche une ren­contre »

Fer­nan­do Pes­soa, Le livre de l’in­tran­quilli­té, 1982.

Acte 1- Le rap­pel à l’ordre
En bous­cu­lant les condi­tions habi­tuelles de notre exer­cice, la situa­tion actuelle inter­roge ce que nous avons cou­tume d’appeler le cadre ; moment idéal pour essayer de retrou­ver les moda­li­tés d’usage, mais sur­tout le sens de cette notion !
D’abord rap­pe­ler ce qu’il n’est pas : une chose inerte, ensemble de dis­po­si­tions tech­niques empi­ri­que­ment des­ti­nées à géné­rer le pro­ces­sus : le vil plomb du pre­mier sépa­ré de l’or pur du second ! Il est bien, nous le savons, une par­tie inhé­rente des élé­ments consti­tu­tifs de ce que J.L.Donnet appelle la situa­tion ana­ly­sante, et, comme tel, sym­bo­li­sable et sub­jec­ti­vable au même titre que tous les autres entrant ain­si dans la dyna­mique des trans­ferts, celui de l’ ana­lyste comme celui de l’ ana­ly­sant !
Ce sur quoi je vou­drais insis­ter ici, c’est qu’il s’agit d’un énon­cé inau­gu­ra­tif de l’analyste, au même titre que la règle fon­da­men­tale !
Com­plé­men­taires l’un de l’autre, ces deux énon­cés ouvrent la voie à ce qui est d’emblée posé comme nature sinon para­doxale, du moins ambi­guë de la situa­tion ana­ly­tique :
Ain­si, par l’énoncé de la règle fon­da­men­tale, l’analyste dit à son patient : viens t’allonger auprès de moi et livre moi tes fan­tasmes et dési­rs les plus enfouis, sachant que d’une cer­taine façon j’en suis le des­ti­na­taire ! et dans le même temps, les élé­ments du cadre dans leur rigi­di­té sonnent comme une injonc­tion sur­moique : pen­ser par­ler certes, mais rien de plus. Si cela n’est pas là un ana­lo­gon de la menace de cas­tra­tion !!
Usant d’une méta­phore auda­cieuse, je com­pare ain­si le couple ana­ly­tique à Tris­tan et Yseult, le cadre ayant la ver­tu de l’épée posée entre ! Cela posé, toute modi­fi­ca­tion ou amé­na­ge­ment du cadre ne pour­rait être inter­pré­té que comme un agi visant incons­ciem­ment à brouiller l’interdit de l’inceste !
Il y a là matière à réflexion !

Acte 2 – Chan­ge­ment de cadre et pré­ser­va­tion du fil « tran­fé­ro contre trans­fé­ren­tiel »
L’urgence que j’ai res­sen­tie pour écrire et dic­ter les quelques lignes sur le cadre que j’ai adres­sées à la Revue en ligne Les  Enfants de la Psy­cha­na­lyse m’ont fait pen­ser que je retrou­vais d’instinct une for­mule qui m’était venue il y a long­temps et qui était en réfé­rence à ce qui était dit de l’analyste comme gar­dien du cadre. J’avais ren­ver­sé cette for­mule en disant que le cadre était le gar­dien de l’analyste. En écri­vant ce papier sur le cadre comme bar­rière de l’inceste, inter­dit de l’inceste, j’avais en tête de rap­pe­ler la néces­si­té d’avoir cette idée du cadre comme un élé­ment de sécu­ri­té pour l’analyste. Depuis ces décen­nies où je tra­vaille avec des ana­lystes en for­ma­tion, je sais com­bien est com­pli­quée pour eux la confron­ta­tion de l’idéal héri­té du modèle de la pra­tique, avec cette réfé­rence au cadre et à ses diverses dis­po­si­tions, par rap­port à la réa­li­té de la cli­nique et des don­nées socio-éco­no­miques qu’il ren­contre.

Psy­cha­na­lystes et cadres 
Si j’insiste sur le cadre comme gar­dien de l’analyste, je devrais d’ailleurs plu­tôt dire pro­tec­teur que gar­dien, cela ren­voie effec­ti­ve­ment à ce que j’évoquais sur le cadre comme bar­rière ou inter­dit de l’inceste plus récem­ment. S’il pro­tège ce cadre, c’est com­ment et contre quoi ?
Comme je le disais, il pro­tège contre jus­te­ment ce qu’il per­met, ce qu’il auto­rise, c’est-à-dire contre ce à quoi ouvre la règle fon­da­men­tale et les condi­tions de son exploi­ta­tion.  Il est impor­tant de rap­pe­ler ce qu’on a un peu ten­dance à oublier et ce sur quoi j’ai tou­jours beau­coup insis­té, à savoir que les dis­po­si­tions du cadre ana­ly­tique clas­sique depuis qu’on les a explo­rées font jouer un élé­ment extrê­me­ment impor­tant qui est la régres­sion. Elle est impor­tante pour per­mettre l’émergence des pro­duits des divers niveaux de fonc­tion­ne­ment de la psy­ché. Cette régres­sion, condi­tion de ce qu’on a cou­tume d’appeler la double rêve­rie ; celle de l’analysant mais aus­si celle de l’analyste, sont évi­dem­ment le pro­duit qui per­met la libé­ra­tion des fan­tasmes dont la source et la nature ins­tinc­tuelle reste très pré­gnante, et les pro­jec­tions sur l’analyste comme sup­port trans­fé­ren­tiel de ces déri­vés ins­tinc­tuels. C’est tout à fait ce contre quoi le cadre comme tel, son énon­cia­tion dans l’espace de la situa­tion ana­ly­sante, est le pro­tec­teur et signe l’interdit d’aller au-delà de la simple énon­cia­tion de ces fan­tasmes. Que devient l’analyse dès lors que les condi­tions sociales de son exer­cice sont bou­le­ver­sées ?

Puisque j’en suis à reprendre des for­mules et à les para­phra­ser, j’ai aus­si envie de trans­for­mer la for­mule « un seul être vous manque et tout est dépeu­plé » par cette autre : « une seule chose vous manque et tout est trop peu­plé ». C’est une façon d’illustrer ce qu’est la pri­va­tion du cadre et le pas­sage de cet espace à la fois d’exploitation des fan­tasmes et de pro­tec­tion de leurs effets par des moyens de com­mu­ni­ca­tion dont il faut essayer de com­prendre les effets. Le cadre per­met de main­te­nir un équi­libre sub­til entre l’intime et le dis­tant. Je serais enclin à pen­ser que les moyens de com­mu­ni­ca­tion usuels tels que le télé­phone ou l’ordinateur et la vidéo bous­culent très sérieu­se­ment cet équi­libre en sur­char­geant l’un ou l’autre de ces deux fac­teurs, soit trop intime soit trop dis­tant.

La ques­tion évi­dem­ment est et sera de savoir s’il sera facile, pos­sible, lorsque sur­vien­dra le retour à une situa­tion nor­ma­li­sée de reprendre le cours d’un trans­fert domi­né par la place de l’intra psy­chique et la réfé­rence aux fan­tasmes incons­cients. Il s’agira alors de pou­voir plus faci­le­ment réfé­rer l’actualité trau­ma­tique à son his­to­ri­ci­sa­tion pos­sible, ses dimen­sions sym­bo­liques et per­mettre au psy­cha­na­lyste de rede­ve­nir un père ou une mère de trans­fert avec toutes ses ambi­guï­tés.

La pan­dé­mie peut-elle, risque-t-elle, de tuer ou d’achever la psy­cha­na­lyse ?

Pré­ser­ver le fil trans­fé­ro contre tran­fé­ren­tiel comme idéal spon­ta­né­ment déci­dé par les col­lègues au moment de la sus­pen­sion obli­ga­toire des séances à domi­cile de pas­ser à des modes de com­mu­ni­ca­tion par le télé­phone et l’ordinateur en visio.
On peut com­pa­rer l’effet sur les cures de la pan­dé­mie à tous les évè­ne­ments à très fort poten­tiel trau­ma­to­gène que l’on peut ren­con­trer dans un lieu ou à une époque don­née. Nous avons le sou­ve­nir et l’exemple de ces atten­tats à divers époques de notre vie, si nous en res­tons à ce que nous connais­sons en France, pen­dant les­quels les cures ne se sont pas du tout inter­rom­pues et au cours des­quelles l’évènement dont le poten­tiel trau­ma­to­gène et les effets sur le reste de la popu­la­tion était évident, s’inscrivait et pou­vait être repris et enten­du, y com­pris par le silence, à l’intérieur des cures tel qu’elles se dérou­laient à ce moment-là sur les divans psy­cha­na­ly­tiques. On a sou­vent évo­qué la diver­si­té des moda­li­tés d’impacts à l’intérieur des séances de l’importance évé­ne­men­tielle par rap­port à sa place dans le socius et jusqu’à racon­ter assez volon­tiers qu’il n’apparaissait par­fois pas du tout dans cer­taines cures qui se pour­sui­vaient jus­te­ment dans le droit fil de la dyna­mique trans­fé­ro-trans­fé­ren­tielle en cours, sans qu’apparemment elle soit modi­fiée par l’évènement et sa por­tée dra­ma­tique sociale. La com­pa­rai­son par contre pour­rait se faire avec une situa­tion de guerre dans la mesure où effec­ti­ve­ment c’est une situa­tion qui pour­rait évi­dem­ment là aus­si tou­cher aus­si bien le psy­cha­na­lyste que le patient, comme l’ensemble de la popu­la­tion et inter­rompre le cours des séances dans leur dérou­le­ment habi­tuel.

Pen­sant à l’impact sur le couple psy­cha­na­lyste-psy­cha­na­ly­sant de l’évènement tel que nous le vivons, la ques­tion du main­tien ou non du cours du mou­ve­ment tran­fé­ro-contre tran­fé­ren­tiel, je dirais que je ne crois pas que le cours puisse en être pré­ser­vé mais qu’il faut plu­tôt en pré­voir des modi­fi­ca­tions impor­tantes. Il me vient à ce sujet, curieuse asso­cia­tion on peut pen­ser, l’image qui a fait le tour des réseaux sociaux dans laquelle on voyait un père de famille dans les ruines de sa mai­son syrienne appre­nant à sa fille à ne pas avoir peur de la guerre et de son effroyable bruit et fureur en jouant au moment de la chute des bombes à rire ou à je ne sais plus quel jeu. Ceci pour dire que le chan­ge­ment de cadre est une rup­ture pré­vi­sible du cours des moda­li­tés trans­fé­ren­tielles telles qu’elles étaient vécues et éven­tuel­le­ment inter­pré­tées au cours de la cure et que la rela­tion à ce moment-là, l’échange ana­lyste-ana­ly­sant va se sur­char­ger d’une dimen­sion de com­pli­ci­té, dont on peut dire que c’est une com­mu­nau­té de déni mais c’est quand même une com­pli­ci­té, qui est une façon, en par­ta­geant l’impact émo­tion­nel de l’évènement, de jouer d’une cer­taine façon le rôle de ce père, en tout cas un rôle pro­tec­teur, qui vient brouiller sinon prendre la place pen­dant un cer­tain temps de la dyna­mique et des dépla­ce­ments trans­fé­ren­tiels qui étaient en cours avant le chan­ge­ment.

Ce qui se passe alors est bien de l’ordre d’une dimen­sion for­cé­ment « psy­cho­thé­ra­pique » qui est pré­sente dans la rela­tion, dimen­sion dont la ques­tion se pose de savoir si elle va durer, com­ment on la gère et com­ment l’analyste va être peu à peu capable de la faire jouer et éven­tuel­le­ment en réin­té­grer l’impact dans ce qui était le mou­ve­ment trans­fé­ro contre tran­fé­ren­tiel anté­rieur, sachant la dif­fi­cul­té de main­te­nir cette double rêve­rie qui était le propre du dis­po­si­tif ana­ly­tique clas­sique pour reve­nir à un tra­vail intra psy­chique.

Depuis des décen­nies je m’applique auprès des ana­lystes en for­ma­tion à tra­vailler avec eux la dif­fi­cile muta­tion qui fait des psy­cho­thé­ra­peutes qu’ils étaient des psy­cha­na­lystes inti­tu­lant d’ailleurs pour ce faire mon sémi­naire « De psy­cho­thé­ra­peute à psy­cha­na­lyste ». En l’occurrence dans ce cas qui nous occupe, il s’agirait du mou­ve­ment inverse à savoir « de psy­cha­na­lyste à psy­cho­thé­ra­peute ». Sauf que le mou­ve­ment allant de psy­cho­thé­ra­peute à psy­cha­na­lyste, pour se faire, passe par le long, éprou­vant et en même temps jubi­la­toire che­mi­ne­ment par sa propre ana­lyse et la for­ma­tion. Dans le cas de ces modi­fi­ca­tions actuelles du cadre, la fonc­tion psy­cho­thé­ra­peu­tique, qui je pense nous est presque impo­sée par la situa­tion, est sans cesse inter­ro­gée par la fonc­tion et l’identité ana­ly­tique qui a été acquise. C’est la rai­son pour laquelle dans les diverses batailles qui ont ten­té de débrouiller la rela­tion entre psy­cho­thé­ra­pie et psy­cha­na­lyse, j’ai tou­jours défen­du l’idée que dès lors qu’on avait soli­de­ment ancré son iden­ti­té psy­cha­na­ly­tique dans sa propre cure et la for­ma­tion longue et riche qui s’ensuit, il s’agissait plu­tôt de varia­tions et de moda­li­tés du tra­vail psy­cha­na­ly­tique.

Alors dirons-nous que le télé­tra­vail psy­cha­na­ly­tique serait une nou­velle moda­li­té de la grande palette actuelle, de la grande varié­té des approches cli­niques des psy­cha­na­lystes face non seule­ment à la clien­tèle mais peut être aus­si aux évè­ne­ments qui chargent la vie de cette clien­tèle ? Je ne sau­rais dire s’il sera facile ou pas lorsque le confi­ne­ment sera ter­mi­né et que les séances auront la pos­si­bi­li­té d’être reprises dans leur cadre anté­rieur, je ne sau­rais pré­dire si cela sera simple. On pour­rait bien pen­ser que pour un cer­tain nombre de patients, cette situa­tion fera le jeu de résis­tances dès lors qu’elles étaient déjà très pré­sentes, par­ti­cu­liè­re­ment celles qui por­taient et uti­li­saient le cadre comme élé­ment d’expression. L’option la plus pes­si­miste serait qu’en cas de pro­lon­ge­ment ou de reprise fré­quente d’une telle situa­tion de sus­pen­sion du cadre habi­tuel, l’habitude se prenne comme une faci­li­té don­née à l’usage de cette forme de tra­vail à ce moment-là dont le terme psy­cha­na­ly­tique res­te­rait à défendre dans les condi­tions de faci­li­té qui lui sont actuel­le­ment pro­po­sées. Il y a long­temps déjà que la com­mu­nau­té psy­cha­na­ly­tique inter­na­tio­nale a mis en place des cures, en par­ti­cu­lier dans le cadre de ses for­ma­tions à dis­tance, uti­li­sant les moyens de com­mu­ni­ca­tion numé­riques actuels ou télé­pho­niques et il en a été beau­coup dis­cu­té. Ce que j’en ai per­çu m’a lais­sé pen­ser que bien qu’il ait été très défen­du, plus poli­ti­que­ment que théo­ri­que­ment, les résul­tats étaient sou­vent pré­oc­cu­pants. Ceci pour dire que la géné­ra­li­sa­tion de tels moyens et de telles moda­li­tés de cadre par faci­li­té pour­rait bien être une façon pour la pan­dé­mie de com­men­cer à ache­ver une psy­cha­na­lyse déjà assez mal en point, en somme le covid ne tue­rait pas que les per­sonnes âgées mais aus­si une psy­cha­na­lyse qui n’a jamais qu’un peu plus de cent ans.