Le pêcheur à la ligne, Pierre-Auguste Renoir

Le mal d’amour : risque du féminin

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par

Jacqueline Schaeffer est psychanalyste, membre titulaire formateur honoraire de la Société Psychanalytique de Paris (SPP).
Jacqueline Schaeffer est l’auteur de nombreux ouvrages dont Le refus du féminin, PUF, 2013.


« Le noyau de ce que nous appe­lons amour … ce qui est chan­té par les poètes », écrit Freud.
« Ah ! Que le temps vienne Où les cœurs s’éprennent ! », chante Arthur Rim­baud.
On peut dire de l’amour qu’il par­court toutes les figures des liens corps-psy­ché qu’entretiennent les humains avec leurs objets. Por­teur de toute leur attente, leur exal­ta­tion, leur ambi­va­lence et de toutes leurs souf­frances, qu’elles soient nar­cis­siques, objec­tales, celles des deuils et des sépa­ra­tions inévi­tables, etc. Por­teurs de toutes les symp­to­ma­to­lo­gies diverses, celles de nos trau­ma­tismes d’hier et d’avant-hier, celles de nos reven­di­ca­tions actuelles, dans nos diverses « inca­pa­ci­tés à aimer » ou à rece­voir l’amour. Les mala­dies de l’âme sont peut-être tou­jours des mala­dies d’amour ! Y com­pris quand elles se trans­forment en haine, ce qui est l’envers du décor.
« Nous ne sommes jamais aus­si mal pro­té­gé contre la souf­france que lorsque nous aimons », aver­tit Freud.
On sait bien quel est le pre­mier amour, l’inconditionnel, celui qui n’a de sens que d’être per­du pour déclen­cher d’éternels dési­rs de retrou­vailles. Pre­mier mal d’amour.
« Pour­quoi l’amour ne s’éprouve-t-il que dans la perte ? Parce que sa source est l’expérience de la perte. Naître c’est perdre sa mère », écrit un autre poète, Pas­cal Qui­gnard.
On peut dire que toutes les périodes de la vie renou­vellent cette expé­rience de perte, et que toutes les crises qui en signalent les moments de pas­sage per­mettent de l’élaborer, de la sur­mon­ter ou de la dépas­ser, bref de trans­for­mer l’épreuve en expé­rience. Ain­si en est-il de l’état amou­reux.

LA CRISTALLISATION. LA FUSION

Tom­ber amou­reux, quel que soit l’âge, est une opé­ra­tion typi­que­ment ado­les­cente. L’état amou­reux, comme l’a noté Freud, rend tou­jours l’amoureux très récep­tif à la sug­ges­tion.  D’où le coup de foudre !
L’amour, c’est « quand on ren­contre quelqu’un qui vous donne de vos nou­velles », a écrit André Bre­ton.
Et Paul Eluard : « Qui de nous deux inven­ta l’autre ? » Encore les poètes.
Mais même si c’est une illu­sion, et même si on n’est jamais sûr de l’objet, le fait de lar­guer les amarres, de perdre l’esprit, de tom­ber éper­du d’amour, c’est com­bler l’objet et être com­blé par lui.
A l’adolescence, la rela­tion com­mence le plus sou­vent par un désir de fusion avec un autre, dont il sera sou­vent dif­fi­cile de se défaire sans trop de dom­mage. Il y a recherche de retrou­vaille du corps à corps, du chair à chair avec la mère pri­mor­diale, de sen­sua­li­té fusion­nelle avec l’objet de l’excitation-satisfaction pri­maire, para­dis per­du. Mais l’objet d’amour n’est plus mater­nel, il s’agit du corps d’un autre, d’un étran­ger.
L’adolescence est un pas­sage, une opé­ra­tion de sépa­ra­tion. Il s’agit de sor­tir de son espace connu, d’al­ler vers l’étranger, vers l’inconnu aus­si étrange qu’inquiétant, mais tel­le­ment atti­rant.

Dans l’état amou­reux on peut idéa­le­ment ne faire qu’un, avoir cette illu­sion de fusion­ner, de se fondre et se confondre dans l’autre, d’abolir toutes les dif­fé­rences.
« Mon amour, nous ne ferons qu’un : MOI ! », vous recon­nais­sez Woo­dy Allen.
Mais qu’en est-il du désir, du désir sexuel ?
Le désir expose tout un cha­cun au risque de l’autre, radi­ca­le­ment étran­ger.
Une fois pas­sés l’embrasement du coup de foudre et l’attraction irré­sis­tible des corps, qui par­ti­cipent à l’illusion de se confondre en un, le désir sexuel ne peut que se retrou­ver dis­joint par la dif­fé­rence des sexes.
Le gar­çon cherche en sa par­te­naire fémi­nine le plai­sir sexuel et prin­ci­pa­le­ment la réas­su­rance phal­lique. Angoisse de cas­tra­tion oblige ! Il don­ne­ra peut-être de l’amour en échange de cette conquête.
La fille, elle, attend, elle attend du gar­çon qu’il l’aime d’amour. Elle don­ne­ra peut-être son corps contre de l’amour.
Les deux pour­ront sou­vent en voir très tôt les limites.

L’ATTENTE

Une patiente : « J’attends quelque chose qu’il ne va jamais me don­ner. Le pro­blème de ma vie, c’est d’attendre »
Et Annie Ernaux écrit : « A par­tir du mois de sep­tembre l’année der­nière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me télé­phone et qu’il vienne chez moi« 1
Cette attente sur­git dès l’aube de la vie fémi­nine.
La mère, lorsqu’elle retrouve sa vie éro­tique, en inci­tant son enfant à dor­mir, exerce une cen­sure, dite « cen­sure de l’amante »2  , par le silence sur l’é­ro­gé­néi­té du sexe de la petite fille, ins­tau­rant un « refou­le­ment pri­maire du vagin ». Il s’agit davan­tage de mettre la fille à l’abri, non du désir du père, mais de la jouis­sance mater­nelle, et ain­si de la pré­pa­rer au réveil de son propre sexe par l’amant.
La mère sou­met alors la fille, le plus sou­vent, à la logique phal­lique, sym­bo­lique, à la loi du père. En rai­son de ce refou­le­ment pri­maire du vagin, le corps tout entier de la fillette va déve­lop­per des capa­ci­tés éro­tiques dif­fuses, dans l’attente de son éveil. Le conte de la Belle au Bois dor­mant, de la Belle au sexe dor­mant, en offre une illus­tra­tion issue du fond des âges.
Pour que la Belle s’en­dorme tran­quille, pro­té­gée par ce refou­le­ment pri­maire, il faut qu’elle puisse inves­tir l’at­tente.
Si la mère, mes­sa­gère de la cas­tra­tion, pour Freud, dit au petit gar­çon qui fonce, tout pénis en avant : « Fais bien atten­tion, sinon il va t’ar­ri­ver des ennuis ! », à la fille elle dira : « Attends, tu ver­ras, un jour ton Prince vien­dra ! »  Elle est donc mes­sa­gère de l’at­tente.
Le gar­çon, l’homme, des­ti­né en prin­cipe à une sexua­li­té de conquête, c’est-à-dire à la péné­tra­tion, s’or­ga­nise davan­tage, bien étayé sur son ana­li­té et son angoisse de cas­tra­tion, dans l’ac­ti­vi­té et la maî­trise de l’attente et de la perte.
La fille, la femme, en revanche, est vouée à l’at­tente : elle attend d’a­bord un pénis, puis ses seins, ses « règles », la pre­mière fois, puis tous les mois, elle attend un amant, puis un enfant, puis l’ac­cou­che­ment, puis le sevrage, etc. Elle n’en finit pas d’at­tendre.
La femme attend, avant tout, l’amour.
« L’a­mour est l’his­toire de la vie des femmes, c’est un épi­sode dans la vie des hommes », écrit Mme de Staël.

Win­ni­cott affirme que la pire des choses qui puisse arri­ver à un petit d’homme n’est pas tant la défi­cience de l’environnement que l’espoir sus­ci­té et tou­jours déçu. Il existe un lien fort pro­bable entre l’attente déçue et le mal d’amour, et la dépres­sion chez la femme.
Car toute attente est une exci­ta­tion dou­lou­reuse. Les attentes de la femme sont pour la plu­part liées à des expé­riences non maî­tri­sables de pertes réelles de par­ties d’elle-même ou de ses objets – qu’elle ne peut sym­bo­li­ser, comme le gar­çon, en angoisse de perte d’un organe, jamais per­du dans la réa­li­té. Il lui faut donc l’an­crage d’un solide maso­chisme éro­gène pri­maire3  . Celui-ci per­met d’in­ves­tir éro­ti­que­ment la ten­sion dou­lou­reuse, de sou­te­nir l’insatisfaction d’une pul­sion par nature impos­sible à satis­faire, l’é­cart de la satis­fac­tion hal­lu­ci­na­toire du désir par rap­port à l’attente de la satis­fac­tion réelle, et ulté­rieu­re­ment, de sup­por­ter le plai­sir-dou­leur de la jouis­sance sexuelle.Ce maso­chisme éro­gène pri­maire per­met, grâce à la coex­ci­ta­tion libi­di­nale, que la femme puisse inves­tir un maso­chisme éro­tique fémi­nin, néces­saire à la ren­contre éro­tique et amou­reuse avec un amant.
La dépen­dance de la fille à la mère archaïque pré­oe­di­pienne, époque dite minoé-mycé­nienne, a une durée que Freud recon­naît avoir long­temps sous-esti­mée : « Un cer­tain nombre d’êtres fémi­nins res­tent atta­chés à leur lien ori­gi­naire avec la mère et ne par­viennent jamais à le détour­ner véri­ta­ble­ment sur l’homme »4 . Com­ment, pour la fille, s’arracher à l’imago mater­nelle, quand le corps se met à se rap­pro­cher et à res­sem­bler au corps de la mère ?
Le para­doxe du des­tin fémi­nin tient à la dif­fi­cul­té de se déga­ger d’un objet pri­maire mater­nel, du fait d’une néces­saire iden­ti­fi­ca­tion et d’une tout aus­si néces­saire dési­den­ti­fi­ca­tion. La sépa­ra­tion porte le risque de perdre une par­tie de soi, et donc l’advenue d’un état dépres­sif. Un mal d’amour.

LA PERTE D’AMOUR

Freud oppose l’angoisse de cas­tra­tion des hommes à l’angoisse de sépa­ra­tion, de perte d’objet et d’amour chez les femmes.  Il sou­tient donc que l’ab­sence d’an­goisse de cas­tra­tion chez les filles les expose à des angoisses de perte du tout, un tout qui est davan­tage celui de l’être que celui de l’a­voir.
Une femme ne peut se don­ner plei­ne­ment sans amour. C’est ce qui pose sa dépen­dance et sa sou­mis­sion à la domi­na­tion de l’homme dans la rela­tion sexuelle. Sa dépen­dance amou­reuse la rend davan­tage mena­cée par la perte de l’ob­jet sexuel que par la perte d’un organe sexuel, angoisse autour de laquelle se struc­ture plus aisé­ment la sexua­li­té œdi­pienne du gar­çon et la sexua­li­té « à com­pro­mis » de l’homme adulte.
C’est pour­quoi elle est plus expo­sée, comme le dit Freud, à la perte d’a­mour, à la décep­tion, et se trouve tel­le­ment mena­cée de dépres­sion en cas de perte d’objet amou­reux.

Mais quel est l’objet de la perte, en fonc­tion de cette dif­fé­rence des sexes ?

Ecou­tons l’Opéra. Il a bien mis en évi­dence la dis­sy­mé­trie de la posi­tion fémi­nine ou mas­cu­line face à l’abandon.
« Si tu me quittes, je te tue », crie Don José à Car­men.
Et Mme But­ter­fly : « Si tu me quittes, je me tue ».
L’homme aban­don­né tue l’objet, en géné­ral fan­tas­ma­ti­que­ment, la femme aban­don­née se fait objet per­du.
La perte de l’investissement amou­reux et le sen­ti­ment d’échec qui l’accompagne réveillent les traces de l‘échec oedi­pien. Le deuil du désir oedi­pien est à reprendre à nou­veau. La déva­lo­ri­sa­tion par perte de l’amour d’objet, vécue comme un trau­ma nar­cis­sique, peut désor­ga­ni­ser le sys­tème fémi­nin de valo­ri­sa­tion, et chez l’homme réac­tua­li­ser toute la pro­blé­ma­tique de la cas­tra­tion.
Le mode de défense contre la sépa­ra­tion, radi­cal et sym­bo­li­sant, mis en œuvre par le gar­çon pour sor­tir du conflit oedi­pien, reste une tac­tique exem­plaire pour l’homme contre toutes les angoisses de perte objec­tale ulté­rieures, une perte amou­reuse par exemple. L’objet de la perte mas­cu­line peut se négo­cier par son angoisse de cas­tra­tion, qui sert de cran d’arrêt à la chute dépres­sive, et limite les dégâts.
« Si tu me quittes, je te tue… ou bien je te rem­place »
On connaît l’adage : « Une de per­due, dix de retrou­vées ». La quête phal­lique reprend ses droits. Dans le cœur de tout homme, un don Juan som­meille. Il existe trois types de frein à la ten­ta­tion poly­ga­mique des hommes : l’amour pour une femme, la peur des femmes ou … le sur­moi.

Chez une femme, bien sou­vent, la perte d’un amour peut signi­fier perdre le tout, être ren­voyée au néant, n’être plus rien.
On peut dire que la dépres­sion fémi­nine est liée à la décep­tion de l’attente, à la dif­fi­cul­té de sym­bo­li­sa­tion de son sexe fémi­nin. Lorsque son maso­chisme éro­gène pri­maire n’est pas bien ancré, qu’il ne sert pas de cran d’arrêt, la chute peut s’avérer pro­fonde et virer à la mélan­co­lie. L’attente déçue du désir d’un homme, l’attente déçue d’un enfant la confronte à un sen­ti­ment de vide : vide d’un corps qui n’est plus habi­té par un nar­cis­sisme cor­po­rel, qui n’est plus éclai­ré par le regard de désir d’un homme, ou par la ten­dresse d’un enfant.
La dépen­dance, qui pou­vait se dis­si­mu­ler dans la pré­sence, se dévoile et se découvre bru­ta­le­ment lorsque le manque se pré­cise, lorsque la confir­ma­tion par l’objet et par son regard dis­pa­raît.
Se révèle alors, chez la femme, une perte objec­tale confon­due avec une perte nar­cis­sique totale.
« Si tu me quittes, je me tue, ou je m’abîme, … ou bien je reste seule »
La soli­tude des femmes est un fait de socié­té, qu’elle soit choi­sie ou subie. Les hommes res­tent rare­ment seuls : l’objet femme a tout d’abord été mater­nel, … et il le reste.
La dis­pa­ri­tion, l’effacement ou l’usure de l’amour éprou­vé pour un objet consti­tuent une épreuve. Le dés­in­ves­tis­se­ment laisse un vide, et se trouvent per­dus un sup­port, une occa­sion d’attente, de fan­tas­ma­ti­sa­tion, d’exaltation, d’excitation, d’auto- exci­ta­tion.
Le mal d’amour est un objet inté­rieur qui peut par­fois être pré­cieux, exci­tant, et le lamen­to fémi­nin peut aus­si être une jouis­sance. Ce qui retrouve le lien avec le maso­chisme éro­tique fémi­nin.
« Ah je vou­drais ne vous avoir jamais vu ! » écrit la Reli­gieuse por­tu­gaise, qui s’écrie aus­si­tôt : « J’aime bien mieux être mal­heu­reuse en vous aimant que de ne vous avoir jamais vu » (Lettre troi­sième)5  .

L’IRRUPTION DU FEMININ

Au moment de la per­cep­tion de la dif­fé­rence ana­to­mique des sexes, que Freud qua­li­fie de trau­ma­tisme, com­ment la fille peut-elle se faire recon­naître comme être sexué en l’absence de ce pénis qu’elle per­çoit comme por­teur de toute la valeur nar­cis­sique ? Com­ment se faire dési­rer, se faire aimer ?
Sa ruse incons­ciente est d’annuler cette dif­fé­rence qui fait pro­blème, et d’adopter la logique phal­lique. L’envie du pénis est une envie phal­lique nar­cis­sique, non éro­tique. Car sur le plan éro­tique, la fille sait très bien que l’absence de pénis ne l’empêche pas de res­sen­tir toutes sortes de sen­sa­tions volup­tueuses. Elle sent bien aus­si que l’autoérotisme est l’objet d’un conflit, un conflit qui a un lien avec les objets paren­taux, oedi­piens.
Issue d’une théo­rie sexuelle infan­tile, celle de la sur­va­lo­ri­sa­tion nar­cis­sique d’un sexe unique, le pénis, l’organisation phal­lique est une défense en tout ou rien qui consiste à nier la dif­fé­rence des sexes, et donc le fémi­nin, assi­mi­lé à une « cas­tra­tion » Cette orga­ni­sa­tion est cepen­dant un pas­sage obli­gé, pour les deux sexes, car elle per­met le déga­ge­ment de l’imago pré­gé­ni­tale de la mère toute puis­sante et de l’emprise mater­nelle.
Chez les filles, chez les femmes, le pul­sion­nel reste très proche du cor­po­rel, de la source. C’est le ventre, l’in­té­rieur du corps qui peut être objet d’an­goisse, ou mena­cé de des­truc­tion, comme le théo­rise Méla­nie Klein. Il l’est davan­tage par enva­his­se­ment et intru­sion que par ce qui peut être arra­ché, cou­pé.
L’angoisse fémi­nine ne serait donc pas de cas­tra­tion, mais de perte d’amour. Plu­tôt que de la perte d’une par­tie, bien utile pour étayer la capa­ci­té de sym­bo­li­sa­tion, c’est de perte du tout qu’elle est mena­cée, du tout de l’investissement de son corps, et de celui de son objet. D’où une pro­pen­sion fémi­nine au mal d’amour, et à la dépres­sion.
Puisque la mère ne lui a pas don­né de pénis, ce qui lui vaut les plus hai­neux reproches, dit Freud, son besoin de recon­nais­sance la fille va l’adresser à son père. C’est ce qui la fait entrer dans le conflit oedi­pien.

La grande décou­verte de la puber­té, pour les deux sexes, c’est celle du vagin que Freud dit igno­ré pen­dant l’enfance, dans les deux sexes, du fait de l’intense inves­tis­se­ment phal­lique nar­cis­sique du pénis, l’unique sexe de l’enfance. Le vagin n’est pas un organe infan­tile. Les petites filles n’ignorent pas pour autant qu’elles ont un creux, et elles res­sentent des éprou­vés sen­so­riels internes, sus­ci­tés par des émois oedi­piens, tout autant que par les traces archaïques du corps à corps avec la mère pri­mi­tive, la pre­mière séduc­trice, dit Freud
C’est la grande ques­tion de l’a­do­les­cence : com­ment éla­bo­rer les fan­tasmes que génère la décou­verte de ce nou­vel organe qu’est le vagin ?
Cette irrup­tion du fémi­nin lors de la puber­té, change les don­nées. Le com­plexe de cas­tra­tion n’est plus le même : il va au-delà de l’angoisse de perdre le pénis, ou de ne pas l’avoir.
Com­ment, pour le gar­çon, uti­li­ser ce pénis dans la réa­li­sa­tion sexuelle ? Com­ment ren­con­trer le fémi­nin, si ce n’est plus une absence de pénis, mais un autre sexe ? Et que d’angoisses !
Com­ment, chez la fille, vivre ces trans­for­ma­tions cor­po­relles qui ne la ren­voient plus seule­ment au manque, puisqu’il lui pousse – non pas un pénis – mais des seins ? Des trans­for­ma­tions de son corps qui l’approchent dan­ge­reu­se­ment de la scène pri­mi­tive et de la réa­li­sa­tion inces­tueuse.
Les angoisses d’intrusion de la fille vont devoir s’élaborer en angoisses de péné­tra­tion. Les fan­tasmes de viol sont fré­quents à l’adolescence.

LA RENCONTRE

Si la mère n’a pas don­né de pénis à la fille, ce qui, selon Freud, la fait virer en objet de haine, ce n’est pas elle non plus qui lui donne un vagin. C’est en réveillant, en révé­lant son sexe fémi­nin que l’homme pour­ra arra­cher la femme à son autoé­ro­tisme et à sa mère pré­gé­ni­tale. Le chan­ge­ment d’objet est un chan­ge­ment de sou­mis­sion : la sou­mis­sion anale à la mère, à laquelle la fille a ten­té d’échapper par l’envie du pénis, devient alors sou­mis­sion libi­di­nale à l’amant.
L’enjeu de la ren­contre avec l’autre sexe, c’est celui de l’altérité du fémi­nin, celle que le sujet, homme ou femme, doit appri­voi­ser en lui-même et en l’autre. Sinon, com­ment ne pas virer vers la déva­lo­ri­sa­tion, le mépris, la peur ou la haine du fémi­nin, avec leur poten­tiel de vio­lence des­truc­trice ? Et com­ment, chez les hommes, ne pas être atti­ré vers le cli­vage de la maman et la putain, ou, pour­quoi pas… vers les homo­sexua­li­tés ?
L’autre sexe, qu’on soit homme ou femme, c’est tou­jours le sexe fémi­nin. Car le phal­lique est pour tout un cha­cun qua­si­ment le même. Assi­mi­ler le phal­lique au mas­cu­lin c’est une néces­si­té du pre­mier inves­tis­se­ment du gar­çon pour son pénis, mais à l’heure de la ren­contre sexuelle adulte, phal­lique et mas­cu­lin deviennent anta­go­nistes.
Au delà du phal­lique, donc, le fémi­nin6.

LE NARCISSISME

La ren­contre éro­tique qui est au ren­dez-vous de l’amour met le corps à l’épreuve de l’autre, avec des risques pour le moi et pour le nar­cis­sisme. De quelle nature sont les liens entre le corps et le nar­cis­sisme ? Si le nar­cis­sisme des hommes est avant tout phal­lique, du fait de l’angoisse de cas­tra­tion por­tant sur leur pénis, celui des femmes est avant tout cor­po­rel, même s’il peut s’investir éga­le­ment sur un mode phal­lique. C’est leur corps tout entier qui est inves­ti, mais celui-ci est sou­mis à la réas­su­rance du regard de l’autre. Ce qui rend les femmes dépen­dantes du regard, du désir et de l’amour de l’objet.
Le désir mas­cu­lin, ancré sur la capa­ci­té de sym­bo­li­sa­tion de la par­tie pour le tout, est ten­té par le féti­chisme. Celui du décou­page de par­ties dési­rables sur le tout de la femme : des seins, un cou, une cam­brure, des jambes, ou encore « tu as de beaux yeux, tu sais ! ». Ce que les femmes savent fort bien uti­li­ser comme appât.
C’est ain­si que se dif­fé­ren­cie la fémi­ni­té du fémi­nin. La fémi­ni­té, c’est l’apparence, le leurre, la mas­ca­rade, les char­mants acces­soires de la séduc­tion qui font bon ménage avec le phal­lique. Le « fémi­nin », c’est l’intérieur, invi­sible et inquié­tant. La fémi­ni­té, c’est le corps ; le fémi­nin, c’est la chair. Le désir fémi­nin est plus inté­rio­ri­sé, moins repré­sen­table, comme l’est son sexe. Une femme en réfère à son inté­rio­ri­té, même si elle ne lui est révé­lée que dans l’échange des regards et dans l’union des corps.
Le besoin de recon­nais­sance du nar­cis­sisme phal­lique c’est d’être admi­ré, celui du nar­cis­sisme fémi­nin est d’être dési­rée.

Le pêcheur à la ligne de Pierre-Auguste Renoir
Le pêcheur à la ligne, Pierre-Auguste Renoir

L’ANGOISSE DE CASTRATION AU FEMININ

L’expérience du « stade du miroir », selon Lacan, paraît apte à éclai­rer la consti­tu­tion du nar­cis­sisme, mas­cu­lin comme fémi­nin. L’enfant regarde le regard de sa mère le regar­dant, en confir­mant ce qu’il voit dans le miroir. C’est un temps de recon­nais­sance par l’objet de l’image spé­cu­laire.
La recon­nais­sance par le père réel de la fémi­ni­té de la fille est essen­tielle. C’est ce regard pater­nel, dif­fé­rent du regard « miroir » de la mère, selon Win­ni­cott, qui va mar­quer le des­tin de la fémi­ni­té de la femme dans le sens du désir d’être regar­dée et dési­rée par un homme. Le regard d’un père qui peut dire « Tu es une jolie petite fille », mais aus­si, dans un registre oedi­pien anti-inces­tueux, « Un jour ton Prince vien­dra ! ».
Cet inves­tis­se­ment pater­nel est ce qui peut empê­cher le risque dépres­sif du sen­ti­ment d’absence de sexe, ou de sexe châ­tré.
Une femme, dont le nar­cis­sisme ne peut s’étayer sur la confir­ma­tion phal­lique, reste davan­tage dépen­dante de l’objet qui l’a confir­mée dans son image nar­cis­sique et elle construit son objet libi­di­nal en fonc­tion de ce désir d’être dési­rée.
Mais si elle n’est dépen­dante que de son image dans le miroir, si elle n’a pas consti­tué des objets internes suf­fi­sam­ment valo­ri­sants, et qu’un objet aimant ne lui donne pas, par le brillant de son regard, un autre miroir, elle risque, lors de toute sépa­ra­tion, la chute dépres­sive. Lors d’une rup­ture amou­reuse, d’une tra­hi­son, d’un deuil, ce qui manque bru­ta­le­ment c’est ce regard, et la femme peut perdre alors du même coup ses repères sym­bo­liques, comme si elle n’était plus rien.
Les femmes actuelles, celles qui ont vécu la libé­ra­tion de leur corps et la maî­trise de la pro­créa­tion, savent et peuvent res­sen­tir que leurs angoisses de fémi­nin ne peuvent   s’apaiser ni se résoudre de manière satis­fai­sante par une réa­li­sa­tion de type « phal­lique ». Et par­ti­cu­liè­re­ment que le fait de ne pas être dési­rées ou de ne plus être dési­rées par un homme les ren­voie à un dou­lou­reux éprou­vé d’absence de sexe, ou de sexe fémi­nin nié, et ravive leur bles­sure de petite fille contrainte à s’organiser sur un mode phal­lique face à l’épreuve de la per­cep­tion de la dif­fé­rence des sexes. C’est là que se situe leur « angoisse de cas­tra­tion ».

VIOLENCE, DÉSINVESTISSEMENT, DÉSAMOUR

Phèdre : « J’aime, et de l’amour j’ai toutes les fureurs ! »
Car­men : « Et si je t’aime, prends garde à toi ! »
Une patiente, qui se refuse à l’acte sexuel : « Je ne veux pas lui don­ner le plai­sir de me don­ner du plai­sir »
De nos jours, la force pul­sion­nelle n’est plus attri­buée qu’à la des­truc­ti­vi­té. On dit de tel vio­leur, de tel meur­trier sexuel ou de tel pédo­phile qu’il a eu « des pul­sions ». Com­ment se fait-il qu’on peine tant à consi­dé­rer la pul­sion sexuelle dans toute sa dimen­sion effrac­trice en même temps que nour­ri­cière ?
Car la vio­lence ne se situe pas seule­ment du côté de la haine ou de la des­truc­ti­vi­té. Une rela­tion éro­tique néces­site – intri­ca­tion des pul­sions oblige ! – autant de vio­lence, et même de cruau­té, que de désir ou de ten­dresse. Era­di­quer la dimen­sion d’agression et de trans­gres­sion de l’acte sexuel a des consé­quences néfastes, et par­fois catas­tro­phiques sur la sexua­li­té.

Le déploie­ment des pul­sions à but inhi­bé fait le ber­ceau du pas­sage de la rela­tion amou­reuse à la rela­tion d’amour. La ten­dresse signe le déga­ge­ment du lien à la mère archaïque, celui de l’«amour impi­toyable », selon Win­ni­cott. La des­truc­ti­vi­té se révèle quand le lien devient un engouf­fre­ment mor­tel dans l’autre, quand ce qui se pré­ten­dait amour devient archaï­que­ment dévo­ra­teur.
La vie amou­reuse sexuelle s’inscrit alors régres­si­ve­ment dans le retour de ce temps ori­gi­naire, et recon­voque le « pré­gé­ni­tal après coup », selon la for­mule d’André Green. La per­ver­sion affec­tive y trouve son champ de manœuvre, et y ins­crit tous ses scé­na­rios.
La « Reine de la nuit », mère archaïque, ordonne à sa fille de tuer Saras­tro. Comme on le sait, depuis la nuit des temps, les hommes doivent venir arra­cher les filles à la nuit des femmes, aux « reines de la nuit ».
La femme doit affron­ter cette mère archaïque, pour pou­voir s’en déga­ger. C’est ce que Lacan a nom­mé le « ravage » entre mère et fille. Le chan­ge­ment d’objet per­met la riva­li­té avec une mère sexuelle oedi­pienne et engage le mou­ve­ment maso­chique vers le père oedi­pien, jusqu’à « l’amant de jouis­sance » qui vien­dra en der­nière posi­tion de tiers sépa­ra­teur.
La haine, avant d’être des­truc­trice, est aus­si sépa­ra­trice, quand l’écart entre le moi et l’autre tend à se rétré­cir. Elle trace les fron­tières du moi. Elle crée l’objet.
Comme Freud le pré­cise, dans « Pul­sions et des­tins des pul­sions »7  , « la haine mêlée à l’amour pro­vient en par­tie des stades pré­li­mi­naires de l’amour ».
Il pré­cise aus­si « Aimer et haïr pris ensemble s’opposent à l’état d’indifférence ». Le désa­mour le plus into­lé­rable, c’est l’indifférence. Le dés­in­ves­tis­se­ment, comme la désob­jec­ta­li­sa­tion, ce sont des extinc­tions qui font le lit de la pul­sion de mort.
La colère, la haine, la ven­geance sont là pour rani­mer une flamme mena­cée d’extinction. Les femmes bafouées de don Juan, reviennent toutes ensemble sur une barque flot­tant dans la brume du grand canal de Venise, dans le film de Losey, pour acca­bler le traître séduc­teur.

EN GUISE DE CONCLUSION
Une der­nière cita­tion :
« Les hommes veulent tou­jours être le pre­mier amour d’une femme.  C’est là leur sotte vani­té. Nous, femmes, avons de ces choses-là un esprit plus sub­til. Ce qui nous plaît c’est être le der­nier amour d’un homme »8.

Jac­que­line Schaef­fer, Psy­cha­na­lyste membre titu­laire for­ma­teur de la SPP

NOTES :

  1. A., Ernaux (1991), Pas­sion simple, Paris, Gal­li­mard,
  2. Braun­sch­weig D., Fain M. (1975), La nuit, le jour. Essai psy­cha­na­ly­tique sur le fonc­tion­ne­ment men­tal, Paris, PUF.
  3. Freud S. (1924), « Le pro­blème éco­no­mique du maso­chisme », Névrose, psy­chose et per­ver­sion, Paris, PUF, 1973.
  4. S. Freud (1931), « Sur la sexua­li­té fémi­nine », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1970, p. 140.
  5. C. Ave­line (1986), Et tout le reste n’est rien : la Reli­gieuse por­tu­gaise : avec le texte de ses lettres, Paris, Mer­cure de France.
  6. J. Schaef­fer (2013) Pré­face de Le refus du fémi­nin, 6° éd., coll. « Qua­drige » Essais, Débats, Post­face de René Rous­sillon : « « Le refus du fémi­nin et l’objet ». 1ère éd. (1997), coll. « Epîtres », Paris, PUF,
  7. S. Freud. (1915), Pul­sions et des­tins des pul­sions, Méta­psy­cho­lo­gie, Paris, Gal­li­mard, 1968
  8. O. Wilde (1984), Une femme sans impor­tance.