Jacqueline Schaeffer est psychanalyste, membre titulaire formateur honoraire de la Société Psychanalytique de Paris (SPP).
Jacqueline Schaeffer est l’auteur de nombreux ouvrages dont Le refus du féminin, PUF, 2013.
« Le noyau de ce que nous appelons amour … ce qui est chanté par les poètes », écrit Freud.
« Ah ! Que le temps vienne Où les cœurs s’éprennent ! », chante Arthur Rimbaud.
On peut dire de l’amour qu’il parcourt toutes les figures des liens corps-psyché qu’entretiennent les humains avec leurs objets. Porteur de toute leur attente, leur exaltation, leur ambivalence et de toutes leurs souffrances, qu’elles soient narcissiques, objectales, celles des deuils et des séparations inévitables, etc. Porteurs de toutes les symptomatologies diverses, celles de nos traumatismes d’hier et d’avant-hier, celles de nos revendications actuelles, dans nos diverses « incapacités à aimer » ou à recevoir l’amour. Les maladies de l’âme sont peut-être toujours des maladies d’amour ! Y compris quand elles se transforment en haine, ce qui est l’envers du décor.
« Nous ne sommes jamais aussi mal protégé contre la souffrance que lorsque nous aimons », avertit Freud.
On sait bien quel est le premier amour, l’inconditionnel, celui qui n’a de sens que d’être perdu pour déclencher d’éternels désirs de retrouvailles. Premier mal d’amour.
« Pourquoi l’amour ne s’éprouve-t-il que dans la perte ? Parce que sa source est l’expérience de la perte. Naître c’est perdre sa mère », écrit un autre poète, Pascal Quignard.
On peut dire que toutes les périodes de la vie renouvellent cette expérience de perte, et que toutes les crises qui en signalent les moments de passage permettent de l’élaborer, de la surmonter ou de la dépasser, bref de transformer l’épreuve en expérience. Ainsi en est-il de l’état amoureux.
LA CRISTALLISATION. LA FUSION
Tomber amoureux, quel que soit l’âge, est une opération typiquement adolescente. L’état amoureux, comme l’a noté Freud, rend toujours l’amoureux très réceptif à la suggestion. D’où le coup de foudre !
L’amour, c’est « quand on rencontre quelqu’un qui vous donne de vos nouvelles », a écrit André Breton.
Et Paul Eluard : « Qui de nous deux inventa l’autre ? » Encore les poètes.
Mais même si c’est une illusion, et même si on n’est jamais sûr de l’objet, le fait de larguer les amarres, de perdre l’esprit, de tomber éperdu d’amour, c’est combler l’objet et être comblé par lui.
A l’adolescence, la relation commence le plus souvent par un désir de fusion avec un autre, dont il sera souvent difficile de se défaire sans trop de dommage. Il y a recherche de retrouvaille du corps à corps, du chair à chair avec la mère primordiale, de sensualité fusionnelle avec l’objet de l’excitation-satisfaction primaire, paradis perdu. Mais l’objet d’amour n’est plus maternel, il s’agit du corps d’un autre, d’un étranger.
L’adolescence est un passage, une opération de séparation. Il s’agit de sortir de son espace connu, d’aller vers l’étranger, vers l’inconnu aussi étrange qu’inquiétant, mais tellement attirant.
Dans l’état amoureux on peut idéalement ne faire qu’un, avoir cette illusion de fusionner, de se fondre et se confondre dans l’autre, d’abolir toutes les différences.
« Mon amour, nous ne ferons qu’un : MOI ! », vous reconnaissez Woody Allen.
Mais qu’en est-il du désir, du désir sexuel ?
Le désir expose tout un chacun au risque de l’autre, radicalement étranger.
Une fois passés l’embrasement du coup de foudre et l’attraction irrésistible des corps, qui participent à l’illusion de se confondre en un, le désir sexuel ne peut que se retrouver disjoint par la différence des sexes.
Le garçon cherche en sa partenaire féminine le plaisir sexuel et principalement la réassurance phallique. Angoisse de castration oblige ! Il donnera peut-être de l’amour en échange de cette conquête.
La fille, elle, attend, elle attend du garçon qu’il l’aime d’amour. Elle donnera peut-être son corps contre de l’amour.
Les deux pourront souvent en voir très tôt les limites.
L’ATTENTE
Une patiente : « J’attends quelque chose qu’il ne va jamais me donner. Le problème de ma vie, c’est d’attendre »
Et Annie Ernaux écrit : « A partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi« 1
Cette attente surgit dès l’aube de la vie féminine.
La mère, lorsqu’elle retrouve sa vie érotique, en incitant son enfant à dormir, exerce une censure, dite « censure de l’amante »2 , par le silence sur l’érogénéité du sexe de la petite fille, instaurant un « refoulement primaire du vagin ». Il s’agit davantage de mettre la fille à l’abri, non du désir du père, mais de la jouissance maternelle, et ainsi de la préparer au réveil de son propre sexe par l’amant.
La mère soumet alors la fille, le plus souvent, à la logique phallique, symbolique, à la loi du père. En raison de ce refoulement primaire du vagin, le corps tout entier de la fillette va développer des capacités érotiques diffuses, dans l’attente de son éveil. Le conte de la Belle au Bois dormant, de la Belle au sexe dormant, en offre une illustration issue du fond des âges.
Pour que la Belle s’endorme tranquille, protégée par ce refoulement primaire, il faut qu’elle puisse investir l’attente.
Si la mère, messagère de la castration, pour Freud, dit au petit garçon qui fonce, tout pénis en avant : « Fais bien attention, sinon il va t’arriver des ennuis ! », à la fille elle dira : « Attends, tu verras, un jour ton Prince viendra ! » Elle est donc messagère de l’attente.
Le garçon, l’homme, destiné en principe à une sexualité de conquête, c’est-à-dire à la pénétration, s’organise davantage, bien étayé sur son analité et son angoisse de castration, dans l’activité et la maîtrise de l’attente et de la perte.
La fille, la femme, en revanche, est vouée à l’attente : elle attend d’abord un pénis, puis ses seins, ses « règles », la première fois, puis tous les mois, elle attend un amant, puis un enfant, puis l’accouchement, puis le sevrage, etc. Elle n’en finit pas d’attendre.
La femme attend, avant tout, l’amour.
« L’amour est l’histoire de la vie des femmes, c’est un épisode dans la vie des hommes », écrit Mme de Staël.
Winnicott affirme que la pire des choses qui puisse arriver à un petit d’homme n’est pas tant la déficience de l’environnement que l’espoir suscité et toujours déçu. Il existe un lien fort probable entre l’attente déçue et le mal d’amour, et la dépression chez la femme.
Car toute attente est une excitation douloureuse. Les attentes de la femme sont pour la plupart liées à des expériences non maîtrisables de pertes réelles de parties d’elle-même ou de ses objets – qu’elle ne peut symboliser, comme le garçon, en angoisse de perte d’un organe, jamais perdu dans la réalité. Il lui faut donc l’ancrage d’un solide masochisme érogène primaire3 . Celui-ci permet d’investir érotiquement la tension douloureuse, de soutenir l’insatisfaction d’une pulsion par nature impossible à satisfaire, l’écart de la satisfaction hallucinatoire du désir par rapport à l’attente de la satisfaction réelle, et ultérieurement, de supporter le plaisir-douleur de la jouissance sexuelle.Ce masochisme érogène primaire permet, grâce à la coexcitation libidinale, que la femme puisse investir un masochisme érotique féminin, nécessaire à la rencontre érotique et amoureuse avec un amant.
La dépendance de la fille à la mère archaïque préoedipienne, époque dite minoé-mycénienne, a une durée que Freud reconnaît avoir longtemps sous-estimée : « Un certain nombre d’êtres féminins restent attachés à leur lien originaire avec la mère et ne parviennent jamais à le détourner véritablement sur l’homme »4 . Comment, pour la fille, s’arracher à l’imago maternelle, quand le corps se met à se rapprocher et à ressembler au corps de la mère ?
Le paradoxe du destin féminin tient à la difficulté de se dégager d’un objet primaire maternel, du fait d’une nécessaire identification et d’une tout aussi nécessaire désidentification. La séparation porte le risque de perdre une partie de soi, et donc l’advenue d’un état dépressif. Un mal d’amour.
LA PERTE D’AMOUR
Freud oppose l’angoisse de castration des hommes à l’angoisse de séparation, de perte d’objet et d’amour chez les femmes. Il soutient donc que l’absence d’angoisse de castration chez les filles les expose à des angoisses de perte du tout, un tout qui est davantage celui de l’être que celui de l’avoir.
Une femme ne peut se donner pleinement sans amour. C’est ce qui pose sa dépendance et sa soumission à la domination de l’homme dans la relation sexuelle. Sa dépendance amoureuse la rend davantage menacée par la perte de l’objet sexuel que par la perte d’un organe sexuel, angoisse autour de laquelle se structure plus aisément la sexualité œdipienne du garçon et la sexualité « à compromis » de l’homme adulte.
C’est pourquoi elle est plus exposée, comme le dit Freud, à la perte d’amour, à la déception, et se trouve tellement menacée de dépression en cas de perte d’objet amoureux.
Mais quel est l’objet de la perte, en fonction de cette différence des sexes ?
Ecoutons l’Opéra. Il a bien mis en évidence la dissymétrie de la position féminine ou masculine face à l’abandon.
« Si tu me quittes, je te tue », crie Don José à Carmen.
Et Mme Butterfly : « Si tu me quittes, je me tue ».
L’homme abandonné tue l’objet, en général fantasmatiquement, la femme abandonnée se fait objet perdu.
La perte de l’investissement amoureux et le sentiment d’échec qui l’accompagne réveillent les traces de l‘échec oedipien. Le deuil du désir oedipien est à reprendre à nouveau. La dévalorisation par perte de l’amour d’objet, vécue comme un trauma narcissique, peut désorganiser le système féminin de valorisation, et chez l’homme réactualiser toute la problématique de la castration.
Le mode de défense contre la séparation, radical et symbolisant, mis en œuvre par le garçon pour sortir du conflit oedipien, reste une tactique exemplaire pour l’homme contre toutes les angoisses de perte objectale ultérieures, une perte amoureuse par exemple. L’objet de la perte masculine peut se négocier par son angoisse de castration, qui sert de cran d’arrêt à la chute dépressive, et limite les dégâts.
« Si tu me quittes, je te tue… ou bien je te remplace »
On connaît l’adage : « Une de perdue, dix de retrouvées ». La quête phallique reprend ses droits. Dans le cœur de tout homme, un don Juan sommeille. Il existe trois types de frein à la tentation polygamique des hommes : l’amour pour une femme, la peur des femmes ou … le surmoi.
Chez une femme, bien souvent, la perte d’un amour peut signifier perdre le tout, être renvoyée au néant, n’être plus rien.
On peut dire que la dépression féminine est liée à la déception de l’attente, à la difficulté de symbolisation de son sexe féminin. Lorsque son masochisme érogène primaire n’est pas bien ancré, qu’il ne sert pas de cran d’arrêt, la chute peut s’avérer profonde et virer à la mélancolie. L’attente déçue du désir d’un homme, l’attente déçue d’un enfant la confronte à un sentiment de vide : vide d’un corps qui n’est plus habité par un narcissisme corporel, qui n’est plus éclairé par le regard de désir d’un homme, ou par la tendresse d’un enfant.
La dépendance, qui pouvait se dissimuler dans la présence, se dévoile et se découvre brutalement lorsque le manque se précise, lorsque la confirmation par l’objet et par son regard disparaît.
Se révèle alors, chez la femme, une perte objectale confondue avec une perte narcissique totale.
« Si tu me quittes, je me tue, ou je m’abîme, … ou bien je reste seule »
La solitude des femmes est un fait de société, qu’elle soit choisie ou subie. Les hommes restent rarement seuls : l’objet femme a tout d’abord été maternel, … et il le reste.
La disparition, l’effacement ou l’usure de l’amour éprouvé pour un objet constituent une épreuve. Le désinvestissement laisse un vide, et se trouvent perdus un support, une occasion d’attente, de fantasmatisation, d’exaltation, d’excitation, d’auto- excitation.
Le mal d’amour est un objet intérieur qui peut parfois être précieux, excitant, et le lamento féminin peut aussi être une jouissance. Ce qui retrouve le lien avec le masochisme érotique féminin.
« Ah je voudrais ne vous avoir jamais vu ! » écrit la Religieuse portugaise, qui s’écrie aussitôt : « J’aime bien mieux être malheureuse en vous aimant que de ne vous avoir jamais vu » (Lettre troisième)5 .
L’IRRUPTION DU FEMININ
Au moment de la perception de la différence anatomique des sexes, que Freud qualifie de traumatisme, comment la fille peut-elle se faire reconnaître comme être sexué en l’absence de ce pénis qu’elle perçoit comme porteur de toute la valeur narcissique ? Comment se faire désirer, se faire aimer ?
Sa ruse inconsciente est d’annuler cette différence qui fait problème, et d’adopter la logique phallique. L’envie du pénis est une envie phallique narcissique, non érotique. Car sur le plan érotique, la fille sait très bien que l’absence de pénis ne l’empêche pas de ressentir toutes sortes de sensations voluptueuses. Elle sent bien aussi que l’autoérotisme est l’objet d’un conflit, un conflit qui a un lien avec les objets parentaux, oedipiens.
Issue d’une théorie sexuelle infantile, celle de la survalorisation narcissique d’un sexe unique, le pénis, l’organisation phallique est une défense en tout ou rien qui consiste à nier la différence des sexes, et donc le féminin, assimilé à une « castration » Cette organisation est cependant un passage obligé, pour les deux sexes, car elle permet le dégagement de l’imago prégénitale de la mère toute puissante et de l’emprise maternelle.
Chez les filles, chez les femmes, le pulsionnel reste très proche du corporel, de la source. C’est le ventre, l’intérieur du corps qui peut être objet d’angoisse, ou menacé de destruction, comme le théorise Mélanie Klein. Il l’est davantage par envahissement et intrusion que par ce qui peut être arraché, coupé.
L’angoisse féminine ne serait donc pas de castration, mais de perte d’amour. Plutôt que de la perte d’une partie, bien utile pour étayer la capacité de symbolisation, c’est de perte du tout qu’elle est menacée, du tout de l’investissement de son corps, et de celui de son objet. D’où une propension féminine au mal d’amour, et à la dépression.
Puisque la mère ne lui a pas donné de pénis, ce qui lui vaut les plus haineux reproches, dit Freud, son besoin de reconnaissance la fille va l’adresser à son père. C’est ce qui la fait entrer dans le conflit oedipien.
La grande découverte de la puberté, pour les deux sexes, c’est celle du vagin que Freud dit ignoré pendant l’enfance, dans les deux sexes, du fait de l’intense investissement phallique narcissique du pénis, l’unique sexe de l’enfance. Le vagin n’est pas un organe infantile. Les petites filles n’ignorent pas pour autant qu’elles ont un creux, et elles ressentent des éprouvés sensoriels internes, suscités par des émois oedipiens, tout autant que par les traces archaïques du corps à corps avec la mère primitive, la première séductrice, dit Freud
C’est la grande question de l’adolescence : comment élaborer les fantasmes que génère la découverte de ce nouvel organe qu’est le vagin ?
Cette irruption du féminin lors de la puberté, change les données. Le complexe de castration n’est plus le même : il va au-delà de l’angoisse de perdre le pénis, ou de ne pas l’avoir.
Comment, pour le garçon, utiliser ce pénis dans la réalisation sexuelle ? Comment rencontrer le féminin, si ce n’est plus une absence de pénis, mais un autre sexe ? Et que d’angoisses !
Comment, chez la fille, vivre ces transformations corporelles qui ne la renvoient plus seulement au manque, puisqu’il lui pousse – non pas un pénis – mais des seins ? Des transformations de son corps qui l’approchent dangereusement de la scène primitive et de la réalisation incestueuse.
Les angoisses d’intrusion de la fille vont devoir s’élaborer en angoisses de pénétration. Les fantasmes de viol sont fréquents à l’adolescence.
LA RENCONTRE
Si la mère n’a pas donné de pénis à la fille, ce qui, selon Freud, la fait virer en objet de haine, ce n’est pas elle non plus qui lui donne un vagin. C’est en réveillant, en révélant son sexe féminin que l’homme pourra arracher la femme à son autoérotisme et à sa mère prégénitale. Le changement d’objet est un changement de soumission : la soumission anale à la mère, à laquelle la fille a tenté d’échapper par l’envie du pénis, devient alors soumission libidinale à l’amant.
L’enjeu de la rencontre avec l’autre sexe, c’est celui de l’altérité du féminin, celle que le sujet, homme ou femme, doit apprivoiser en lui-même et en l’autre. Sinon, comment ne pas virer vers la dévalorisation, le mépris, la peur ou la haine du féminin, avec leur potentiel de violence destructrice ? Et comment, chez les hommes, ne pas être attiré vers le clivage de la maman et la putain, ou, pourquoi pas… vers les homosexualités ?
L’autre sexe, qu’on soit homme ou femme, c’est toujours le sexe féminin. Car le phallique est pour tout un chacun quasiment le même. Assimiler le phallique au masculin c’est une nécessité du premier investissement du garçon pour son pénis, mais à l’heure de la rencontre sexuelle adulte, phallique et masculin deviennent antagonistes.
Au delà du phallique, donc, le féminin6.
LE NARCISSISME
La rencontre érotique qui est au rendez-vous de l’amour met le corps à l’épreuve de l’autre, avec des risques pour le moi et pour le narcissisme. De quelle nature sont les liens entre le corps et le narcissisme ? Si le narcissisme des hommes est avant tout phallique, du fait de l’angoisse de castration portant sur leur pénis, celui des femmes est avant tout corporel, même s’il peut s’investir également sur un mode phallique. C’est leur corps tout entier qui est investi, mais celui-ci est soumis à la réassurance du regard de l’autre. Ce qui rend les femmes dépendantes du regard, du désir et de l’amour de l’objet.
Le désir masculin, ancré sur la capacité de symbolisation de la partie pour le tout, est tenté par le fétichisme. Celui du découpage de parties désirables sur le tout de la femme : des seins, un cou, une cambrure, des jambes, ou encore « tu as de beaux yeux, tu sais ! ». Ce que les femmes savent fort bien utiliser comme appât.
C’est ainsi que se différencie la féminité du féminin. La féminité, c’est l’apparence, le leurre, la mascarade, les charmants accessoires de la séduction qui font bon ménage avec le phallique. Le « féminin », c’est l’intérieur, invisible et inquiétant. La féminité, c’est le corps ; le féminin, c’est la chair. Le désir féminin est plus intériorisé, moins représentable, comme l’est son sexe. Une femme en réfère à son intériorité, même si elle ne lui est révélée que dans l’échange des regards et dans l’union des corps.
Le besoin de reconnaissance du narcissisme phallique c’est d’être admiré, celui du narcissisme féminin est d’être désirée.
L’ANGOISSE DE CASTRATION AU FEMININ
L’expérience du « stade du miroir », selon Lacan, paraît apte à éclairer la constitution du narcissisme, masculin comme féminin. L’enfant regarde le regard de sa mère le regardant, en confirmant ce qu’il voit dans le miroir. C’est un temps de reconnaissance par l’objet de l’image spéculaire.
La reconnaissance par le père réel de la féminité de la fille est essentielle. C’est ce regard paternel, différent du regard « miroir » de la mère, selon Winnicott, qui va marquer le destin de la féminité de la femme dans le sens du désir d’être regardée et désirée par un homme. Le regard d’un père qui peut dire « Tu es une jolie petite fille », mais aussi, dans un registre oedipien anti-incestueux, « Un jour ton Prince viendra ! ».
Cet investissement paternel est ce qui peut empêcher le risque dépressif du sentiment d’absence de sexe, ou de sexe châtré.
Une femme, dont le narcissisme ne peut s’étayer sur la confirmation phallique, reste davantage dépendante de l’objet qui l’a confirmée dans son image narcissique et elle construit son objet libidinal en fonction de ce désir d’être désirée.
Mais si elle n’est dépendante que de son image dans le miroir, si elle n’a pas constitué des objets internes suffisamment valorisants, et qu’un objet aimant ne lui donne pas, par le brillant de son regard, un autre miroir, elle risque, lors de toute séparation, la chute dépressive. Lors d’une rupture amoureuse, d’une trahison, d’un deuil, ce qui manque brutalement c’est ce regard, et la femme peut perdre alors du même coup ses repères symboliques, comme si elle n’était plus rien.
Les femmes actuelles, celles qui ont vécu la libération de leur corps et la maîtrise de la procréation, savent et peuvent ressentir que leurs angoisses de féminin ne peuvent s’apaiser ni se résoudre de manière satisfaisante par une réalisation de type « phallique ». Et particulièrement que le fait de ne pas être désirées ou de ne plus être désirées par un homme les renvoie à un douloureux éprouvé d’absence de sexe, ou de sexe féminin nié, et ravive leur blessure de petite fille contrainte à s’organiser sur un mode phallique face à l’épreuve de la perception de la différence des sexes. C’est là que se situe leur « angoisse de castration ».
VIOLENCE, DÉSINVESTISSEMENT, DÉSAMOUR
Phèdre : « J’aime, et de l’amour j’ai toutes les fureurs ! »
Carmen : « Et si je t’aime, prends garde à toi ! »
Une patiente, qui se refuse à l’acte sexuel : « Je ne veux pas lui donner le plaisir de me donner du plaisir »
De nos jours, la force pulsionnelle n’est plus attribuée qu’à la destructivité. On dit de tel violeur, de tel meurtrier sexuel ou de tel pédophile qu’il a eu « des pulsions ». Comment se fait-il qu’on peine tant à considérer la pulsion sexuelle dans toute sa dimension effractrice en même temps que nourricière ?
Car la violence ne se situe pas seulement du côté de la haine ou de la destructivité. Une relation érotique nécessite – intrication des pulsions oblige ! – autant de violence, et même de cruauté, que de désir ou de tendresse. Eradiquer la dimension d’agression et de transgression de l’acte sexuel a des conséquences néfastes, et parfois catastrophiques sur la sexualité.
Le déploiement des pulsions à but inhibé fait le berceau du passage de la relation amoureuse à la relation d’amour. La tendresse signe le dégagement du lien à la mère archaïque, celui de l’«amour impitoyable », selon Winnicott. La destructivité se révèle quand le lien devient un engouffrement mortel dans l’autre, quand ce qui se prétendait amour devient archaïquement dévorateur.
La vie amoureuse sexuelle s’inscrit alors régressivement dans le retour de ce temps originaire, et reconvoque le « prégénital après coup », selon la formule d’André Green. La perversion affective y trouve son champ de manœuvre, et y inscrit tous ses scénarios.
La « Reine de la nuit », mère archaïque, ordonne à sa fille de tuer Sarastro. Comme on le sait, depuis la nuit des temps, les hommes doivent venir arracher les filles à la nuit des femmes, aux « reines de la nuit ».
La femme doit affronter cette mère archaïque, pour pouvoir s’en dégager. C’est ce que Lacan a nommé le « ravage » entre mère et fille. Le changement d’objet permet la rivalité avec une mère sexuelle oedipienne et engage le mouvement masochique vers le père oedipien, jusqu’à « l’amant de jouissance » qui viendra en dernière position de tiers séparateur.
La haine, avant d’être destructrice, est aussi séparatrice, quand l’écart entre le moi et l’autre tend à se rétrécir. Elle trace les frontières du moi. Elle crée l’objet.
Comme Freud le précise, dans « Pulsions et destins des pulsions »7 , « la haine mêlée à l’amour provient en partie des stades préliminaires de l’amour ».
Il précise aussi « Aimer et haïr pris ensemble s’opposent à l’état d’indifférence ». Le désamour le plus intolérable, c’est l’indifférence. Le désinvestissement, comme la désobjectalisation, ce sont des extinctions qui font le lit de la pulsion de mort.
La colère, la haine, la vengeance sont là pour ranimer une flamme menacée d’extinction. Les femmes bafouées de don Juan, reviennent toutes ensemble sur une barque flottant dans la brume du grand canal de Venise, dans le film de Losey, pour accabler le traître séducteur.
EN GUISE DE CONCLUSION
Une dernière citation :
« Les hommes veulent toujours être le premier amour d’une femme. C’est là leur sotte vanité. Nous, femmes, avons de ces choses-là un esprit plus subtil. Ce qui nous plaît c’est être le dernier amour d’un homme »8.
Jacqueline Schaeffer, Psychanalyste membre titulaire formateur de la SPP
NOTES :
- A., Ernaux (1991), Passion simple, Paris, Gallimard,
- Braunschweig D., Fain M. (1975), La nuit, le jour. Essai psychanalytique sur le fonctionnement mental, Paris, PUF.
- Freud S. (1924), « Le problème économique du masochisme », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
- S. Freud (1931), « Sur la sexualité féminine », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1970, p. 140.
- C. Aveline (1986), Et tout le reste n’est rien : la Religieuse portugaise : avec le texte de ses lettres, Paris, Mercure de France.
- J. Schaeffer (2013) Préface de Le refus du féminin, 6° éd., coll. « Quadrige » Essais, Débats, Postface de René Roussillon : « « Le refus du féminin et l’objet ». 1ère éd. (1997), coll. « Epîtres », Paris, PUF,
- S. Freud. (1915), Pulsions et destins des pulsions, Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968
- O. Wilde (1984), Une femme sans importance.