Le troisième essai sur la théorie sexuelle : la pièce incasable

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Caroline Lebrun est docteur en psychologie, psychanalyste, membre du CILA et de l’EPCI.

De 1905, date de la publi­ca­tion, à 1924, date des der­niers ajouts par Freud, les Trois essais sur la théo­rie sexuelle reste une œuvre polé­mique, argu­men­tant l’existence de la sexua­li­té infan­tile. Le 3ème essai, qui traite de la puber­té, gène la démons­tra­tion. Que faire de la puber­té dans ce bel ensemble d’une sexua­li­té infan­tile qui se pour­suit dans la névrose de l’adulte, igno­rant le temps ? Le troi­sième essai serait-il la pièce inca­sable du puzzle, celle qui pose pro­blème ? Freud nous invite d’ailleurs à conti­nuer le tra­vail entre­pris … Modeste dans la pré­face à la seconde édi­tion, il sou­ligne qu’il ne se fait « pas d’illusions quant aux lacunes et aux obs­cu­ri­tés » de ce « petit écrit ». Il émet le vœu que « le livre passe de mode » mais il ajoute : « une fois uni­ver­sel­le­ment admis » (quand même ! ) ce qui conforte la nature polé­mique de l’ouvrage. « Et que les insuf­fi­sances qu’il com­porte auront été com­pen­sées par une plus grande jus­tesse » ! Une invi­ta­tion à com­bler les lacunes donc.

Des lacunes, le 3eme essai en com­porte effec­ti­ve­ment pour au moins deux rai­sons : 
- 1. Une lacune volon­taire : pour les besoins de la démons­tra­tion scien­ti­fique Freud a tou­jours effa­cé le puber­taire pour mettre en avant l’infantile. Dans ce 3eme essai il se trouve donc dans une posi­tion déli­cate.
- 2. Une ques­tion épi­neuse : la ques­tion de la nature et de l’instinct, posée par l’évènement bio­lo­gique de la puber­té, trouve dif­fi­ci­le­ment sa place dans la méta­psy­cho­lo­gie. Inté­resse-t-elle le psy­cha­na­lyste ? Sans doute si l’on consi­dère qu’il y aura tou­jours une part non conver­tible du sexuel, non désexua­li­sable ou non sym­bo­li­sable dans une subli­ma­tion. La puber­té, comme d’autres phases du déve­lop­pe­ment, sus­cite de l’an­goisse, du trau­ma­tique, de « l’effroi », mot employé jus­te­ment dans ce troi­sième essai. Effroi peut-être sus­ci­té par la part d’animalité en nous ?

Donc une invi­ta­tion à pour­suivre le tra­vail, à laquelle ont répon­du Ferenc­zi et des cli­ni­ciens de l’adolescence du vivant de Freud. Reprise en 1950 par Anna Freud appe­lant les ana­lystes à s’intéresser à l’adolescence.

Arrê­tons-nous d’abord sur le titre de ce troi­sième essai et sur sa tra­duc­tion.

Le titre et ses tra­duc­tions : 
« Die Umges­tal­tun­gen der puber­tat » est le titre alle­mand qui a connu plu­sieurs tra­duc­tions. Toutes conservent le plu­riel.
« Les méta­mor­phoses de la puber­té » dans la tra­duc­tion Folio Gal­li­mard en 1987. Dans cette tra­duc­tion la struc­ture de fond est modi­fiée. Le sujet reste le même mais la forme change. C’est aus­si la tra­duc­tion de F. Cam­bon pré­fa­cée par A. Vanier, champs Flam­ma­rion en 2011.
« Les Recon­fi­gu­ra­tions » dans les œuvres com­plètes de Laplanche, 2006. Ici il s’agit de gar­der la même struc­ture et la réac­tua­li­ser, la réamé­na­ger (excep­té en infor­ma­tique où la recon­fi­gu­ra­tion efface tout).
« Les trans­for­ma­tions » sont les termes sou­vent uti­li­sés quand on parle de ce troi­sième essai. Comme « méta­mor­phose » la trans­for­ma­tion implique un chan­ge­ment de « forme » mais la per­ma­nence du sujet est moins cer­taine. Si l’on se réfère au rug­by, la trans­for­ma­tion par­ti­cipe à l’avènement d’un résul­tat1 .
En alle­mand « Umges­tal­tun­gen » serait un mot tech­nique employé en archi­tec­ture, en déco­ra­tion, en urba­nisme (source ami­cale). On peut le tra­duire par réor­ga­ni­sa­tions, rema­nie­ments, réamé­na­ge­ments. La pre­mière tra­duc­tion du mot dans le dic­tion­naire dict.léo.org est : « défor­ma­tions », mot qui garde une colo­ra­tion péjo­ra­tive en fran­çais même si Sabi­na Lam­ber­tuc­ci Mann en a mon­tré toute sa richesse dans son rap­port du CPLF de 2018 à Gênes insis­tant sur la place que Freud accor­dait à ce concept le consi­dé­rant comme sa seule décou­verte2 . « Die ver­wand­lung » serait beau­coup plus poé­tique, proche de méta­mor­phose.

On peut appré­cier « méta­mor­phose » pour son carac­tère méta­pho­rique et aus­si parce que cette tra­duc­tion en rap­pelle d’autres, celle d’Ovide (très éclai­rantes sur la qua­li­té hybride de la trans­for­ma­tion : par­tie végé­tale ou ani­male mêlée à l’humain). « Trans­for­ma­tions » a aus­si une qua­li­té dyna­mique que nous per­dons avec « recon­fi­gu­ra­tions » plus sta­tique.
En ce qui concerne la deuxième par­tie du titre : « puber­tat », tou­jours tra­duit par « puber­té », l’asymétrie avec le cha­pitre sur l’infantile inter­roge. Freud parle bien de « sexua­li­té infan­tile » et non « de l’enfance ». La sexua­li­té infan­tile est pré­sente en cha­cun jusqu’au 4eme âge comme le montre la cli­nique, la lit­té­ra­ture ou l’iconographie. Le symé­trique aurait été : « les méta­mor­phoses du puber­taire » ou de « l’adolescence » si on l’entend comme un pro­ces­sus psy­chique déclen­ché par la puber­té et qui se pour­suit bien au-delà de l’évènement. Mais on ne trouve chez Freud ni théo­rie du puber­taire, ni théo­rie de l’adolescence. Dans les Trois essais, mais aus­si dans la plu­part des textes consa­crés à la puber­té, Freud se réfère à l’événement de la puber­té sans éla­bo­rer une théo­rie des rema­nie­ments psy­chiques asso­ciée à celui-ci. Il n’existe pas de concept spé­ci­fique à la puber­té chez Freud. Le plus sou­vent chez Freud la puber­té est un simple seuil selon la théo­rie de l’après-coup, dont on peut être éton­nés qu’il ne soit pas ques­tion dans ce texte. L’après-coup, qui cor­res­pond à la sexua­li­sa­tion des repré­sen­ta­tions à par­tir de la puber­té, est un concept géné­ra­liste trai­tant de la tem­po­ra­li­té psy­chique sou­vent rétro­ac­tive. Suf­fit-il pour rendre compte du puber­taire ? Oui selon Jacques André orga­ni­sant un col­loque « la psy­cha­na­lyse de l’adolescent existe-t-elle ? » en 2015. Col­loque né d’une « dis­pute » avec des cli­ni­ciens pour qui la psy­cha­na­lyse de l’adolescence existe bien. Ce contexte, qui reste aujourd’hui polé­mique entre les psy­cha­na­lystes, nous invite à appro­fon­dir la ques­tion. Par exemple cette asy­mé­trie, pré­sente dans le titre de ce troi­sième essai, nous amène à consi­dé­rer l’étayage du psy­chique sur le soma­tique.

1‑Une lacune volon­taire dif­fi­cile à sou­te­nir dans ce troi­sième essai : effa­cer le puber­taire.
Au fil de la pro­gres­sion de son œuvre, Freud sera tou­jours plus sou­cieux d’attirer l’attention sur la sexua­li­té infan­tile. Il ne cesse de répé­ter que la sexua­li­té ne com­mence pas avec la puber­té mais dans l’enfance. Nous ne pou­vons énu­mé­rer ici toutes les réfé­rences qui vont dans ce sens, mais l’une d’entre elle mérite tout de même d’être dis­tin­guée. Extraite des Cinq leçons sur la psy­cha­na­lyse (Confé­rences de 1909, publiée en 1910), elle frappe par sa viru­lence toute didac­tique : « Y‑a-t-il donc, deman­de­rez-vous, une sexua­li­té infan­tile ? L’enfance n’est-elle pas plu­tôt cette période de la vie où manque tout ins­tinct de ce genre ? – A cette ques­tion je vous répon­drai : Non, l’instinct sexuel ne pénètre pas dans les enfants à l’époque de la puber­té (comme dans l’Evangile, le diable pénètre dans les porcs). » Cette réfé­rence à l’Evangile de Saint Luc où Jésus, exor­ciste, fait déri­ver le démon dans un trou­peau de porc qui va se jeter d’une falaise, conjugue deux thé­ma­tiques impor­tantes à l’adolescence : l’animalité, l’instinct bes­tial et l’exorcisme. Pour l’opinion popu­laire l’instinct de la puber­té réveille le fris­son de la luxure. C’est un peu le thème du diable au co
rps qui est tour­né en ridi­cule dans cette réfé­rence au pos­sé­dé de Gera­sa. Dans ses cas cli­niques éga­le­ment S. Freud pour­suit son tra­vail de démons­tra­tion de l’existence de la sexua­li­té infan­tile. Les pas­sages concer­nant la puber­té mettent sou­vent en lumière le cou­rant homo­sexuel, comme pour en mon­trer l’universalité et la pré­sence chez tout un cha­cun. L’homosexualité comme la bisexua­li­té sont des argu­ments en faveur de l’existence de la sexua­li­té infan­tile.

Dans le 3ème essai, sui­vant le plan du livre qui décrit les dif­fé­rents stades du déve­lop­pe­ment, Freud est contraint de décrire une nou­veau­té puber­taire qui intro­duit une dis­con­ti­nui­té, fai­sant état d’un attrait pour l’hétérosexualité com­plé­men­taire : « la pul­sion sexuelle se met main­te­nant au ser­vice de la repro­duc­tion ; elle devient pour ain­si dire altruiste ». Finie la bisexua­li­té avec la puber­té ? C’est un peu ce que dit Freud dans la pre­mière page : « comme le nou­veau but sexuel assigne aux deux sexes des fonc­tions très dif­fé­rentes, leur déve­lop­pe­ment sexuel diverge consi­dé­ra­ble­ment ». Il parle de « nou­veau but » d’un « ordre nou­veau », d’un « but sexuel nor­mal ».

Ces pre­mières pages des 3 essais sont ori­gi­nales, rares dans l’œuvre freu­dienne. Elles intro­duisent l’idée d’une hété­ro­sexua­li­té com­plé­men­taire. Dans ce sens, elles donnent un socle aux ten­ta­tives de déga­ge­ment de la théo­rie de la cas­tra­tion phal­lique condui­sant à don­ner au deuxième sexe une place dans la méta­psy­cho­lo­gie. Cette nou­velle logique ne fait pas dis­pa­raître les anciennes théo­ries sexuelles infan­tiles qui per­durent dans l’in­cons­cient, mais oblige à pen­ser l’autre sexe, non pas comme phal­lique ou cas­tré, mais comme un sexe dif­fé­rent, enga­geant les tra­vaux ulté­rieurs sur le fémi­nin.

Pour faire vivre ses propres concepts, Freud n’avait pas d’autre alter­na­tive que d’annuler le moment de l’adolescence, ou d’en par­ler avec mille pré­cau­tions quand il ne pou­vait pas faire l’impasse sur elle. Mais puisque les trois essais suivent une logique déve­lop­pe­men­tale Freud se trouve, comme l’a­do­les­cent lui-même, contraint de faire coexis­ter sexua­li­té infan­tile et sexua­li­té puber­taire dans un même « cor­pus ». Comme les rema­nie­ments du texte, qui sont des ajouts et non des cor­rec­tions ou des sup­pres­sions, le nou­veau peut-il s’ajouter à l’ancien sans l’effacer comme l’adolescence ne rend pas moins « vrai » l’infantile et inver­se­ment ?

2‑La ques­tion de l’instinct
Toute l’œuvre de Freud contre l’idée d’un ins­tinct sexuel chez l’être humain, idée attri­buée à l’o­pi­nion popu­laire, celle d’une attrac­tion entre les sexes qui est évo­quée à plu­sieurs reprises dans son œuvre. Le 3eme essai vient comme contra­dic­teur au sein de cet édi­fice. Les com­men­ta­teurs s’en sont peut-être ren­du compte et jugent bon de nous mettre en garde :

Dans la pré­face des Trois essais de l’édition folio M. Gri­bins­ki écrit : « de quelque façon qu’on lise ce livre on sera accom­pa­gné par l’insistance d’une évi­dence : le but de la sexua­li­té n’est pas la pro­créa­tion. La sexua­li­té humaine n’est au ser­vice que d’elle-même, elle échappe à l’ordre de la nature. Elle est pour ain­si dire contre nature ».

En qua­trième de cou­ver­ture de l’édition de l’Espace Ana­ly­tique A. Vanier nous aver­tit : « La sexua­li­té n’est donc pas un ins­tinct elle est déta­chée des organes géni­taux ».

Et pour­tant Freud écrit bien dès la pre­mière page de ce troi­sième essai :
« à la puber­té un but sexuel nou­veau est don­né, à la réa­li­sa­tion duquel toutes les pul­sions par­tielles coopèrent, tan­dis que les zones éro­gènes se subor­donnent au pri­mat de la zone géni­tale, (…). La pul­sion sexuelle se met main­te­nant au ser­vice de la fonc­tion de repro­duc­tion. ». Peux-t-on alors par­ler d’étayage sur cet ins­tinct de conser­va­tion de l’espèce comme le suço­te­ment s’étaye sur le besoin de se nour­rir ?

Freud, l’inventeur de la sexua­li­té infan­tile, n’a pas scien­ti­fi­que­ment inté­rêt à sou­li­gner un ins­tinct sexuel qui pous­se­rait les sexes irré­sis­ti­ble­ment l’un envers l’autre, opi­nion popu­laire de son temps. Il est un peu ennuyé par une réfé­rence illustre, celle de Pla­ton qu’il appelle par­fois « le divin Pla­ton ». L’idée d’une com­plé­men­ta­ri­té des sexes prend en effet sa source dans le mythe « du Ban­quet » de Pla­ton3  qui a connu une grande vogue au 19ème siècle quand sont décou­verts les rôles res­pec­tifs de l’homme et de la femme dans la pro­créa­tion. La théo­rie des sphères semble attes­ter cette attrac­tion des sexes l’un envers l’autre selon une logique de péren­ni­sa­tion de l’espèce. Pour ce troi­sième essai Freud est gêné aux entour­nures : com­ment par­ler de puber­té en fai­sant l’im­passe sur une plus-value ins­tinc­tuelle à cet âge ?

Le pro­blème c’est pour Freud, comme pour l’adolescent, la coha­bi­ta­tion de deux modèles incom­pa­tibles : le cou­rant tendre orga­ni­sé par l’Œdipe et le cou­rant sen­suel qui ne mécon­nait plus ses buts. En 1912, dans ses « Contri­bu­tions à la psy­cho­lo­gie de la vie amou­reuse » Freud  recon­nait que « Ces fixa­tions tendres per­sé­vèrent durant l’enfance et ne cessent d’entraîner avec elles de l’érotisme, qui, de ce fait, est détour­né de ses buts sexuels. Or, quand vient la puber­té, s’y ajoute le puis­sant cou­rant « sen­suel » qui ne mécon­naît plus ses buts. Il ne manque appa­rem­ment jamais de suivre les voies anté­rieures, et d’investir alors de charges libi­di­nales beau­coup plus fortes les objets du choix pri­maire infan­tile »4 .

Com­ment conci­lier le cou­rant tendre et le cou­rant sen­suel ? Voi­là une ques­tion qui fait du puber­taire un pro­ces­sus au tra­vail bien au-delà de la puber­té. Rap­pe­lons les forces en pré­sence :

- Le cou­rant tendre draine les repré­sen­ta­tions œdi­piennes infan­tiles, inces­tueuses et par­ri­cides.

- Les trans­for­ma­tions phy­sio­lo­giques de la puber­té qui marquent l’événement d’un corps apte à l’accomplissement géni­tal, à la ren­contre com­plé­men­taire des sexes.

Invi­té par la revue Ado­les­cence (1998) pour un col­loque à l’Unesco, Jean Laplanche a posé le dilemme en ces termes : la puber­té c’est le retour de l’ins­tinct mais quand elle arrive le fau­teuil est déjà occu­pé par la sexua­li­té infan­tile5  : « Chez l’homme, il y a de la pul­sion sexuelle qui occupe la place majeure déci­sive de la nais­sance à la puber­té. C’est elle qui fait l’objet de la psy­cha­na­lyse, c’est elle qui est enfouie dans l’inconscient. Il y a de l’instinct sexuel, puber­taire et adulte, mais qui trouve la place occu­pée par la pul­sion infan­tile. Cet ins­tinct est donc épis­té­mo­lo­gi­que­ment très dif­fi­cile à défi­nir dans la mesure où dans le réel et concrè­te­ment il n’apparaît pas à l’état pur mais dans des tran­sac­tions incer­taines avec le sexuel infan­tile qui règne dans l’inconscient ».  Autre­ment dit : l’acquis pré­cède l’inné.

Au-delà de la ques­tion quan­ti­ta­tive c’est effec­ti­ve­ment la qua­li­fi­ca­tion des trans­for­ma­tions puber­taires que nous cher­chons à défi­nir. La puber­té n’expose pas seule­ment à une névrose d’angoisse même si l’hypothèse freu­dienne des conte­nants des sub­stances avan­cée dans ce troi­sième essai nous y conduit : Freud inter­roge : est-ce la pous­sée sur les bords des conte­nants qui sus­cite l’éjaculation ? Cette piste ne le convainc pas et nous non plus.

Le pri­mat du géni­tal mais com­ment ?
Le chan­ge­ment n’est donc pas seule­ment quan­ti­ta­tif, il nous faut le décrire au-delà de la méta­phore de la méta­mor­phose. Freud fait part de sa per­plexi­té à pro­pos du « zones éro­gènes qui se subor­donnent au pri­mat de la zone géni­tale » (sous-titre de la deuxième page) : « Dans le par­cours de déve­lop­pe­ment ici décrit, nous avons clai­re­ment sous les yeux le point de départ et le but final. Les pas­sages ser­vant de tran­si­tion nous sont encore obs­curs à maints égards ; nous devons, les concer­nant, lais­ser sub­sis­ter plus d’une énigme ». Il a lui aus­si recours à une méta­phore : « c’est comme le per­ce­ment d’un tun­nel des deux côtés à la fois ». Comme sou­vent, l’utilisation de la méta­phore est para­doxale : elle limite la pen­sée et l’ouvre à la fois. Ce tun­nel qu’on creuse par les deux bouts laisse la ren­contre finale dans l’ombre : au milieu on ne sait pas com­ment ça se passe. Le cou­rant tendre et le cou­rant sen­suel peuvent ils ne jamais se ren­con­trer ? Se heur­ter de manière explo­sive ? Ou se mêlent-ils en une alchi­mie ? Ses dif­fé­rents cas de figures pour­raient s’illustrer cli­ni­que­ment. La méta­phore du tun­nel nous amène à pen­ser qu’il n’y a pas d’effet de fron­tière, pas de juge­ment d’attribution pos­sible, comme l’adolescent ni enfant ni adulte. Para­doxe que l’on peut rap­pro­cher de la for­mule de Rous­seau pour décrire une ado­les­cente : « le com­men­ce­ment d’une femme dans la fin d’un enfant ». L’adolescent serait une forme ouverte ou en attente de forme …

Les cou­rants tendres et sen­suels peuvent-ils s’émulsionner comme l’huile et le vinaigre ? Mais l’huile et le vinaigre se séparent à nou­veau au repos. L’image du café au lait don­née par Etienne Klein au CPLF à pro­pos du temps serait-elle plus adé­quate ? Une fois mélan­gés on ne peut plus sépa­rer le lait du café, ceci pour illus­trer la seule chose que l’on sait du temps : quand un évè­ne­ment est pas­sé on ne peut plus reve­nir en arrière. Tout ce qu’on sait du temps c’est qu’il est pas­sé. C’est le fait accom­pli … Une telle syn­thèse est périlleuse pour le moi qui risque d’y perdre son uni­té mais elle est inévi­table. Quoique le sujet puisse en dire. Face à la crois­sance le sujet oppose d’abord ses défenses   comme cette patiente de 18 ans qui disait : « je vou­drais que tout garde la même confi­gu­ra­tion … que rien ne bouge ».

La notion d’amphimixie des éro­tismes déve­lop­pée par Ferenc­zi dans Tha­las­sa6  est une ten­ta­tive de pro­lon­ge­ment de cette ques­tion. Tha­las­sa est d’ailleurs cité par Freud dans la der­nière page de ce troi­sième essai comme une ten­ta­tive de résoudre l’énigme : « La plus grande puis­sance qui exerce une défense contre l’inversion durable de l’objet sexuel est assu­ré­ment l’attraction que les carac­tères sexués oppo­sés mani­festent les uns pour les autres ; aucune expli­ca­tion de ce phé­no­mène ne peut être four­nie dans le contexte de ces dis­cus­sions ». Et en note Freud fait réfé­rence à cet « « Essai d’une théo­rie géni­tale », assu­ré­ment fan­tasque mais débor­dant d’ingéniosité.  »

Ferenc­zi écrit sa « théo­rie sur la sexua­li­té géni­tale » en 1914 lors d’une démo­bi­li­sa­tion en même temps qu’il tra­duit en hon­grois les Trois essais sur la théo­rie de la sexua­li­té. Il pré­sente ses tra­vaux à Freud en 1915 à Pápa ( !), mais ils ne seront publiés qu’en 1924.
Parce qu’il recon­naît un manque dans l’œuvre freu­dienne et cherche à construire une théo­rie de la géni­ta­li­té, l’ouvrage de Ferenc­zi va effec­ti­ve­ment dans le sens d’une théo­rie puber­taire. A ce pro­pos, il appa­raît très signi­fi­ca­tif que le titre de l’édition alle­mande : « Esquisse d’une théo­rie de la géni­ta­li­té » ait dis­pa­ru des édi­tions anglaise et fran­çaise !

Ferenc­zi fait du  coït un pro­ces­sus amphi­mic­tique à la fois œdi­pien et archaïque. Il tente de décrire l’am­phi­mixie des éro­tismes dans le pro­ces­sus d’é­ja­cu­la­tion qui met­trait en œuvre la coopé­ra­tion des inner­va­tions uré­trale et anale, comme une fusion, une amphi­mixie des éro­tismes anal et uré­tral. C’est aus­si dans Tha­las­sa que Ferenc­zi avance que « chez le gar­çon, le creux de la main repré­sente sym­bo­li­que­ment l’organe géni­tal fémi­nin », en note il ajoute : « la période mas­tur­ba­toire serait la pre­mière étape annon­çant la pri­mau­té de la zone géni­tale et devrait être iso­lée comme une phase à part dans le déve­lop­pe­ment libi­di­nal ».

Les lacunes, volon­taires ou non, de ce troi­sième essai invitent donc à pour­suivre la recherche. La pro­po­si­tion de Ferenc­zi méri­te­rait d’être appro­fon­die. On peut s’étonner que Freud ne dise rien de la mas­tur­ba­tion dans ce 3ème essai alors que le sujet occu­pait beau­coup les minutes de Vienne. La col­lecte des cas d’onanisme prend éga­le­ment dans la cor­res­pon­dance avec Fliess une place impor­tante pour jus­ti­fier la pre­mière théo­rie de l’angoisse. L’idée d’un pas­sage par l’organe dans le dépla­ce­ment d’un objet inces­tueux à un objet adé­quat pour­rait s’y appuyer. Une par­tie du corps propre, en rela­tion ima­gi­naire ou sym­bo­lique avec le corps de l’autre, per­met­trait les trans­for­ma­tions un peu comme la jambe de l’analyste uti­li­sée comme « appui-dos » par l’enfant autiste pour­rait inau­gu­rer une trans­for­ma­tion. Dans la lit­té­ra­ture cette idée pour­rait aus­si s’illustrer par le pied de la Gra­di­va qui per­met à Nor­bert de ruser avec la cen­sure pour se tour­ner vers un objet d’amour, sa voi­sine Zoé : exemple de défor­ma­tion qui avait tant plu à Freud.

Réfé­rences :
FREUD S. (1905), Trois essais sur la théo­rie sexuelle, « Les méta­mor­phoses de la puber­té » Paris, Folio, Gal­li­mard, 1987 et Trois essais sur la théo­rie sexuelle « Les recon­fi­gu­ra­tions de la puber­té » OCF, IV, Paris, Puf., 2009


NOTES :

 

  1. CHERVET B. « L’accomplissement et la capa­ci­té d’aimer », Gènes, 10–13 mai, 2018
  2. LAMBERTUCCI-MANN Sabi­na, « Vicis­si­tudes des trans­for­ma­tions psy­chiques. Le tra­vail de défor­ma­tion », Gènes, 10–13 mai, 2018.
  3. PLATON, Le ban­quet – Phèdre, Paris, Gar­nier Flam­ma­rion, 1964.
  4. FREUD S. « Sur le plus géné­ral des rabais­se­ments de la vie amou­reuse », 1912, GW., VIII, 80–1,
  5. LAPLANCHE J. « Pul­sion et ins­tinct » in Ado­les­cence, 36, 2002, pp. 649–668 :
  6. FERENCZI S., (1924), Tha­las­sa, Psy­cha­na­lyse des ori­gines de la vie sexuelle, Paris, Payot, 1962.