L’idéologie djihadiste, telle qu’elle a été présentée à David Thomson par les djihadistes français qu’il a rencontrés, est une version apocalyptique de l’Islam sunnite salafiste. Le calife de l’État Islamiste est le Mahdi, le dernier Imam. Son arrivée annonce celle d’Issa, (Jésus), annonciateur de l’Apocalypse après sa victoire sur l’Antéchrist (Thomson, 2014, p.33). Comment un système de croyance aussi squelettique peut-il amener des individus à commettre des massacres de masse ? La psychanalyse apporte des contributions, nécessairement partielles, à cette question.
Remarquablement, aucune des personnes interrogées par Thomson ne fait allusion aux situations concrètes auxquelles l’idéologie djihadiste est censée apporter une réponse. Ils ne parlent pas de la vie dans les cités d’où vient une partie d’entre eux, sauf pour se plaindre de ce qu’ils ne peuvent y pratiquer leur religion en toute liberté. Cette faculté d’empêcher les individus de prendre conscience du monde réel dans lequel ils vivent définit l’idéologie pour Marx. L’idéologie est une fausse conscience, un réseau complexe d’illusions qui cache aux travailleurs l’exploitation qu’ils subissent, et les empêche de transformer l’injustice de leur condition.
Freud n’est pas très éloigné de la conception marxiste de l’idéologie quand il assigne à sa métapsychologie le rôle de ramener la métaphysique sur terre (Freud, 1901, p.355). Les « conceptions du monde » qu’il décrit dans Sur une Weltanschauung, pourraient toutes être vues comme des idéologies, à l’exception de la Weltanschauung scientifique, dont relève la psychanalyse (Freud, 1933).
Les premiers psychanalystes qui s’intéressent aux idéologies en tant que telles sont les analystes freudo-marxistes de l’école de Francfort, comme Erich Fromm et Herbert Marcuse. Leurs travaux datent de l’époque du Nazisme, et ont été redécouverts en France en mai 1968. C’est aussi à partir de mai 1968 que Janine Chasseguet-Smirgel et Béla Grunberger d’une part, et André Green d’autre part, ont produit des conceptions psychanalytiques nouvelles, mais opposées, de l’idéologie.
En 1969, Béla Grunberger écrit, avec Janine Chasseguet-Smirgel, sous le nom d’André Stéphane, un vibrant pamphlet contre l’idéologie de mai 1968, (Stéphane, 1969). Leurs travaux ultérieurs développent ces conceptions. En 1972, Grunberger décrit « l’idole », « une figure centrale qui représente les aspirations des membres du groupe à un degré suprême…grâce à la puissance magique, de caractère anal, qui lui est attribuée » (Grunberger, 1972, p.322). Chasseguet-Smirgel pense que l’idéologie est par essence totalitaire, parce qu’elle détruit tous les obstacles freinant l’accomplissement de l’illusion. Pas d’idéalisation sans projection de la mauvaise partie sur un autre qu’il faut détruire (Chasseguet-Smirgel, 1979, p.36). C’est une forme de la « maladie d’idéalité », qu’elle a décrite dans son rapport au Congrès de 1973 (Chasseguet-Smirgel, 1973). La maladie d’idéalité se caractérise par « l’illusion d’une retrouvaille possible entre le Moi et l’Idéal, d’une régression à la complétude perdue » (Chasseguet-Smirgel, 1979, pp.34–35). Le meneur promet la réalisation d’un fantasme d’assomption narcissique par laquelle « l’univers paternel, le Surmoi, la réalité, en un mot, l’Œdipe et ses dérivés, s’effacent pour céder la place au monde archaïque de la toute puissance magique » (Chasseguet-Smirgel, 1979, p.37).
Pour André Green, mai 1968 a été au contraire une période d’ouverture où des échanges nouveaux étaient devenus possibles, notamment avec les marxistes. Dans un dialogue avec Althusser, il propose de « resituer la fonction de l’idéologie, par rapport aux instances de désir » (Green, 1969, p.213). En d’autres termes, les psychanalystes doivent comprendre comment les idéologies sont investies par ceux qui y adhèrent. Green ne croit pas que toutes les idéologies soient fatalement totalitaires. Il place l’idéalisation primaire, c’est-à-dire le processus qui donne naissance à l’idéal du moi, au cœur de sa définition de l’idéologie (Green, 1969, p.215). Dès 1969, il souligne l’importance du négatif dans le processus d’idéalisation (Green, 1969, p.214).
Malgré leurs positions diamétralement opposées, Green et Chasseguet-Smirgel s’accordent tout au moins sur le rôle de l’idéalisation dans l’idéologie.
De nombreux psychanalystes contemporains ont développé ces idées :
René Kaës pense comme Green que toutes les idéologies ne sont pas totalitaires. Il oppose les idéologies « structurantes » aux idéologies « clôturantes ». Il donne une place importante à « l’idole » décrite par Grunberger (Kaës, 2016, p.153). Il fait jouer un rôle important à la croyance (Kaës, 2016, p.43), comme François Duparc dans son livre Le mal des idéologies (Duparc, 2004, p.9), et surtout Julia Kristeva. Cette dernière pense que la croyance dérive du lien aux objets primaires, avant tout le père de la préhistoire personnelle. Ce sont ces premiers objets qui nous ont donné nos idéaux, et avec eux, le sens des mots que nous employons. (Kristeva, 2007).
François Richard interprète « l’avidité d’idéaux » dont souffrent les djihadistes, comme un effet de la maladie d’idéalité, mais il voit en celle-ci l’effet d’un clivage du surmoi culturel, qui exige à la fois un relâchement des mœurs et un retour du religieux . Son hypothèse originale est en effet de voir la maladie d’idéalité comme l’effet d’un clivage du surmoi culturel, (Richard, 2017, p.341).
Denis Hirsch pense que « l’idéologie totalitaire » occupe « une place dans la topique interne du meurtrier de masse (Hirsch, 2016, p.1660).
On peut en rapprocher ce qu’écrit Fethi Benslama : « devenir terroriste offre « l’illusion d’un idéal total qui comblera leurs failles, permettra une réparation de soi, voire la création d’un nouveau soi, autrement dit une prothèse de croyance et une armure identitaire ne souffrant aucun doute » (Benslama, 2015,p.18).
Gilbert Diatkine
Références :
Althusser L. (1965) Pour Marx. Maspero, Paris, 258p.
Benslama F. (2016) Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman. Ed. Du Seuil, Paris, 149p.
Chasseguet-Smirgel J. (1973) Essai sur l’Idéal du Moi. Contribution à l’étude psychanalytique de « la maladie d’idéalité » Rev. Fr. Psychanal.5–6/1973, 735–930.
Chasseguet-Smirgel J. (1979) Quelques réflexions d’un psychanalyste sur l’idéologie. Pouvoirs – 11, 1979, 33–40.
Duparc F. (1995) L’image sur le divan. Comment l’image vient au psychanalyste. L’harmattan, Paris, 304p.
Duparc F. (2004) Le mal des idéologies. PUF, Paris, 288p.
Freud (1901) : Psychopathologie de la vie quotidienne (De l’oubli comme méprise, de la méprise de parole, de la méprise du geste, de la superstition et de l’erreur). Tr.fr. J. Altounian, P. Cotet et A. Rauzy, in Œuvres Complètes de Freud, Psychanalyse, Volume V., PUF, Paris, 2012.
Freud S. (1914) Pour introduire le narcissisme. Tr. fr. Denise Berger in La vie sexuelle, PUF, Paris, 1969.
Freud S. (1933) Sur une Weltanschauung. Tr. fr. R.M. Zeitlin, in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse Gallimard, Paris,1984.
Green A. (1969) Sexualité et idéologie chez Marx et Freud. Études freudiennes, 1–2, 187–217.
Grunberger B. (1972) Le narcissisme. Essais de psychanalyse. Payot, Paris, 348p.
Hirsch D. (2016) Prise en otage du moi inconscient dans le terrorisme religieux extrémiste. Rev.franç.Psychan. 5/2016, 1659–1666.
Kaës R.
(2016) L’idéologie, l’idéal, l’idée, l’idole. Dunod, Paris, 216p.
Kristeva J. (2007) Cet incroyable besoin de croire. Bayard, Paris, 188p.
Richard F. (2017) Le surmoi perverti. Rev.franç. Psychanal. 2/2017, 338–350
Stéphane A. (1969) L’univers contestationnaire. Payot, Paris
Thomson D. (2014) Les français jihadistes. Éditions des arènes, Paris, 228p.