Quand l’étranger fait retour

·

·

par

« L’étranger » est le titre donné au 6ème numéro de la revue Le présent de la psychanalyse, qui nous offre de publier certaines contributions ; ici celle de Jean- Yves Tamet.



I
Ima­gi­nons Ulysse à Ithaque. Après avoir pas­sé des années à guer­royer et aimer, il songe au pays natal et fran­chit les portes de sa demeure, si fami­lière mais si loin­taine à la fois. Les gens avec qui il a vécu ne le recon­naissent pas, bien qu’ils l’attendent depuis long­temps ; de plus, il découvre une cohorte de pré­ten­dants qui rôdent autour de Péné­lope. Cepen­dant, il est reçu avec les hon­neurs dus aux voya­geurs étran­gers héber­gés dans la demeure. La vieille ser­vante Eury­clée, son ancienne nour­rice, lui lave les pieds en guise de geste de bien­ve­nue. Mais, en le fai­sant, elle découvre une trace sur sa jambe, une cica­trice, qui appelle un sou­ve­nir, celui de l’accident au cours duquel, enfant, il fut bles­sé par un san­glier. Pas­sé, pré­sent se heurtent alors et inau­gurent l’histoire trou­blée du retour du maître de mai­son dans ses murs.
Cet homme, étran­ger dans sa mai­son, semble avoir quelque res­sem­blance avec le rêve : celui-ci évo­lue comme par effrac­tion dans l’âme durant la nuit où, pour­rait-on dire : « il fait son ciné­ma ! » ; puis, le jour arrive, il dis­pa­raît et ne reste de sa pré­sence, comme une banale cica­trice, que quelque image ou quelque mot qui flottent à la sur­face du fleuve de l’oubli. Com­bien de cer­ti­tudes n’a‑t-il pas remuées durant sa brève appa­ri­tion, de cer­ti­tudes et de conve­nances qui, le jour durant, se taisent, muettes ou contraintes ! Il a déran­gé, il a pro­vo­qué, il a entraî­né le rêveur dans des contrées inso­lites dont il ne com­pre­nait ni la langue, ni le sens.
On peut com­prendre que cet étran­ger qui anime des traces énig­ma­tiques puisse induire le désir de le bâillon­ner ou au moins de le faire taire : com­ment alors va-t-il résis­ter à ces ten­ta­tives de refou­le­ment, quelle ruse va-t-il déployer pour échap­per au bâillon ?

J’ai­mais déjà les étran­gères
Quand j’é­tais un petit enfant ! 
L. Ara­gon.
« L’étrangère », Le roman inache­vé (1956)

II
Le par­cours de cette cure, mais n’est-ce pas une manière cava­lière que de vou­loir en éta­blir un résu­mé, serait celui d’une affir­ma­tion de la fémi­ni­té. Non pas que cette jeune femme n’en ait point eu une connais­sance anté­rieure mais, en com­men­çant sa cure, elle s’affirme par des actes qui déploient sa fémi­ni­té. J’y revien­drai.
Un aspect va cepen­dant faire intrigue et de plus en plus m’inquiéter : la rare­té de récits de rêve. Freud1, nous pré­vient que « le rêve est un pro­duit patho­lo­gique, le pre­mier membre de la série qui englobe le symp­tôme hys­té­rique, la repré­sen­ta­tion de contrainte, l’idée déli­rante mais qu’il se dis­tingue des autres par sa fugi­ti­vi­té… ». Le rêve est un fugi­tif qui ne se laisse pas mettre en mots, par­fois il est aper­çu, d’autres fois il se dis­si­mule, nous voi­ci donc rame­nés au périple d’Ulysse et au récit caché de ses péré­gri­na­tions.

III
Au tout début, elle dit que son enfance avait été assom­brie par une rela­tion ano­rexique au monde qui avait com­men­cé à la fin de l’école pri­maire et s’était ensuite main­te­nue, entre­cou­pée de moments de bou­li­mie et de vomis­se­ments. Je ne savais pas, alors que j’écoutais cette pré­sen­ta­tion, qu’en fait elle annon­çait la teneur de nos futurs échanges : ce que j’attendais, un regard sur ses pro­duc­tions idéiques, me serait caché. L’emprise insen­si­ble­ment allait s’instaurer, taris­sant les pos­si­bi­li­tés d’abandon et restrei­gnant la liber­té d’association. La situa­tion ne serait en rien bruyante, sans cli­mat guer­rier avec son cor­tège de manœuvres véhé­mentes, mais tout au plus main­tien­drait un évi­te­ment. L’analyse accueille le récit de guerres pas­sées dont je découvre les héros, au nombre de deux, tan­tôt asso­ciés, tan­tôt évo­luant cha­cun pour leur compte : ils méritent d’être pré­sen­tés.

IV
Mais aupa­ra­vant effec­tuons une halte avec la ques­tion du récit qui sup­pose que, comme l’événement est en voie de se ter­mi­ner, il devient pos­sible de le regar­der et d’en mesu­rer autant les contours que les dégâts. Le récit sup­pose l’apparition d’un inter­lo­cu­teur vers lequel se tournent les pro­pos et à qui il est deman­dé d’être pré­sent, tout en demeu­rant silen­cieux. De plus, il se doit d’accueillir cette adresse en une ins­tance, que Pierre Fédi­da nomme avec jus­tesse « le site de l’étranger ». En ce lieu, le tra­vail de parole sort celui qui parle d’un rap­port solip­siste à soi. L’hostile se réveille depuis des posi­tions où il est neu­tra­li­sé, dégui­sé et dépla­cé à tel point que le symp­tôme brouille toutes les adresses : un autre, un incon­nu appa­raît, depuis le trans­fert, por­teur d’un dis­cours dont la proxi­mi­té avec l’analyste est enten­due, mais de loin. « Que l’étranger soit donc enfin l’autre », est un pro­jet que Fédi­da2 assigne à cer­tain moment de cure car, dit-il, « le concept d’agressivité sert le plus géné­ra­le­ment au dégui­se­ment de l’hostile et à étouf­fer la haine de trans­fert ».

V
Pré­sence d’un père plus étouf­fant qu’étranger ! Sou­cieux, atten­tif et pré­voyant (trop), il regarde en per­ma­nence sa fille ; une fois l’anorexie décla­rée, il tente de l’en gué­rir acti­ve­ment et se démène au point même d’entreprendre une psy­cho­thé­ra­pie mais aus­si d’y enga­ger le couple. Il demeure là à sur­veiller, contrô­ler de manière anxieuse et occupe l’espace de la cure en des allers et retours inces­sants. Il me faut du temps pour entendre que, der­rière cette pré­sence enva­his­sante, l’analyste puisse aus­si appa­raître même si, au demeu­rant, mes inter­ven­tions se tenaient en lisière. La per­sonne de ce père, toute nim­bée d’ambivalence, ne quitte pas la cure où elle campe : com­ment s’en sépa­rer ? Ce que raconte la patiente va au-delà du récit fidèle et com­plet des années oubliées, c’est la mise en acte in situ de ce qui s’y est pas­sé psy­chi­que­ment. Une fixa­tion se dégage de la toile de fond, impres­sion­nante par sa force d’inscription ; elle s’use dans le trans­fert et libère insen­si­ble­ment une dimen­sion étran­gère.
Ici plus que d’une remé­mo­ra­tion en parole, l’acte agit le déga­ge­ment qui se retrouve plus tard, quand la fin de cure est envi­sa­gée : la patiente, hési­tante, ne sait pas de quoi elle peut se libé­rer, est-ce du trans­fert ou du père. Les deux scènes sont tou­jours imbri­quées, celle de la réa­li­té évé­ne­men­tielle aux anciennes racines et celle, plus récente, du trans­fert.

VI
Cette incer­ti­tude face à la réa­li­té, je la retrouve chez Nata­lia Nes­te­ro­va, une peintre russe contem­po­raine, qui a sou­vent repré­sen­té des per­son­nages affai­rés mar­chant sans regar­der le spec­ta­teur, comme dans le tableau inti­tu­lé « Le métro de Mos­cou » : des pas­sants, pris par un pro­jet que l’on ignore, tra­versent la sta­tion de métro en proie à une ten­sion intense, ne se sou­ciant pas de l’effet qu’ils pro­duisent. Une autre œuvre décou­verte il y a long­temps, se nomme « Évé­ne­ment »3. Une ving­taine de per­sonnes, hommes et femmes réunis au pied d’un immeuble bour­geois ont le regard atti­ré par ce qui passe au niveau d’un étage que nous ne voyons pas : l’heure doit être grave car, à gauche, un homme qui a dû voir, et déjà com­prendre, se tient la tête entre les mains, acca­blé par le drame invi­sible. Stu­peur, voyeu­risme et sidé­ra­tion com­posent la scène face à laquelle s’impose un seul com­men­taire, « Il est arri­vé quelque chose », pour reprendre le titre du livre de Marie Mos­co­vi­ci4. L’œuvre de Nata­lia Nes­te­ro­va arrive après  la Révo­lu­tion russe d’Octobre, après les guerres mon­diales, après le sta­li­nisme ; ses tableaux sont-ils le lieu d’un après-coup infi­ni­ment répé­té qui parle autant de ce qu’elle a connu que de ce que son pays a aupa­ra­vant tra­ver­sé ? Le tableau montre un mou­ve­ment qui cherche encore ses his­to­riens : nous vivons tou­jours dans un temps qui suit une guerre et dont la pos­si­bi­li­té de récit semble échap­per. Peter Lud­wig5, le conser­va­teur suisse de cette expo­si­tion, pré­cise : « la Révo­lu­tion d’Octobre n’a pas détruit des œuvres d’art, contrai­re­ment à la Révo­lu­tion Fran­çaise ; l’art demeure une valeur sacrée, prise au sérieux et le mou­ve­ment de la Per­es­troï­ka inau­gure un chan­ge­ment dans cette concep­tion de main­tien d’une conti­nui­té. ».
La cure, pour sa part, déplace les tableaux psy­chiques figés et les anime sous un angle dif­fé­rent avec une autre lumière, plus inci­dente, qui en laisse entre­voir le relief.

VII
Quit­tant l’opacité du fond et pre­nant consis­tance, la mère appa­raît dans les silences habi­tés de son repli anxieux : elle est dési­gnée comme étant « ailleurs », triste et enfan­tine, à une place qui la pro­tège autant qu’elle met en lumière la dis­tance qui la sépare de sa fille. Depuis quelques années, une mala­die évo­lu­tive rend son sort tra­gique et l’isole davan­tage en la ren­dant dépen­dante. Je cherche des traces de la rela­tion pré­coce à la mère et je ne les trouve pas : où est « cette phase de liai­son exclu­sive à la mère, de même inten­si­té et de même carac­tère pas­sion­né que celle au père »6 ? Je n’entends pas dans les sou­ve­nirs d’enfance d’autres signes, hor­mis ceux qui montrent l’absence d’interlocuteur, comme ce jour où la petite enfant « fait la folle en classe », se levant et tenant un dis­cours inco­hé­rent qui inquiète la maî­tresse, laquelle convoque alors …la mère. Est-ce elle, la mère, que la fillette a cher­chée à atteindre et dont l’analyste ne per­çoit pas l’existence, proche en cela de l’étonnement de Freud 7« Péné­trer dans la période pré-oedi­pienne de la fille cause un effet de sur­prise comme la mise à décou­vert de la culture mino-mycéenne der­rière la culture grecque ».
Sur­prise donc, comme l’absence de rêve qui devient peu à peu le lieu d’une énigme dont la ten­ta­tive de réso­lu­tion oblige à pen­ser le dérou­le­ment de chaque séance sur un mode sin­gu­lier. À plu­sieurs reprises, Freud nous invite à écou­ter la parole en séance sur le modèle du rêve : quit­ter les échos immé­diats qui vou­draient qu’un récit de rêve soit com­men­té puis « écar­te­lé » en diverses signi­fi­ca­tions qui toutes ren­ver­raient à l’expression de dési­rs dégui­sés et cen­su­rés. Com­ment inter­pré­ter les pro­duc­tions lan­ga­gières qui s’entendent en séance ? Depuis quel modèle d’origine ? Par­ler en séance est-il l’équivalent du récit de rêve ? Non assu­ré­ment si on s’en tient à la neu­ro­phy­sio­lo­gie, mais du point de vue de l’interprétation oui, car l’analyste est face au récit que le patient a éla­bo­ré à par­tir des images visuelles du rêve. Ain­si une séance com­mence et nous allons par­tir en quête de ce qui a pro­duit les pre­miers mots. Quelle est la scène inau­gu­rale qui pour l’instant demeure inac­ces­sible ? À nous, pour la rendre visible, de suivre les dires de la séance comme autant d’associations pui­sées à cette image man­quante qui nous rap­pelle qu’« il est arri­vé quelque chose » !

VIII
Com­ment sai­sir la voie de l’interprétation ? Reve­nant sur ses « racines intel­lec­tuelles », Daniel Men­del­sohn8 pré­sente Erich Auer­bach, sujet alle­mand, étran­ger donc, qui fuit les per­sé­cu­tions et s’exile à Istam­bul où il écrit, entre 1942 et 1945 : « La cica­trice d’Ulysse » dans Mimé­sis9, son maître ouvrage. Il étu­die le pro­cé­dé d’écriture du poème homé­rique croi­sant le texte biblique, com­pa­rant l’écriture du retour d’Ulysse à celle du sacri­fice d’Abraham : tous les deux sont des textes antiques et nar­ra­tifs aux­quels il attri­bue le terme de « fable ». Dans le pre­mier, les phé­no­mènes décrits sont tous au pre­mier plan et les pen­sées expri­mées, comme les sen­ti­ments, sont mises à plat et évo­quées en boucle, sans pathos. Le second s’attache à ce qui est juste néces­saire pour le récit de l’action et rien n’est dit des sen­ti­ments inté­rieurs des acteurs, ni du temps ni des lieux : ce récit appelle donc l’interprétation. Le style homé­rique se situe au pre­mier plan, dans un pur pré­sent sans pers­pec­tive, alors que le récit hébraïque montre un temps plus éten­du et plus pro­fond, com­po­sé d’un arrière-plan. Auer­bach écrit « On peut ana­ly­ser Homère, on ne peut pas en pro­po­ser une inter­pré­ta­tion », mais face aux nar­ra­tions bibliques « leur inten­tion reli­gieuse entraîne néces­sai­re­ment une abso­lue exi­gence de véri­té historique…ce texte appelle par son conte­nu même, une inter­pré­ta­tion ».  Pour­tant, l’un comme l’autre style, n’est pas mieux attes­té, tous deux sont des « fables » comme il tient à le sou­li­gner, nous dirions éga­le­ment des « fic­tions ».
Ce pré­am­bule nous ramène aux pro­pos des patients et à notre atti­tude face à eux : nous pou­vons appor­ter cré­dit aux faits expo­sés à plat, selon le modèle homé­rique ou intro­duire un mou­ve­ment vers l’arrière-plan selon le mode hébraïque. N’est-ce pas l’écoute qui peut ouvrir vers l’interprétation face à, ou contre, la volon­té de récit ? Com­ment sou­te­nir la migra­tion de ce der­nier et faire adve­nir pour le par­leur, l’étranger pré­sent en lui ? Tel est un des enjeux de toute cure.

IX
Mais, retrou­vant le paral­lèle « étran­ger et rêve » que je sug­gère en début de texte, je constate que cette cure n’a pas vu se pro­duire un tel retour, jusqu’à ce qu’un rêve, bref et espé­ré, ne sur­vienne : « Les parents ont trans­for­mé la mai­son en un lieu d’accueil pour jeunes filles avec des troubles ali­men­taires et une fille est déjà pré­sente ; quand elle (la rêveuse) arrive, elle la découvre sans déplai­sir et s’en va puis les quitte. » Ce récit de rêve est long­temps demeu­ré unique dans mon sou­ve­nir, jusqu’à ce que je découvre qu’il y en avait un autre ; j’y entends le retour d’Ulysse dans sa mai­son occu­pée. La cica­trice pour­rait être celle des troubles ali­men­taires : la rêveuse visite ses lieux fami­liers deve­nus étran­gers. Bien sûr, je n’ai rien dit dans la séance car, dans l’instantané, ma pen­sée n’avait pas la liber­té pour aller vers Ulysse, j’étais loin du récit homé­rique. Ain­si en est-il de l’écriture qui s’appuie sur des pen­sées pos­té­rieures à l’événement inau­gu­ral. L’écriture de cas serait-elle une fable, théo­rique certes, mais fable quand même ?
Cette jeune fille qui quitte sa mai­son et part en voyage, est-ce celle-là qui est venue me trou­ver un jour et qui, dans les débuts de sa cure, s’est enga­gée, seule, dans des trans­for­ma­tions cor­po­relles pour s’inscrire davan­tage dans la fémi­ni­té ? En séance, elle dit inci­dem­ment que ses règles avaient retrou­vé une pré­sence puis qu’elle envi­sa­geait de se lan­cer dans des modi­fi­ca­tions pour ren­for­cer la fémi­ni­té de son corps, et elle le fit. Plus tard, avec une assu­rance plus solide, elle mit en place des stra­té­gies de ren­contre avec des hommes pour, fina­le­ment, en aimer un et deve­nir enceinte. Ain­si s’énonce une tra­jec­toire en paral­lèle de l’analyse, silen­cieuse mais d’une déter­mi­na­tion insoup­çon­née : un voyage ini­tia­tique se déve­lop­pait. Cet arrière-plan dis­cret de la cure fut aus­si impor­tant que le dérou­le­ment de la scène trans­fé­ren­tielle !

X
Mon pro­pos est pris par ce qui s’est pas­sé durant ces années où, côte à côte, des scènes ont coexis­té en séance, cha­cune évo­luant avec sa propre logique, et sans jamais se ren­con­trer : l’associativité entre elles n’était pas aisée ! De fait, cette cure se raconte davan­tage sur le mode du récit homé­rique, en boucle, que sur le mode hébraïque, en com­men­taire inter­pré­ta­tif. Elle laisse ain­si appa­raître l’exploration de dif­fé­rents lieux psy­chiques. Alors, sur­git Wal­ter Ben­ja­min10, je pense à sa remarque sur le nar­ra­teur : « L’extraordinaire, le mer­veilleux, on le raconte avec la plus grande pré­ci­sion, mais on n’impose pas au lec­teur l’enchaînement psy­cho­lo­gique des évé­ne­ments. On le laisse libre d’interpréter la chose comme il l’entend, et ain­si le récit est doué d’une ampli­tude qui fait défaut à l’information ». Wal­ter Ben­ja­min est aus­si un ami d’Erich Auer­bach, comme nous le fait décou­vrir leur brève cor­res­pon­dance retrou­vée il y a peu11. Ben­ja­min, déclas­sé par l’exil, subit son des­tin d’étranger, pous­sé vers l’anonymat, iso­lé par son goût éclec­tique pour les frag­ments qui ren­dit illi­sibles ses demandes offi­cielles en vue d’une natu­ra­li­sa­tion en France ou d’une immi­gra­tion aux USA.

XI
Mais, pour l’analyste, le rêve absent induit un doute pro­fond sur la per­ti­nence de son action. Dif­fi­cile de voir dans cette vacance, une mani­fes­ta­tion de son sup­po­sé talent ana­ly­tique ! Un malaise plane sur la qua­li­té de son écoute, le ren­voyant ipso fac­to au modèle d’une psy­cho­thé­ra­pie qui n’aurait pas su faire décol­ler le sujet depuis les ancrages concrets et nar­ra­tifs de sa vie. Un récit plat, sans ouver­ture vers un arrière-plan, serait-il le des­tin de cette cure ? Pour­quoi alors écrire sur une telle cure, pour­quoi mon­trer tant d’incompétence sup­po­sée ? Ce moment de flot­te­ment tra­verse mon acti­vi­té d’écriture quand, d’une séance récente, sur­git une réponse impré­vue :
« …peut-être qu’il est trop tôt pour le voir, qu’il est trop petit, j’ai l’impression de ne pas y pen­ser assez, je suis trop stres­sée » ; l’analyste   « …ce qui se passe à l’intérieur et que vous ne voyez pas… » ; elle  « quelque chose échappe…j’ai tou­jours eu ce fonc­tion­ne­ment sus­pen­du à quelque chose…qui rend le pré­sent peu tranquille…sur le fil avec un risque d’échappement de moi-même comme dans une course effré­née… »; l’analyste  « …que vous cri­ti­quez pour­tant… »; elle  « j’ai l’impression d’être ici, en séance, sur un mode opé­ra­toire, de pas­ser à côté de plein de choses, l’écoute de moi est si loin.. »; l’analyste  « « …de l’étranger en vous ? » ; elle  « le fait est que d’aller le cher­cher n’est pas facile, de vous le mon­trer aus­si… ».
Un ange passe qui pour­rait être autant l’enfant à naître que l’advenue du rêve…« L’inquiétant sort ici de l’ombre »12 et « mai­son han­tée » est appro­prié pour le nom­mer, si tant est que la femme enceinte puisse se trou­ver « han­tée » comme l’est le rêveur avec son rêve. Pro­duire un récit de rêve, être enceinte sont des acti­vi­tés où le bio­lo­gique est enga­gé et avec lui, in fine, notre rela­tion à la mort. Freud13, par un ren­ver­se­ment dont il est fami­lier, décrit « l’étrange fan­tasme inquié­tant de léthar­gie » comme « envers du fan­tasme de vivre dans le sein mater­nel ». Ain­si une éga­li­té appa­raît-elle entre le sein mater­nel qui pro­duit l’enfant et le rêve qui habite le som­meil. Gar­der en soi les images du rêve serait comme demeu­rer sexuel­le­ment avec la mère.

XII
Pour­suivre alors mais avec une nou­velle ques­tion : com­ment quit­ter le sein mater­nel ? Faut-il oser entendre der­rière le sein le : « cela m’est bien connu j’y ai été déjà une fois » qui désigne le sexe mater­nel que Freud nous invite à entendre dans « L’inquiétant » ? Com­ment quit­ter ce pre­mier fami­lier dont le sujet a été expul­sé et prendre le risque d’aller vers une ren­contre, vers l’inconnu ? La repré­sen­ta­tion, ou la pré­sence, notons au pas­sage la proxi­mi­té des termes, est un enjeu de toute lec­ture et fait l’objet de ce que Freud envi­sage dans ce texte si riche en invi­tés14. J’en retrouve une mani­fes­ta­tion chez Daniel Men­del­sohn15 : Ulysse, ayant sur­pris Eury­clée et Télé­maque a tué tous les pré­ten­dants, mais Péné­lope n’est tou­jours pas convain­cue de l’identité de l’étranger. Elle a besoin d’une preuve qui tra­dui­ra leur entente intime, leur homo­phro­sy­nê. Ce signe, ins­crit dans la fabri­ca­tion du lit conju­gal, est un rejet d’olivier, centre de la concep­tion de leur couche. Ce lit, dont la construc­tion n’est connue que des seuls époux, est aus­si la marque de leur union sexuelle. Der­rière les figures que prend l’étranger, le sexuel ne se découvre que par ruse, autant celle d’Ulysse, de Péné­lope que celle du lec­teur-voyeur !

XIII
Il me faut quit­ter main­te­nant ces lignes mais me sou­ve­nir aus­si que cette cure a aupa­ra­vant ins­pi­ré une autre écri­ture où elle appa­rais­sait avec un tout autre pro­jet : il s’agissait alors de ten­ter de cer­ner les objets psy­chiques, ceux qui appa­raissent flous et ténus, iso­lés dans un espace aux contours incer­tains. J’avais alors évo­qué, sans m’y attar­der, l’absence de rêve sans mesu­rer toute l’excitation, toute la ten­sion conte­nue dans ce défaut : moins tant de manque, il s’agit d’un évi­te­ment qui main­tient intimes des per­cep­tions. Puis du temps est pas­sé, la cure se pro­lon­geait quand, faute de copie en ces temps de bou­le­ver­se­ments des pro­jets, je fus sol­li­ci­té autour du thème de ce numé­ro sur l’étranger. Ce qui jaillit tout de suite dans mon esprit fut alors le retour d’un exi­lé absent : le rêve !  Tapi en creux dans la séance, les images demeurent loin des mots et l’expérience peut res­ter iso­lée, sauf si un voile se déchire et qu’un pro­pos les fait bas­cu­ler dans le champ de la parole. Ce nou­veau texte parle du par­cours vers cette recon­nais­sance, point d’orgue de cette Odys­sée.


Résu­mé :
Le rêve serait-il l’étranger de la nuit et, à ce titre, ne devrait-il pas être mis de côté par des forces qui l’éloignent de sa mise en mots ? Ain­si pour­rait-on com­prendre pour­quoi dans cer­taines cures le récit de rêve est si cade­nas­sé. Alors son retour pro­gres­sif vers la lumière de la langue serait l’équivalent d’une Odys­sée, un lent mou­ve­ment qui éloigne de l’exigence d’une union avec la mère.

NOTES :

  1. S. Freud (1932), Nou­velle suite des leçons d’introduction à la psy­cha­na­lyse, XXIXème leçon : Révi­sion de la doc­trine OCF.-P, XIX, PUF, p.7
  2. P. Fédi­da, « Le site de l’étranger » in Le site de l’étranger PUF,1995, p.55
  3. Cata­logue de l’exposition De la Révo­lu­tion russe à la Per­es­troï­ka Musée d’Art Moderne St-Etienne, 1989. p.147
  4. M. Mos­co­vi­ci Il est arri­vé quelque chose, Payot, 1991.
  5. De la Révo­lu­tion russe à la Per­es­troï­ka Musée d’Art Moderne St-Etienne 1989. p.14
  6. S. Freud (1931), De la sexua­li­té fémi­nine, OCF‑P., XIX, PUF, p.8–11
  7. S. Freud, ibid
  8. D. Men­del­sohn Trois anneaux. Un conte d’exils Flam­ma­rion, 2020, p.23 et suiv.
  9. E. Auer­bach Mimé­sis. La repré­sen­ta­tion de la réa­li­té dans la lit­té­ra­ture occi­den­tale, Gallimard,1977, p. 19–23
  10. Note 10 : W. Ben­ja­min « Le Nar­ra­teur » in Écrits fran­çais Folio p.273
  11. Note 11 : R. Kahn “Figures d’exil” in Po&sie 2010/3 n°133, p. 73–82 et “Une ruse de la pro­vi­dence” in Les Temps Modernes, Gal­li­mard, 2006, n°641, p.116–131.
  12. Note 12 : S. Freud (1919), L’inquiétante étran­ge­té, Gal­li­mard, citant Schel­ling, p.246
  13. Note 13 : S. Freud, ibid p. 250
  14. Note 14 : La liste des auteurs cités dans ce texte est impressionnante.Note 15 : D. Men­del­sohn Une odys­sée. Un père, un fils, une épo­pée. J’ai lu, 2018 p.393–96.