Lors d’un récent colloque , un argument a été adressé à huit collègues appartenant à huit sociétés de psychanalyse différentes faisant partie du paysage psychanalytique français. Deux d’entre elles relèvent de l’Association psychanalytique internationale (API), les six autres sont d’obédience lacanienne.
L’argument : En psychanalyse, à quoi tient-on ?
« Bouleversements de l’Histoire, fragmentation sociale, pression des subjectivités, tout pousserait aujourd’hui la psychanalyse à céder sur ses fondements ; pourtant, parmi ceux-ci quel est celui en particulier auquel chaque analyste tient, dans la cure, sans transiger ? Quelle serait la limite au-delà de laquelle ce qui pourrait être imposé par le monde contemporain affecterait les fondements de la pratique analytique ? ».
Cet argument en forme de quiz contient deux questions.
Tout d’abord une sommation de devoir choisir un des fondements de la psychanalyse, un seul sur lequel reposerait notre identité d’analyste, et auquel nous tiendrions « sans transiger ».
Puis, est interrogée la limite au-delà de laquelle cette identité serait affectée par un impact émanant du monde contemporain, limite sur laquelle il conviendrait de ne pas céder.
Cette mise à l’épreuve des psychanalystes interrogés n’est pas sans évoquer le célèbre schibboleth biblique, cette épreuve de démarcation basée dans la parabole du Jourdain, sur un trait du corps, un zozotement. L’argument nous invite ainsi à définir notre propre Schibboleth auquel Freud s’est lui-même référé pour différencier ceux qui sont psychanalystes et ceux qui ne le sont pas, même s’ils s’en réclament.
La parabole biblique ne se contente pas de différencier et de choisir, elle convoque le meurtre. Se dessine une limite, le Jourdain, une marque identitaire, un zézaiement avec lequel on ne badine pas, et une conséquence cruelle, une mise à mort par égorgement.
A la place d’un trait du corps, un cheveu sur la langue, les auteurs de l’argument placent un trait de caractère, une intransigeance, et ils ébauchent le croquis d’une identité, celle du psychanalyste intransigeant ! Est alors convoqué le rapport des analystes à un meurtre réalisé au nom de la psychanalyse, donc au service d’une élimination en lieu et place d’une mentalisation, ce destin du meurtre fondateur du psychisme. Telle est le dilemme dans lequel se situe tout choix, en tant qu’il est issu d’un acte, choisir.
A la première question, justement celui du choix, ma réponse est donc évidente et lapidaire : je choisis de tout emporter ; sur l’ile déserte ou non ! Nous le savons, nous l’éprouvons, la psychanalyse n’est ni un système, ni une vision du monde ; en choisir une partie, contre une autre, ce serait la réduire à une idéologie, avec l’entrée en scène de la conviction dont nous savons qu’elle peut s’impliquer dans une apparente guérison. Mais nous renoncerions alors à des pans entiers de notre psychisme. En fait, tout ce que produisent les humains nous concerne. La seule synthèse dont nous disposions, celle que nous propose la psychanalyse, c’est la capacité à supporter et penser les contradictions et les incompatibilités, non pour les réduire systématiquement par quelque croyance ou conviction, mais pour reconnaître aussi l’existence d’irréductibilités au sein de la réalité du psychisme, réalité conçue comme plurielle, éclatée, instable, et imprévisible puisque sa détermination est diffractée dans le en-deux-temps de l’après-coup. Ce qu’une psyché appréhende aujourd’hui comme étant la réalité, sera complété dans un second temps par une autre réalité laissée pour compte jusque là, et qui viendra éclairer la précédente, en modifier le sens et la valeur sans la renier.
La seconde question contient une légère espièglerie qui masque quelque chose de redoutable et une question théorique essentielle.
Rappelons-la : quelle est la limite au-delà de laquelle l’identité d’analyste serait affectée par un impact émanant du monde contemporain, limite sur laquelle il conviendrait de ne pas céder.
L’origine du risque de céder sur notre engagement psychanalytique est ainsi attribuée à un extérieur qui viendrait bouleverser notre façon de penser le fonctionnement mental et la réalisation de la méthode favorable à son déploiement. On se souvient de Freud à propos de l’usage du mot sexualité, et de son remplacement par celui d’Eros plus acceptable par la psychologie collective policée : « On ne sait jusqu’où on peut aller dans cette voie ; on commence par céder sur les mots et on finit parfois par céder sur les choses » ; mais aussi de Lacan, « ne pas céder sur son désir ». Des mises en garde et des plaidoyers qui n’interrogent pas suffisamment les aspirations à céder.
Cette implication d’un extérieur en tant que cause évoque la logique phobique, et évoque une peur d’être analyste dans le monde contemporain, au nom de quelque désir inconscient maintenu refoulé par la transposition de sa valence angoissante sur un élément externe ; une angoisse mutée en peur selon le modèle banal de toute phobie.
Mais plus subtils, les auteurs interrogent aussi nos « retours du dehors » liés à nos dénis de réalité, que nous ne pouvons par définition, reconnaître que dans l’après-coup, par les effets de leur rupture. Ce sont ces retours du dehors, ainsi que la crainte intuitive que nous pouvons en avoir, qui peuvent nous faire perdre pied et provoquer une désorganisation nous contraignant à ne pas rester analyste, à ne plus soutenir une métapsychologie digne de la complexité de la pensée humaine, mais à nous ravaler et conformer aux attendus d’une mentalité d’époque, à celle d’un groupe censé nous gratifier de quelques subsides sonnants et trébuchants, de quelques honneurs éphémères, et nous protéger du déplaisir d’éventuels retours ; ceci, en lieu et place de réalisations plus personnelles affectées des renoncements qui les fondent.
Les réponses groupales à la psychanalyse évoluent. Après une première période de refus offusqué, elle fut portée aux nues au nom d’aspirations à une liberté sans frein qu’elle était censée proposer. Il s’agissait en fait du souhait de se libérer de toutes les contraintes internes au nom de celles externes. Actuellement, la psychanalyse est ravalée au rang de psychothérapie et tend à être considérée comme une parmi d’autres, quand elle n’est pas purement et simplement ignorée. Elle subit donc une mise en équivalence, voire une dévalorisation liée aux déceptions qui ont suivi son idéalisation. L’espoir de se libérer du travail psychique que l’amélioration du fonctionnement psychique exige, se reporte sur des méthodes qui fleurissent sous l’apparence de noms nouveaux, au rythme de la demande de revigoration de cet espoir.
Les psychanalystes ont dû faire face aux moqueries et à la haine, voire à la dérision et au mépris ; actuellement ce ne sont pas seulement les attaques, mais aussi le désinvestissement qui constitue l’épreuve contemporaine. S’ensuit un discours dépressif de disparition imminente, avec les conduites conséquentes démissionnaires et les recherches de refuge.
A travers la fuite phobique, la crainte d’un ébranlement traumatique, la réminiscence d’être dédaignés et délaissés, nous retrouvons ce que mettait en acte la proposition de faire un choix, l’existence de tendances latentes aspirant à réduire la psychanalyse et à l’infléchir vers une conception soumise au seul principe de plaisir, c’est à dire à l’évitement du déplaisir.
Ces tendances à l’effacement, à l’extinction et au disparaître, nous les écoutons dans nos cabinets, nous les éprouvons et les reconnaissons dans le malaise ambiant par lequel elles se manifestent.
Elles sollicitent nos réponses contre-transférentielles. Nous pouvons participer à cette réduction par nos tentatives de les ignorer et nos refus de les reconnaître. Nous pouvons aussi partir en croisades et au combat contre elles, avec l’espoir illusoire d’en venir à bout ; alors qu’elles fondent des séméiologies spécifiques qui ne sont plus gérées par les dynamiques névrotiques conservatrices. Le démoniaque funeste l’emporte, à l’orée des négativismes et nihilisme.
Dans l’actualité groupale contemporaine, nous retrouvons ces tendances à l’œuvre, selon une modalité particulièrement exacerbée, classiquement dénommée « mauvaise foi » selon une expression à tonalité morale. En ce début du 21° siècle est apparu le terme de Post-vérité élu mot de l’année 2016 par le dictionnaire d’Oxford, figure de proue d’autres notions comme Faits alternatifs, Fake news, Hoaks, etc.
Pour nous autres cliniciens, se présente sous ces traits une séméiologie de l’éveil, de la limite entre onirisme et objectalité, composée de l’illusion, de la falsification, du déni, du recours au quantitatif, à l’idéalisation de la partie pour le tout, solutions ayant toutes pour but de produire comme dans le rêve, une saturation de notre conscience censée tenir écarté tout ressenti de manque. Dans le rêve n’existe qu’une seule réalité, celle créée par le rêveur. Cette réduction des différences est obtenue par la fabrique d’équivalences. Tout ce qui est produit par les êtres humains est déclaré équivalent : rêve = savoir = croyance. Les frontières classiques entre les diverses réalités sont totalement émoussées. Tel est le premier temps d’une stratégie en deux temps, le second étant d’imposer une réalité comme étant La réalité, seule et unique.
Pour le théoricien, il s’agit de la mise en cause d’une procédure complexe, celle qui a lieu à notre insu à chaque réveil, l’épreuve de réalité, dont nous avons la vague intuition et qui n’attire notre attention que lors de ses achoppements, dont le plus banal s’exprime par le : « ce n’est qu’un rêve ! ».
Freud a remis en cause tous les critères successifs sur lesquels il a fait reposer ladite épreuve de réalité et le sentiment de réalité effective qui en découle. S’en suit une série de dilemmes majeurs parcourant son oeuvre, entre amour de la vérité et reconnaissance de la réalité, entre mensonge et illusion – c’est à dire réalisation hallucinatoire de désir -, entre certitude et conviction. Tous les critères auxquels il a fait appel pour tenter d’assurer une certitude à cette épreuve se sont avérés insuffisants ; la perception, la motricité, la remémoration, l’interprétation, l’énonciation ; etc. L’hallucinatoire et la réalisation de désir, mais aussi nos dénis et nos constructions, infiltrent toutes nos productions. Une seule citation de Freud, qui montre la chute de l’un de ses derniers bastions, la parole énoncée : « A l’occasion d’un surinvestissement du penser, les pensées sont perçues effectivement – comme de l’extérieur – et de ce fait tenues pour vraies » (Le moi et le ça, 1923).
Par la règle fondamentale, la méthode psychanalytique favorise un tel surinvestissement des paroles en séance. Et par l’écoute analytique, elle participe aussi à la mise en équivalence des associations. L’attention en égal suspens de l’analyste au travail est censée accorder la même valeur à tout ce qui s’énonce en séance. La cure suscite ainsi la croyance selon laquelle les mots émis sont le vrai, le seul vrai. En fait, c’est la stratégie martiale de la cure que nous abordons ici ; réduire les différences manifestes, afin de mieux faire éprouver d’autres différences, en particulier celle émanant des tendances réductrices.
Avec les notions d’inconscient et d’interprétation – « Interpréter, quel vilain mot » s’exclame Freud dans L’analyse profane, percevant que l’interprétation n’est plus un gage de certitude -, donc avec l’inconscient, l’interprétation et le déni de réalité, c’est toute l’épreuve de réalité positiviste qui est remise en cause et laisse les analystes eux-mêmes en désarroi. Une brèche que la psychanalyse a ouverte au profit des tentations de céder aux tendances réductrices, avec la contre-tentation de faire de l’analyse une post-éducation, une méthode adaptative.
La méthode psychanalytique s’appuie sur un pari ; que sa préoccupation, l’émergence et la culture de la réalité psychique, débouche sur l’éprouvé de l’existence d’autres réalités ; et que par cette précession, qui alimente dans un premier temps des dénis de réalité, advienne dans un second temps une épreuve convoquant le plus grand renoncement auquel nous devons nous confronter, admettre que nous ne sommes pas les auteurs de la réalité du monde, pas plus que ceux des processus psychiques, mais surtout accepter notre radicale impuissance à faire disparaître les tendances à la disparition qui nous hantent. Heureusement, nous disposons également de précieuses capacités d’inscription et de réalisation. Soutenir la vie psychique à l’affirmatif, ne pas se défausser face à ce qui s’y oppose, mais intégrer tout ce qui la compose, tel est le devoir, l’éthique de la psychanalyse.
Bernard Chervet