Les schizophrénies représentent une pathologie d’une extrême variabilité au niveau clinique, évolutif, et relationnel, ce qui a ouvert, depuis un siècle, la possibilité d’un grand nombre de théorisations, en fonction des conditions de la rencontre avec le patient.
Nous voudrions proposer ici la description et la théorisation des étapes du traitement de la schizophrénie d’un point de vue psychanalytique, sachant qu’il implique souvent un engagement avec différents intervenants (psychiatre, thérapeute, assistante sociale, infirmière), et donc un effort concerté sur plusieurs années associant des techniques de soins différentes.
La rencontre se fait dans des contextes différents : en consultation publique de secteur, dans le privé, ou par le biais d’une hospitalisation, qui peut être de contrainte. Les étapes du traitement que nous tenterons de décrire ici tiennent compte de cette variabilité, et tentent donc d’en extraire quelques traits communs, plus ou moins prononcés selon la personne, la gravité du trouble, l’entourage familial, etc.
Nous décrirons trois étapes dans le traitement des patients schizophrènes, qui reposent sur l’idée essentielle que soigner ces patients, c’est assumer l’entreprise de s’imposer à eux comme objet d’investissement, car c’est en revendiquant pour nous une place d’objet dans leur univers, que nous pouvons prétendre à une rencontre avec eux.
Moi et objet dans la schizophrénie
« Les méthodes de travail psychique du schizophrène », écrit Racamier dans Les schizophrènes en 1980, « s’attaquent à la conflictualité même et à l’ambivalence, en partant du conflit originaire qui dans les psychoses oppose de façon presque insoluble l’aspiration par l’objet aux pulsions du moi » ; « c’est cette idée du moi, ce sens du moi, cette image de l’humain, qui se trouve désinvestie à l’origine des éruptions psychotiques et à la base des organisations schizophréniques » (Racamier, 1980). On se souvient que Freud mettait déjà l’accent, dès le début, sur les positions défensives de ces patients face à cette menace que représente, pour leur psychisme, l’investissement de l’objet, comme il le dit dans son Introduction à la psychanalyse : « L’observation montre que les malades atteints de névrose narcissique ne possèdent pas la faculté du transfert ou n’en présentent que des restes insignifiants ».
Les différentes théories des états psychotiques, et plus précisément schizophréniques partagent cette idée que le patient schizophrène a une véritable « aversion objectale », une sorte d’intolérance à l’égard de tout objet susceptible de faire son apparition, et de se faire une place, dans son espace psychique. N’a‑t-on pas décrit les différentes évolutions schizophréniques : soit comme l’organisation d’une défense anti-objectale radicale, qui préfère emmurer le moi et geler ses fonctionnalités dans l’autisme, plutôt que de l’exposer au commerce objectal ; soit comme la construction de toutes pièces (pulsionnelles et moïques) d’un objet, objet de délire, remplaçant l’objet aléatoire et donc incontrôlable et imprévisible de la réalité dite extérieure, et permettant de cette façon l’instauration d’une sorte de nouvelle objectalité (« néo-réalité ») avec l’objet ainsi fabriqué ?
Derrière cette menace radicale que semble représenter l’objet pour ces patients (qui, pour autant, n’y renoncent pas, montrant ainsi que l’objet est pour eux tout aussi impossible que nécessaire), on devine une faillite de la capacité à se construire des représentations (représentations de chose, représentations de mot) capables de médiatiser les investissements objectaux de ces patients entre le mouvement pulsionnel et le monde externe (c’est-à-dire les produits de l’activité perceptive). Nous pouvons nous demander par quel mécanisme l’investissement de la représentation échoue-t-il dans son établissement, sabordant de ce fait toute objectalité viable. Cette question est au cœur de la pathologie schizophrénique et nécessite, au plan théorique, un fléchissement de la seconde théorie des pulsions : l’expérience du traitement des patients schizophrène montre que l’opposition pulsion de vie – pulsion de mort correspond à une opposition investissement – désinvestissement plutôt qu’à une opposition amour –haine (la haine étant, chez eux, une figure possible de l’investissement). Le lien entre pulsions du moi (de la première théorie des pulsions) et pulsion de mort, déjà suggéré par Freud, apparaît crucial dans ces pathologies, en ce sens que, chez ces patients, toute constitution d’objet (de représentation d’objet) agit comme destructrice du moi (des représentations et des fonctionnalités du moi). Le patient schizophrène tente d’investir l’objet, nécessité incontournable pour la constitution même du psychisme humain, mais le moindre mouvement d’investissement de cet objet entraîne un désinvestissement du moi, cette « hémorragie narcissique » si bien perçue et décrite par Federn.
Première étape du traitement : le démantèlement du moi et l’interposition objectale
C’est ainsi que, au début de sa pathologie, ou dans ses moments dits féconds, le patient schizophrène, souvent perplexe, parfois agressif, toujours profondément angoissé, tantôt replié et tantôt dans la fuite en avant, erre d’un objet de la réalité à l’autre, investit et désinvestit avec la même rapidité, vit en lui cette contradiction qui le caractérise entre la nécessité de l’investissement de l’objet et le sentiment de disparition du moi dans ce même mouvement. Et c’est dans cet état qu’il se présente à nous, parfois seul, parfois amené par la famille (voire par les forces de l’ordre), à la fois « négativiste » et prêt à se livrer à nous, décrivant ses tentatives pour nouer une certaine relation à l’objet et décrivant aussi ses déceptions et ses craintes issus de cette tentative, et le plus souvent vivant avec nous aussi bien les unes que les autres. Il erre donc d’un objet à l’autre, avec le sentiment que chacun de ses investissements met son moi en péril, ce qu’il va revivre avec nous, et ce d’autant plus que nous pouvons, et sans doute le sait-il confusément, nous imposer à lui comme objet à investir, sans qu’il ait le loisir de s’en échapper.
C’est en ce sens que, soigner les patients schizophrènes, c’est assumer l’entreprise de s’imposer à eux comme objet d’investissement. On pourrait considérer que l’acte de soigner un patient schizophrène s’apparente à un acte de séduction, et ce, dans toutes les dimensions de ce terme : mobilisation excitatoire mais aussi risque de sidération des activités psychiques, traumatisme mais aussi espoir d’un effet organisateur dans l’après-coup élaboratif. Et on peut aussi déduire que, soigner un patient schizophrène, présuppose d’assumer le désir de cette rencontre et de ce soin, car l’engagement du traitement présuppose, pour le thérapeute, d’avoir fait un choix professionnel qui repose sur une certaine inversion des conditions habituelles de la rencontre thérapeutique (le patient ne demande rien en apparence, c’est le thérapeute qui, en quelque sorte, le sollicite).
Se proposer ainsi, et même s’imposer, comme un « objet à investir » pour le patient schizophrène, implique certaines conséquences. Cet objet doit être un « objet-relais » : il s’interpose entre le patient et ses différents objets, et doit servir, non pas comme un objet « définitif » (ce qui serait la définition même de la chronicité), mais comme un objet « passeur » vers d’autres objets, avec lesquels le patient aura à réorganiser son travail psychique, au-delà de la rencontre avec nous. Cet objet ainsi conçu requiert aussi certaines propriétés : la présence, la consistance, la disponibilité, ainsi qu’une certaine exigence – celle-là même de toute forme d’objectalité.
Comment peut-on comprendre cette première étape du traitement sur le plan psychanalytique ?
Au plan dynamique, le conflit majeur de cette période du traitement des schizophrènes est celui entre existence et inexistence, vie et mort du moi (et de l’objet). Précisons que le dilemme n’est pas de type amour – haine, mais de type investissement – désinvestissement. Désinvestir l’objet et attaquer l’objet sont donc deux opérations très différentes — c’est probablement l’un des grands enseignements que l’on peut tirer du traitement des schizophrènes — et l’enjeu de cette première phase du traitement est que l’objet puisse rester investi, quitte à ce qu’il soit haï.
Il s’ensuit que, au cours de cette période, le schizophrène et son thérapeute se livrent au même combat, celui de rester investis, c’est-à-dire tout simplement d’exister.
Au plan économique, le simple fait de la confrontation avec un objet à investir entraîne un désinvestissement du moi propre, et conduit à des réactions, soit de retrait défensif, soit de désorganisation au fur et à mesure que cet objet tend à être investi, soit d’attaque contre cet objet. On pourrait ajouter que l’objet lui-même, en tant que représentation, échoue à garder l’investissement qui lui est normalement destiné. Il existe, certes, dans la schizophrénie, comme un drainage des investissements du moi par ceux de l’objet, mais dans le même mouvement, au sein même de la composition de l’objet, comme un drainage de l’investissement du pôle représentationnel de l’objet (c’est-à-dire du pôle fantasmatique, historique et hallucinatoire, au sens de l’hallucination primitive) vers son pôle perceptif (c’est-à-dire actuel, anhistorique, et lié à la décharge motrice). Cette conception du rapport moi-objet permet de comprendre l’hallucination schizophrénique selon le modèle inverse de celui de la régression : l’hallucination clinique, psychotique, est une manifestation fondamentalement anti-régressive et progrédiente. On peut la considérer comme une sorte d’auto-pansement, que le schizophrène s’applique à la périphérie de son appareil psychique (le pôle perceptif), et qui possède les fonctions de tout pansement, c’est-à-dire avant tout l’arrêt de l’hémorragie (du moi).
C’est au plan topique que l’on voit le mieux l’intrication, mais aussi la justification, de cette particularité du traitement des schizophrènes. La particularité de l’hallucination schizophrénique, décrite plus haut, à savoir comme une activité essentiellement « perceptive », impose au thérapeute de garder une activité de pensée, au sens où Bion l’entend, c’est-à-dire, recueillir, élaborer, transformer, et finalement restituer un certain nombre d’éléments qui se présentent comme une matière « brute » de la part du patient. Dans un langage plus typiquement freudien, Racamier a insisté à plusieurs reprises sur la fonction défaillante du préconscient, dans les pathologies schizophréniques.
La deuxième phase du traitement : de la relation érotomaniaque à l’ambivalence
Nous avons décrit le rôle du thérapeute comme celui tentant une « interposition » objectale, à la fois dans un rôle de double, et comme espace à travers lequel transitent les expériences objectales. Nous avons aussi utilisé le terme d’imposition objectale, au sens où tout acte thérapeutique, à commencer par la prescription médicamenteuse, constitue une irruption plus ou moins violente d’une activité, d’une sollicitation d’objet dans le champ d’expérience du patient, s’intriquant avec son expérience somatopsychique.
Il s’agit maintenant d’explorer les conséquences pratiques et théoriques de cette situation qui se trouve régulièrement à l’origine du traitement des patients schizophrènes. Du point de vue du thérapeute (et de son équipe), l’objet qu’il se propose de représenter est davantage un objet interposé, venant s’interposer entre le patient et ses objets. Il tente d’ouvrir un espace de reflet, de transition et de médiation des objets à travers lui. Toutefois, pour le patient schizophrène, cet objet-thérapeute, ne manque pas d’être vécu comme une menace pour lui et pour son intégrité narcissique ; il va donc lutter pour échapper à cette aspiration par l’objet (rejet, fuite, rupture). Si le thérapeute, de son côté, ne réaffirme pas sa volonté et son désir de poursuivre le travail avec son patient, ce dernier risque non seulement de réellement disparaître, mais aussi de concevoir de cette rencontre avortée un profond désespoir, une preuve supplémentaire, et dans les cas les plus dramatiques définitive, que son moi est condamné à ne jamais cohabiter avec un objet.
Ainsi, les équipes qui travaillent avec les schizophrènes dont le thérapeute fait partie, ont connu les limites de toute attitude de neutralité, et savent qu’ils sont appelés à revendiquer une place dans l’univers psychique de leur patient, à s’imposer comme des objets investissant et d’investissement. C’est de ce point de vue que l’objet-thérapeute est « imposé » entre le schizophrène et ses objets. La légitimité de s’imposer au schizophrène en tant qu’« objet à investir » (qui se soutient pendant une certaine période de notre seul désir de soigner, de savoir, ainsi que du désir d’un tiers : par exemple, la famille), provient du fait que le patient schizophrène montre, par ailleurs, que la rencontre et le travail avec un objet ne sont pas des manifestations contingentes de son psychisme, mais constituent une nécessité vitale pour lui, comme d’ailleurs pour tout appareil psychique humain. L’errance d’un objet à l’autre chez le schizophrène montre bien qu’il ne peut échapper à cette nécessité d’objectalité, en dépit de la menace pour son moi que représente l’investissement de tout objet. C’est ici qu’apparaît une des grandes particularités de l’engagement du travail thérapeutique avec les schizophrènes : pour eux, tout commence par le désir d’un autre. Nous sommes donc amenés à assumer de porter le désir de cette rencontre, parfois pendant une assez longue période ; nous verrons dans la troisième phase du traitement, l’évolution de ce désir chez le patient schizophrène.
Nous pourrions aussi ajouter qu’au cœur de la pathologie schizophrénique, pathologie typiquement adolescente, se trouve probablement l’impact traumatique du désir d’un autre, celui de l’objet génital au moment de l’accès à la génitalité. La schizophrénie traduit en effet l’échec du moi devant l’assomption de ce désir à partir de la puberté, ce qui est spécifique de cette pathologie, dans la mesure où les autres types de psychose ne figurent que des modalités défensives différentes de travail avec cet objet. Seule la schizophrénie se caractérise par le démantèlement du moi devant la réorganisation somatopsychique qu’inaugure la puberté et qui prépare à cette rencontre.
La divergence entre le thérapeute qui se propose comme objet à investir à son patient, alors que ce dernier le vit comme un objet qui s’impose à lui, constitue un phénomène qui sera longtemps porteur du travail thérapeutique avec le patient schizophrène, et que nous pourrions qualifier comme une illusion objectalisante. « Illusion », car basée sur une forme de violence plus ou moins « séductrice », mais néanmoins « objectalisante », car elle introduit malgré tout un certain commerce objectal dans l’univers psychique du patient schizophrène. De ce point de vue, nous pourrions dire que sur le chemin de son traitement, le schizophrène reconnaît d’abord l’existence et la légitimité des désirs des autres à son égard, et apprend à les supporter, avant de reconnaître la possibilité, et la légitimité, de ses propres désirs à l’égard des objets.
Lorsque le schizophrène sort des abîmes de l’angoisse d’annihilation de son moi, et lorsque l’objet interposé est relativement bien installé et joue son rôle de bouclier, tout en se confondant dans l’esprit du patient avec un objet imposé auquel il ne peut plus échapper, la relation thérapeutique s’organise selon une formule qui, dans sa forme la plus générale, évoque, voire reproduit, la structure de la relation érotomaniaque. On pourrait dire que le point culminant de l’illusion objectalisante est la relation à structure érotomaniaque. Érotomaniaque, car la relation thérapeutique qui s’installe alors, évoque de tout point de vue une situation, où le patient se dit, se croit, se considère comme recherché, désiré, voulu, aimé par l’objet (le thérapeute), tout en parvenant à mettre de côté la question de savoir si lui-même partage ces sentiments.
Cette réorganisation de la structure de la relation thérapeutique a des répercussions considérables sur l’activité délirante. On sait – Freud l’a souvent souligné – que les idées délirantes constituent une tentative de reprise d’une certaine relation avec l’objet, et que cette reprise va s’appuyer fortement sur les données perceptives. En ce sens, l’installation d’une relation à structure érotomaniaque vient considérablement modifier l’économie de l’activité délirante. En effet, alors même que les éléments persécutifs de la relation à l’objet persistent, et sont confirmés par l’insistance de l’objet-thérapeute, les effets bénéfiques commencent à se faire sentir, souvent à partir d’une relation de dépendance (le traitement médicamenteux, l’appui institutionnel), conduisant progressivement à la concentration, sur un même objet, de sentiments à la fois positifs et négatifs, comme un timide prélude à l’ambivalence.
Un des effets de la relation à structure érotomaniaque est la part d’idéalisation qu’elle comporte, pouvant conduire à des réalisations importantes chez le patient au plan de l’adaptation socio-professionnelle. Mais elle peut aussi – conséquence de la dimension « séductrice » de l’imposition objectale de la première phase du traitement – déboucher sur le développement de conduites perverses, qui tendent à une réification de l’objet, dimension sado-masochique tendant, par exemple, à faire peur au thérapeute, ou encore de diverses conduites de « collage ». Toutefois, ces conduites sont peut-être des tentatives de maîtrise érotisée de l’objet concret que représente le thérapeute, car le patient commence à se rendre compte que cette possession réciproque est une illusion, et que son propre désir est également en jeu.
La troisième phase du traitement : de « l’objet de l’objet » à l’historicité
Pour plusieurs patients schizophrènes, l’étape érotomaniaque du traitement est la dernière. Après plusieurs années de pratique, un désinvestissement progressif de la relation thérapeutique se fait jour, inhérente à la fois au travail d’idéalisation que comporte la phase érotomaniaque et à l’impossibilité de son élaboration sous forme d’ambivalence. Plusieurs patients semblent se satisfaire de l’équilibre intrapsychique ainsi trouvé, obtenu de haute lutte et chèrement payé, et développent une discrète objectalité en marge et sous l’abri de cette idéalisation. Ainsi, une relation érotomaniaque bien tempérée est souvent la forme la plus fréquente d’une « bonne évolution » chez les patients schizophrènes.
Certains patients schizophrènes semblent en mesure de poursuivre, cette fois de façon beaucoup plus assumée en leur nom propre, le travail d’investigation inaugurée par la rencontre thérapeutique. Que constatent-il alors ? Ils se rendent compte que, pendant toute une première période, ils se sont débattus pour éviter l’objet qui s’imposait à eux, puis ils ont appris progressivement à s’appuyer sur lui pour soutenir leur moi défaillant. Puis, dans la phase érotomaniaque, cet objet désormais suffisamment différencié a été perçu comme existant presque exclusivement pour eux, et leur destinant l’essentiel de ses investissements. Avec l’élaboration plus ou moins réussie de l’ambivalence, au cours de laquelle s’achève la phase érotomaniaque du traitement, le patient schizophrène se trouve pour la première fois confronté au caractère indépendant de la vie de son objet. C’est à ce moment, par exemple, qu’apparaissent, dans la relation thérapeutique, les premières interrogations sur la vie du thérapeute (est-il marié ? A‑t-il des enfants ? etc.), ce qui signifie que le patient, pouvant désormais mieux reconnaître et s’identifier au thérapeute en tant que personne à part entière, commence à essayer de l’imaginer comme un psychisme humain distinct du sien. Le patient schizophrène accède ainsi progressivement à une question qui inaugure la troisième phase de son traitement : quel est l’objet de son thérapeute ? Quel est l’objet de l’objet ? Question qui se pose dès lors que le patient imagine que la réponse est par définition « son objet, c’est moi », ce qui constitue le socle de la période érotomaniaque.
Or, cette interrogation signifie que, pour la première fois, le patient se rend compte que le thérapeute l’investit, certes, lui, le patient, mais que son « objet » n’est pas exactement le patient, mais quelque chose en lui. Ce « quelque chose », que le patient découvre lorsqu’il s’interroge sur les objets de son thérapeute, pourrait être compris comme l’« activité mentale » (du patient), ou encore « son monde interne », et mieux encore, tout ce qui est né de la rencontre entre le patient et l’objet que nous avons proposé de représenter pour lui, et qui tend vers une sorte d’activité mentale à deux. Le patient accepte ainsi pour la première fois d’investir son propre fonctionnement mental comme objet d’intérêt, et même avec un certain plaisir, et c’est seulement à ce moment – dans ce mouvement d’identification avec le thérapeute en tant que tel – qu’il découvre que cette rencontre, qui est passée de la violence initiale à l’érotomanie objectalisante, est une rencontre à trois : entre lui (le patient) et son thérapeute, il existe un objet d’interêt commun, son propre fonctionnement mental.
La phase de l’objet de l’objet est donc aussi toujours une phase où le patient réexamine son parcours avec nous, et cette interrogation, ce retour en arrière riche en productions et constructions de causalités psychiques, introduit immanquablement une dimension d’historisation. Cette historisation permet au patient schizophrène de s’approprier de son propre point de vue – c’est-à-dire du point de vue de sa subjectivité, désormais restaurée – des éléments de sa trajectoire ; le « sens » de sa vie.
Mais elle nous apprend aussi quelque chose d’autre : que ce que nous appelons le « sujet », « subjectivité », ne relève pas d’une quelconque trajectoire personnelle, « ontologique », mais est toujours le produit d’une construction à deux : le sujet devient sujet avec, et à travers, l’objet (ses objets). C’est en cela que le traitement des patients schizophrènes, du fait des particularités de leur pathologie, nous offre une « prime d’épistémophilie » non négligeable concernant notre compréhension de tout psychisme humain.
Texte établi par Stéphanie de Buffévent à partir des articles suivants de Vassilis Kapsambelis, que l’on peut trouver pour certains sur https://www.cairn.info/publications-de-Kapsambelis-Vassilis–3574.htm
La prescription médicamenteuse dans la relation thérapeutique. Psychiatrie française XXX(1) : 60–76, 1999.
Le « délirer » en tant qu’activité psychique. Psychanalyse et psychose 6 : 153–168, 2006.
Les fonctionnements psychotiques : une psychopathologie psychanalytique. Psychologie clinique et projective 13 : 9–33, 2007.
La séduction de réalité et le traitement des schizophrènes. Psychanalyse et psychose 9 : 31–52, 2009.
La position érotomaniaque. Revue française de psychanalyse 75 (3) : 783–796, 2011.
L’aliénation, psychopathologie et condition humaine. Psychanalyse et psychose 11 : 119–136, 2011.
Interpréter le délire : sens et contre-sens. Revue française de Psychanalyse 77 (3) : 748–761, 2013.
Le langage d’organe. Revue française de psychanalyse 78 (3) : 658–670, 2014.
Sujet et identité. Quelques réflexions métapsychologiques. Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe 64 : 13–24, 2015.