Leonora Hamil, Painting I Düsseldorf , 2012, de la série Art in progress

Quelques étapes dans le traitement des patients schizophrènes

Les schi­zo­phré­nies repré­sentent une patho­lo­gie d’une extrême varia­bi­li­té au niveau cli­nique, évo­lu­tif, et rela­tion­nel, ce qui a ouvert, depuis un siècle, la pos­si­bi­li­té d’un grand nombre de théo­ri­sa­tions, en fonc­tion des condi­tions de la ren­contre avec le patient.
Nous vou­drions pro­po­ser ici la des­crip­tion et la théo­ri­sa­tion des étapes du trai­te­ment de la schi­zo­phré­nie d’un point de vue psy­cha­na­ly­tique, sachant qu’il implique sou­vent un enga­ge­ment avec dif­fé­rents inter­ve­nants (psy­chiatre, thé­ra­peute, assis­tante sociale, infir­mière), et donc un effort concer­té sur plu­sieurs années asso­ciant des tech­niques de soins dif­fé­rentes.
La ren­contre se fait dans des contextes dif­fé­rents : en consul­ta­tion publique de sec­teur, dans le pri­vé, ou par le biais d’une hos­pi­ta­li­sa­tion, qui peut être de contrainte. Les étapes du trai­te­ment que nous ten­te­rons de décrire ici tiennent compte de cette varia­bi­li­té, et tentent donc d’en extraire quelques traits com­muns, plus ou moins pro­non­cés selon la per­sonne, la gra­vi­té du trouble, l’entourage fami­lial, etc.
Nous décri­rons trois étapes dans le trai­te­ment des patients schi­zo­phrènes,  qui reposent sur l’idée essen­tielle que soi­gner ces patients, c’est assu­mer l’entreprise de s’imposer à eux comme objet d’investissement, car c’est en reven­di­quant pour nous une place d’objet dans leur uni­vers, que nous pou­vons pré­tendre à une ren­contre avec eux.

Moi et objet dans la schi­zo­phré­nie

« Les méthodes de tra­vail psy­chique du schi­zo­phrène », écrit Raca­mier dans Les schi­zo­phrènes en 1980, « s’attaquent à la conflic­tua­li­té même et à l’ambivalence, en par­tant du conflit ori­gi­naire qui dans les psy­choses oppose de façon presque inso­luble l’aspiration par l’objet aux pul­sions du moi » ; « c’est cette idée du moi, ce sens du moi, cette image de l’humain, qui se trouve dés­in­ves­tie à l’origine des érup­tions psy­cho­tiques et à la base des orga­ni­sa­tions schi­zo­phré­niques » (Raca­mier, 1980). On se sou­vient que Freud met­tait déjà l’accent, dès le début, sur les posi­tions défen­sives de ces patients face à cette menace que repré­sente, pour leur psy­chisme, l’investissement de l’objet, comme il le dit dans son Intro­duc­tion à la psy­cha­na­lyse : « L’observation montre que les malades atteints de névrose nar­cis­sique ne pos­sèdent pas la facul­té du trans­fert ou n’en pré­sentent que des restes insi­gni­fiants ».
Les dif­fé­rentes théo­ries des états psy­cho­tiques, et plus pré­ci­sé­ment schi­zo­phré­niques par­tagent cette idée que le patient schi­zo­phrène a une véri­table « aver­sion objec­tale », une sorte d’intolérance à l’égard de tout objet sus­cep­tible de faire son appa­ri­tion, et de se faire une place, dans son espace psy­chique. N’a‑t-on pas décrit les dif­fé­rentes évo­lu­tions schi­zo­phré­niques : soit comme l’organisation d’une défense anti-objec­tale radi­cale, qui pré­fère emmu­rer le moi et geler ses fonc­tion­na­li­tés dans l’autisme, plu­tôt que de l’exposer au com­merce objec­tal ; soit comme la construc­tion de toutes pièces (pul­sion­nelles et moïques) d’un objet, objet de délire, rem­pla­çant l’objet aléa­toire et donc incon­trô­lable et impré­vi­sible de la réa­li­té dite exté­rieure, et per­met­tant de cette façon l’instauration d’une sorte de nou­velle objec­ta­li­té (« néo-réa­li­té ») avec l’objet ain­si fabri­qué ?

Der­rière cette menace radi­cale que semble repré­sen­ter l’objet pour ces patients (qui, pour autant, n’y renoncent pas, mon­trant ain­si que l’objet est pour eux tout aus­si impos­sible que néces­saire), on devine une faillite de la capa­ci­té à se construire des repré­sen­ta­tions (repré­sen­ta­tions de chose, repré­sen­ta­tions de mot) capables de média­ti­ser les inves­tis­se­ments objec­taux de ces patients entre le mou­ve­ment pul­sion­nel et le monde externe (c’est-à-dire les pro­duits de l’activité per­cep­tive). Nous pou­vons nous deman­der par quel méca­nisme l’investissement de la repré­sen­ta­tion échoue-t-il dans son éta­blis­se­ment, sabor­dant de ce fait toute objec­ta­li­té viable. Cette ques­tion est au cœur de la patho­lo­gie schi­zo­phré­nique et néces­site, au plan théo­rique, un flé­chis­se­ment de la seconde théo­rie des pul­sions : l’expérience du trai­te­ment des patients schi­zo­phrène montre que l’opposition pul­sion de vie – pul­sion de mort cor­res­pond à une oppo­si­tion inves­tis­se­ment – dés­in­ves­tis­se­ment plu­tôt qu’à une oppo­si­tion amour –haine (la haine étant, chez eux, une figure pos­sible de l’investissement). Le lien entre pul­sions du moi (de la pre­mière théo­rie des pul­sions) et pul­sion de mort, déjà sug­gé­ré par Freud, appa­raît cru­cial dans ces patho­lo­gies, en ce sens que, chez ces patients, toute consti­tu­tion d’objet (de repré­sen­ta­tion d’objet) agit comme des­truc­trice du moi (des repré­sen­ta­tions et des fonc­tion­na­li­tés du moi). Le patient schi­zo­phrène tente d’investir l’objet, néces­si­té incon­tour­nable pour la consti­tu­tion même du psy­chisme humain, mais le moindre mou­ve­ment d’investissement de cet objet entraîne un dés­in­ves­tis­se­ment du moi, cette « hémor­ra­gie nar­cis­sique » si bien per­çue et décrite par Federn.

Pre­mière étape du trai­te­ment : le déman­tè­le­ment du moi et l’interposition objec­tale

C’est ain­si que, au début de sa patho­lo­gie, ou dans ses moments dits féconds, le patient schi­zo­phrène, sou­vent per­plexe, par­fois agres­sif, tou­jours pro­fon­dé­ment angois­sé, tan­tôt replié et tan­tôt dans la fuite en avant, erre d’un objet de la réa­li­té à l’autre, inves­tit et dés­in­ves­tit avec la même rapi­di­té, vit en lui cette contra­dic­tion qui le carac­té­rise entre la néces­si­té de l’investissement de l’objet et le sen­ti­ment de dis­pa­ri­tion du moi dans ce même mou­ve­ment. Et c’est dans cet état qu’il se pré­sente à nous, par­fois seul, par­fois ame­né par la famille (voire par les forces de l’ordre), à la fois « néga­ti­viste » et prêt à se livrer à nous, décri­vant ses ten­ta­tives pour nouer une cer­taine rela­tion à l’objet et décri­vant aus­si ses décep­tions et ses craintes issus de cette ten­ta­tive, et le plus sou­vent vivant avec nous aus­si bien les unes que les autres. Il erre donc d’un objet à l’autre, avec le sen­ti­ment que cha­cun de ses inves­tis­se­ments met son moi en péril, ce qu’il va revivre avec nous, et ce d’autant plus que nous pou­vons, et sans doute le sait-il confu­sé­ment, nous impo­ser à lui comme objet à inves­tir, sans qu’il ait le loi­sir de s’en échap­per.
C’est en ce sens que, soi­gner les patients schi­zo­phrènes, c’est assu­mer l’entreprise de s’imposer à eux comme objet d’investissement. On pour­rait consi­dé­rer que l’acte de soi­gner un patient schi­zo­phrène s’apparente à un acte de séduc­tion, et ce, dans toutes les dimen­sions de ce terme : mobi­li­sa­tion exci­ta­toire mais aus­si risque de sidé­ra­tion des acti­vi­tés psy­chiques, trau­ma­tisme mais aus­si espoir d’un effet orga­ni­sa­teur dans l’après-coup éla­bo­ra­tif. Et on peut aus­si déduire que, soi­gner un patient schi­zo­phrène, pré­sup­pose d’assumer le désir de cette ren­contre et de ce soin, car l’engagement du trai­te­ment pré­sup­pose, pour le thé­ra­peute, d’avoir fait un choix pro­fes­sion­nel qui repose sur une cer­taine inver­sion des condi­tions habi­tuelles de la ren­contre thé­ra­peu­tique (le patient ne demande rien en appa­rence, c’est le thé­ra­peute qui, en quelque sorte, le sol­li­cite).
Se pro­po­ser ain­si, et même s’imposer, comme un « objet à inves­tir » pour le patient schi­zo­phrène, implique cer­taines consé­quences. Cet objet doit être un « objet-relais » : il s’interpose entre le patient et ses dif­fé­rents objets, et doit ser­vir, non pas comme un objet « défi­ni­tif » (ce qui serait la défi­ni­tion même de la chro­ni­ci­té), mais comme un objet « pas­seur » vers d’autres objets, avec les­quels le patient aura à réor­ga­ni­ser son tra­vail psy­chique, au-delà de la ren­contre avec nous. Cet objet ain­si conçu requiert aus­si cer­taines pro­prié­tés : la pré­sence, la consis­tance, la dis­po­ni­bi­li­té, ain­si qu’une cer­taine exi­gence – celle-là même de toute forme d’objectalité.

Com­ment peut-on com­prendre cette pre­mière étape du trai­te­ment sur le plan psy­cha­na­ly­tique ?
Au plan dyna­mique, le conflit majeur de cette période du trai­te­ment des schi­zo­phrènes est celui entre exis­tence et inexis­tence, vie et mort du moi (et de l’objet). Pré­ci­sons que le dilemme n’est pas de type amour – haine, mais de type inves­tis­se­ment – dés­in­ves­tis­se­ment. Dés­in­ves­tir l’objet et atta­quer l’objet sont donc deux opé­ra­tions très dif­fé­rentes — c’est pro­ba­ble­ment l’un des grands ensei­gne­ments que l’on peut tirer du trai­te­ment des schi­zo­phrènes — et l’enjeu de cette pre­mière phase du trai­te­ment est que l’objet puisse res­ter inves­ti, quitte à ce qu’il soit haï.
Il s’ensuit que, au cours de cette période, le schi­zo­phrène et son thé­ra­peute se livrent au même com­bat, celui de res­ter inves­tis, c’est-à-dire tout sim­ple­ment d’exister.

Au plan éco­no­mique, le simple fait de la confron­ta­tion avec un objet à inves­tir entraîne un dés­in­ves­tis­se­ment du moi propre, et conduit à des réac­tions, soit de retrait défen­sif, soit de désor­ga­ni­sa­tion au fur et à mesure que cet objet tend à être inves­ti, soit d’attaque contre cet objet. On pour­rait ajou­ter que l’objet lui-même, en tant que repré­sen­ta­tion, échoue à gar­der l’investissement qui lui est nor­ma­le­ment des­ti­né. Il existe, certes, dans la schi­zo­phré­nie, comme un drai­nage des inves­tis­se­ments du moi par ceux de l’objet, mais dans le même mou­ve­ment, au sein même de la com­po­si­tion de l’objet, comme un drai­nage de l’investissement du pôle repré­sen­ta­tion­nel de l’objet (c’est-à-dire du pôle fan­tas­ma­tique, his­to­rique et hal­lu­ci­na­toire, au sens de l’hallucination pri­mi­tive) vers son pôle per­cep­tif (c’est-à-dire actuel, anhis­to­rique, et lié à la décharge motrice). Cette concep­tion du rap­port moi-objet per­met de com­prendre l’hallucination schi­zo­phré­nique selon le modèle inverse de celui de la régres­sion : l’hallucination cli­nique, psy­cho­tique, est une mani­fes­ta­tion fon­da­men­ta­le­ment anti-régres­sive et pro­gré­diente. On peut la consi­dé­rer comme une sorte d’auto-pansement, que le schi­zo­phrène s’applique à la péri­phé­rie de son appa­reil psy­chique (le pôle per­cep­tif), et qui pos­sède les fonc­tions de tout pan­se­ment, c’est-à-dire avant tout l’arrêt de l’hémorragie (du moi).

C’est au plan topique que l’on voit le mieux l’intrication, mais aus­si la jus­ti­fi­ca­tion, de cette par­ti­cu­la­ri­té du trai­te­ment des schi­zo­phrènes. La par­ti­cu­la­ri­té de l’hallucination schi­zo­phré­nique, décrite plus haut, à savoir comme une acti­vi­té essen­tiel­le­ment « per­cep­tive », impose au thé­ra­peute de gar­der une acti­vi­té de pen­sée, au sens où Bion l’entend, c’est-à-dire, recueillir, éla­bo­rer, trans­for­mer, et fina­le­ment res­ti­tuer un cer­tain nombre d’éléments qui se pré­sentent comme une matière « brute » de la part du patient. Dans un lan­gage plus typi­que­ment freu­dien, Raca­mier a insis­té à plu­sieurs reprises sur la fonc­tion défaillante du pré­cons­cient, dans les patho­lo­gies schi­zo­phré­niques.

La deuxième phase du trai­te­ment : de la rela­tion éro­to­ma­niaque à l’ambivalence

Nous avons décrit le rôle du thé­ra­peute comme celui ten­tant une « inter­po­si­tion » objec­tale, à la fois dans un rôle de double, et comme espace à tra­vers lequel tran­sitent les expé­riences objec­tales. Nous avons aus­si uti­li­sé le terme d’imposition objec­tale, au sens où tout acte thé­ra­peu­tique, à com­men­cer par la pres­crip­tion médi­ca­men­teuse, consti­tue une irrup­tion plus ou moins vio­lente d’une acti­vi­té, d’une sol­li­ci­ta­tion d’objet dans le champ d’expérience du patient, s’intriquant avec son expé­rience soma­to­psy­chique.

Il s’agit main­te­nant d’explorer les consé­quences pra­tiques et théo­riques de cette situa­tion qui se trouve régu­liè­re­ment à l’origine du trai­te­ment des patients schi­zo­phrènes. Du point de vue du thé­ra­peute (et de son équipe), l’objet qu’il se pro­pose de repré­sen­ter est davan­tage un objet inter­po­sé, venant s’interposer entre le patient et ses objets. Il tente d’ouvrir un espace de reflet, de tran­si­tion et de média­tion des objets à tra­vers lui. Tou­te­fois, pour le patient schi­zo­phrène, cet objet-thé­ra­peute, ne manque pas d’être vécu comme une menace pour lui et pour son inté­gri­té nar­cis­sique ; il va donc lut­ter pour échap­per à cette aspi­ra­tion par l’objet (rejet, fuite, rup­ture). Si le thé­ra­peute, de son côté, ne réaf­firme pas sa volon­té et son désir de pour­suivre le tra­vail avec son patient, ce der­nier risque non seule­ment de réel­le­ment dis­pa­raître, mais aus­si de conce­voir de cette ren­contre avor­tée un pro­fond déses­poir, une preuve sup­plé­men­taire, et dans les cas les plus dra­ma­tiques défi­ni­tive, que son moi est condam­né à ne jamais coha­bi­ter avec un objet.

Ain­si, les équipes qui tra­vaillent avec les schi­zo­phrènes dont le thé­ra­peute fait par­tie, ont connu les limites de toute atti­tude de neu­tra­li­té, et savent qu’ils sont appe­lés à reven­di­quer une place dans l’univers psy­chique de leur patient, à s’imposer comme des objets inves­tis­sant et d’investissement. C’est de ce point de vue que l’objet-thérapeute est « impo­sé » entre le schi­zo­phrène et ses objets. La légi­ti­mi­té de s’imposer au schi­zo­phrène en tant qu’« objet à inves­tir » (qui se sou­tient pen­dant une cer­taine période de notre seul désir de soi­gner, de savoir, ain­si que du désir d’un tiers : par exemple, la famille), pro­vient du fait que le patient schi­zo­phrène montre, par ailleurs, que la ren­contre et le tra­vail avec un objet ne sont pas des mani­fes­ta­tions contin­gentes de son psy­chisme, mais consti­tuent une néces­si­té vitale pour lui, comme d’ailleurs pour tout appa­reil psy­chique humain. L’errance d’un objet à l’autre chez le schi­zo­phrène montre bien qu’il ne peut échap­per à cette néces­si­té d’objectalité, en dépit de la menace pour son moi que repré­sente l’investissement de tout objet. C’est ici qu’apparaît une des grandes par­ti­cu­la­ri­tés de l’engagement du tra­vail thé­ra­peu­tique avec les schi­zo­phrènes : pour eux, tout com­mence par le désir d’un autre. Nous sommes donc ame­nés à assu­mer de por­ter le désir de cette ren­contre, par­fois pen­dant une assez longue période ; nous ver­rons dans la troi­sième phase du trai­te­ment, l’évolution de ce désir chez le patient schi­zo­phrène.

Nous pour­rions aus­si ajou­ter qu’au cœur de la patho­lo­gie schi­zo­phré­nique, patho­lo­gie typi­que­ment ado­les­cente, se trouve pro­ba­ble­ment l’impact trau­ma­tique du désir d’un autre, celui de l’objet géni­tal au moment de l’accès à la géni­ta­li­té. La schi­zo­phré­nie tra­duit en effet l’échec du moi devant l’assomption de ce désir à par­tir de la puber­té, ce qui est spé­ci­fique de cette patho­lo­gie, dans la mesure où les autres types de psy­chose ne figurent que des moda­li­tés défen­sives dif­fé­rentes de tra­vail avec cet objet. Seule la schi­zo­phré­nie se carac­té­rise par le déman­tè­le­ment du moi devant la réor­ga­ni­sa­tion soma­to­psy­chique qu’inaugure la puber­té et qui pré­pare à cette ren­contre.
La diver­gence entre le thé­ra­peute qui se pro­pose comme objet à inves­tir à son patient, alors que ce der­nier le vit comme un objet qui s’impose à lui, consti­tue un phé­no­mène qui sera long­temps por­teur du tra­vail thé­ra­peu­tique avec le patient schi­zo­phrène, et que nous pour­rions qua­li­fier comme une illu­sion objec­ta­li­sante. « Illu­sion », car basée sur une forme de vio­lence plus ou moins « séduc­trice », mais néan­moins « objec­ta­li­sante », car elle intro­duit mal­gré tout un cer­tain com­merce objec­tal dans l’univers psy­chique du patient schi­zo­phrène. De ce point de vue, nous pour­rions dire que sur le che­min de son trai­te­ment, le schi­zo­phrène recon­naît d’abord l’existence et la légi­ti­mi­té des dési­rs des autres à son égard, et apprend à les sup­por­ter, avant de recon­naître la pos­si­bi­li­té, et la légi­ti­mi­té, de ses propres dési­rs à l’égard des objets.

Lorsque le schi­zo­phrène sort des abîmes de l’angoisse d’annihilation de son moi, et lorsque l’objet inter­po­sé est rela­ti­ve­ment bien ins­tal­lé et joue son rôle de bou­clier, tout en se confon­dant dans l’esprit du patient avec un objet impo­sé auquel il ne peut plus échap­per, la rela­tion thé­ra­peu­tique s’organise selon une for­mule qui, dans sa forme la plus géné­rale, évoque, voire repro­duit, la struc­ture de la rela­tion éro­to­ma­niaque. On pour­rait dire que le point culmi­nant de l’illusion objec­ta­li­sante est la rela­tion à struc­ture éro­to­ma­niaque. Éro­to­ma­niaque, car la rela­tion thé­ra­peu­tique qui s’installe alors, évoque de tout point de vue une situa­tion, où le patient se dit, se croit, se consi­dère comme recher­ché, dési­ré, vou­lu, aimé par l’objet (le thé­ra­peute), tout en par­ve­nant à mettre de côté la ques­tion de savoir si lui-même par­tage ces sen­ti­ments.
Cette réor­ga­ni­sa­tion de la struc­ture de la rela­tion thé­ra­peu­tique a des réper­cus­sions consi­dé­rables sur l’activité déli­rante. On sait – Freud l’a sou­vent sou­li­gné – que les idées déli­rantes consti­tuent une ten­ta­tive de reprise d’une cer­taine rela­tion avec l’objet, et que cette reprise va s’appuyer for­te­ment sur les don­nées per­cep­tives. En ce sens, l’installation d’une rela­tion à struc­ture éro­to­ma­niaque vient consi­dé­ra­ble­ment modi­fier l’économie de l’activité déli­rante. En effet, alors même que les élé­ments per­sé­cu­tifs de la rela­tion à l’objet per­sistent, et sont confir­més par l’insistance de l’objet-thérapeute, les effets béné­fiques com­mencent à se faire sen­tir, sou­vent à par­tir d’une rela­tion de dépen­dance (le trai­te­ment médi­ca­men­teux, l’appui ins­ti­tu­tion­nel), condui­sant pro­gres­si­ve­ment à la concen­tra­tion, sur un même objet, de sen­ti­ments à la fois posi­tifs et néga­tifs, comme un timide pré­lude à l’ambivalence.

Un des effets de la rela­tion à struc­ture éro­to­ma­niaque est la part d’idéalisation qu’elle com­porte, pou­vant conduire à des réa­li­sa­tions impor­tantes chez le patient au plan de l’adaptation socio-pro­fes­sion­nelle. Mais elle peut aus­si – consé­quence de la dimen­sion « séduc­trice » de l’imposition objec­tale de la pre­mière phase du trai­te­ment – débou­cher sur le déve­lop­pe­ment de conduites per­verses, qui tendent à une réi­fi­ca­tion de l’objet, dimen­sion sado-maso­chique ten­dant, par exemple, à faire peur au thé­ra­peute, ou encore de diverses conduites de « col­lage ». Tou­te­fois, ces conduites sont peut-être des ten­ta­tives de maî­trise éro­ti­sée de l’objet concret que repré­sente le thé­ra­peute, car le patient com­mence à se rendre compte que cette pos­ses­sion réci­proque est une illu­sion, et que son propre désir est éga­le­ment en jeu.

La troi­sième phase du trai­te­ment : de « l’objet de l’objet » à l’historicité

Pour plu­sieurs patients schi­zo­phrènes, l’étape éro­to­ma­niaque du trai­te­ment est la der­nière. Après plu­sieurs années de pra­tique, un dés­in­ves­tis­se­ment pro­gres­sif de la rela­tion thé­ra­peu­tique se fait jour, inhé­rente à la fois au tra­vail d’idéalisation que com­porte la phase éro­to­ma­niaque et à l’impossibilité de son éla­bo­ra­tion sous forme d’ambivalence. Plu­sieurs patients semblent se satis­faire de l’équilibre intra­psy­chique ain­si trou­vé, obte­nu de haute lutte et chè­re­ment payé, et déve­loppent une dis­crète objec­ta­li­té en marge et sous l’abri de cette idéa­li­sa­tion. Ain­si, une rela­tion éro­to­ma­niaque bien tem­pé­rée est sou­vent la forme la plus fré­quente d’une « bonne évo­lu­tion » chez les patients schi­zo­phrènes.

Cer­tains patients schi­zo­phrènes semblent en mesure de pour­suivre, cette fois de façon beau­coup plus assu­mée en leur nom propre, le tra­vail d’investigation inau­gu­rée par la ren­contre thé­ra­peu­tique. Que constatent-il alors ? Ils se rendent compte que, pen­dant toute une pre­mière période, ils se sont débat­tus pour évi­ter l’objet qui s’imposait à eux, puis ils ont appris pro­gres­si­ve­ment à s’appuyer sur lui pour sou­te­nir leur moi défaillant. Puis, dans la phase éro­to­ma­niaque, cet objet désor­mais suf­fi­sam­ment dif­fé­ren­cié a été per­çu comme exis­tant presque exclu­si­ve­ment pour eux, et leur des­ti­nant l’essentiel de ses inves­tis­se­ments. Avec l’élaboration plus ou moins réus­sie de l’ambivalence, au cours de laquelle s’achève la phase éro­to­ma­niaque du trai­te­ment, le patient schi­zo­phrène se trouve pour la pre­mière fois confron­té au carac­tère indé­pen­dant de la vie de son objet. C’est à ce moment, par exemple, qu’apparaissent, dans la rela­tion thé­ra­peu­tique, les pre­mières inter­ro­ga­tions sur la vie du thé­ra­peute (est-il marié ? A‑t-il des enfants ? etc.), ce qui signi­fie que le patient, pou­vant désor­mais mieux recon­naître et s’identifier au thé­ra­peute en tant que per­sonne à part entière, com­mence à essayer de l’imaginer comme un psy­chisme humain dis­tinct du sien. Le patient schi­zo­phrène accède ain­si pro­gres­si­ve­ment à une ques­tion qui inau­gure la troi­sième phase de son trai­te­ment : quel est l’objet de son thé­ra­peute ? Quel est l’objet de l’objet ? Ques­tion qui se pose dès lors que le patient ima­gine que la réponse est par défi­ni­tion « son objet, c’est moi », ce qui consti­tue le socle de la période éro­to­ma­niaque.

Leonora Hamil, Painting I Düsseldorf , 2012, de la série Art in progress
Leo­no­ra Hamil, Pain­ting I Düs­sel­dorf , 2012, de la série Art in pro­gress

Or, cette inter­ro­ga­tion signi­fie que, pour la pre­mière fois, le patient se rend compte que le thé­ra­peute l’investit, certes, lui, le patient, mais que son « objet » n’est pas exac­te­ment le patient, mais quelque chose en lui. Ce « quelque chose », que le patient découvre lorsqu’il s’interroge sur les objets de son thé­ra­peute, pour­rait être com­pris comme l’« acti­vi­té men­tale » (du patient), ou encore « son monde interne », et mieux encore, tout ce qui est né de la ren­contre entre le patient et l’objet que nous avons pro­po­sé de repré­sen­ter pour lui, et qui tend vers une sorte d’activité men­tale à deux. Le patient accepte ain­si pour la pre­mière fois d’investir son propre fonc­tion­ne­ment men­tal comme objet d’intérêt, et même avec un cer­tain plai­sir, et c’est seule­ment à ce moment – dans ce mou­ve­ment d’identification avec le thé­ra­peute en tant que tel – qu’il découvre que cette ren­contre, qui est pas­sée de la vio­lence ini­tiale à l’érotomanie objec­ta­li­sante, est une ren­contre à trois : entre lui (le patient) et son thé­ra­peute, il existe un objet d’in­te­rêt com­mun, son propre fonc­tion­ne­ment men­tal.

La phase de l’objet de l’objet est donc aus­si tou­jours une phase où le patient réexa­mine son par­cours avec nous, et cette inter­ro­ga­tion, ce retour en arrière riche en pro­duc­tions et construc­tions de cau­sa­li­tés psy­chiques, intro­duit imman­qua­ble­ment une dimen­sion d’historisation. Cette his­to­ri­sa­tion per­met au patient schi­zo­phrène de s’approprier de son propre point de vue – c’est-à-dire du point de vue de sa sub­jec­ti­vi­té, désor­mais res­tau­rée – des élé­ments de sa tra­jec­toire ; le « sens » de sa vie.

Mais elle nous apprend aus­si quelque chose d’autre : que ce que nous appe­lons le « sujet », « sub­jec­ti­vi­té », ne relève pas d’une quel­conque tra­jec­toire per­son­nelle, « onto­lo­gique », mais est tou­jours le pro­duit d’une construc­tion à deux : le sujet devient sujet avec, et à tra­vers, l’objet (ses objets). C’est en cela que le trai­te­ment des patients schi­zo­phrènes, du fait des par­ti­cu­la­ri­tés de leur patho­lo­gie, nous offre une « prime d’épistémophilie » non négli­geable concer­nant notre com­pré­hen­sion de tout psy­chisme humain.

Texte éta­bli par Sté­pha­nie de Buf­févent à par­tir des articles sui­vants de Vas­si­lis Kap­sam­be­lis, que l’on peut trou­ver pour cer­tains sur https://www.cairn.info/publications-de-Kapsambelis-Vassilis–3574.htm

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