Souviens-toi de m’oublier : le trou de mémoire comme condition de la mémoire

·

·

par

Je vou­drais débu­ter mon pro­pos en citant un très célèbre rab­bin du XXe siècle, que vous connais­sez peut-être et qui s’appelait Serge Gains­bourg… En 1981, il a inti­tu­lé l’une de ses chan­sons, un duo avec Cathe­rine Deneuve, « Sou­viens-toi de m’oublier ». Un 45 tours (on appe­lait ça comme ça à l’époque), avec un titre plein d’humour et qui me per­met de faire un petit clin d’œil au sujet qui nous pré­oc­cupe tout au long de cette jour­née Gyp­sy, à savoir, la ques­tion de la mémoire et des tours qu’elle nous joue et de la force ou la vul­né­ra­bi­li­té du sou­ve­nir dans nos vies.

Je suis d’autant plus à l’aise pour vous en par­ler en tant que rab­bin, parce que j’évolue dans une tra­di­tion qui est sou­vent per­çue comme une pen­sée obses­sion­nelle de la mémoire. Le judaïsme a la répu­ta­tion de ne rien vou­loir ni pou­voir oublier, de ché­rir le moindre sou­ve­nir du pas­sé, des noms des êtres chers, et des évè­ne­ments qui font notre his­toire dans les moindres détails. Et cette répu­ta­tion qui nous colle à la peau est à la fois vraie et inexacte. Et c’est ce que je vais essayer de vous démon­trer à tra­vers trois exemples. J’aurais pu en choi­sir bien d’autres mais com­men­çons par ces trois-là.

Com­men­çons par Jéru­sa­lem, c’est la mode cette semaine d’y reve­nir, à peine qua­rante-huit heures après la décla­ra­tion d’un pré­sident des Etats-Unis que vous me per­met­trez de ne pas com­men­ter. Com­men­çons donc par le sou­ve­nir du Temple de Jéru­sa­lem. Le peuple juif s’en sou­vient en per­ma­nence en évo­quant sa des­truc­tion. A chaque fois qu’un couple se marie, on brise un verre pour s’en sou­ve­nir. A chaque fête, ou presque, on invoque le sou­ve­nir de la Jéru­sa­lem de l’époque. Le temple ne se tient plus à Jéru­sa­lem, il n’y a plus de grand prêtre, ni de sacri­fices. Mais le Tal­mud édi­té après la des­truc­tion consigne en détail les moindres faits et gestes des prêtres, les moindres rituels sacer­do­taux de l’époque alors même qu’ils n’ont plus lieu. On est capable de vous dire com­ment se réveillait le grand prêtre et quel pied il posait en pre­mier par terre, et com­ment il enfi­lait ses vête­ments, et com­ment il se lavait les mains, et com­bien de marches il mon­tait pour accé­der à l’autel et com­ment il sacri­fiait l’animal en trem­pant quel doigt dans le sang pour asper­ger l’autel en fai­sant pré­ci­sé­ment quel geste. Et le grand prêtre une fois par an entrait dans le saint des saints et pro­non­çait alors le nom sacré et inef­fable de Dieu, ce nom puis­sant et redou­table du divin.

Et on se sou­vient de tout, sauf d’un petit détail : le nom de dieu. Pas de bol, on a oublié. Vous me direz : c’est étrange….ce n’est pas de chance. On a consi­gné tous les détails, mais juste obli­té­ré l’essentiel. Voi­là qui est pour le moins sur­pre­nant pour un peuple hyper­mné­sique. Alors bien sûr, les sages  et de nom­breux com­men­ta­teurs finissent par l’admettre : cet oubli n’est pas un hasard, mais d’une cer­taine manière il fal­lait qu’il ait lieu. Ne pas se sou­ve­nir du nom de dieu, ne plus savoir le pro­non­cer, c’est renon­cer à pou­voir le défi­nir. Renon­cer à la défi­ni­tion, c’est renon­cer à la fini­tion, à la pos­si­bi­li­té d’en finir avec lui.  Un nom inef­fable, un impro­non­çable, c’est ce qui ne se laisse pas enfer­mer dans le mot. Si je dis que cette table est une table, je dis qu’elle n’est pas une chaise.
Voi­là pour­quoi je ne peux rien dire de dieu parce que le dire, c’est dire qu’il n’est rien d’autre. C’est en finir avec lui en le défi­nis­sant et donc prendre le risque d’une ido­lâ­trie. L’idolâtrie, c’est l’adoration de quelque chose de fini, qui n’existe pas au delà de sa défi­ni­tion. Et c’est comme si l’oubli dans ce récit était dans ce cas, la recette d’un infi­ni qui reste infi­ni, d’un refus d’idolâtrie de la part des sages, que la mémoire fait peser sur eux. J’y revien­drai.

Deuxième exemple. Lais­sez-moi d’abord faire un détour par un autre moment de l’histoire ou de la lit­té­ra­ture juive. Autre moment d’hypermnésie mitigée…ou plus exac­te­ment d’oubli néces­saire. Cette fois-ci, la scène se passe, non pas à Jéru­sa­lem, mais en plein milieu du désert. Les Hébreux sont sor­tis d’Egypte. Vous connais­sez tous cet épi­sode, vous avez sans doute lu le livre ou vu le film avec Charl­ton Hes­ton en vedette. Les esclaves sont en che­min vers la liber­té, homme, femmes et enfants. Et voi­là que sou­dain ce groupe de migrants est atta­qué en plein désert du Sinaï par une tri­bu, la tri­bu des Amal­kites, des des­cen­dants d’Amalek qui va déci­mer une par­tie du peuple en ter­ras­sant lâche­ment les plus faibles d’entre eux, les plus vul­né­rables. Et cet épi­sode est racon­té dans le livre du Deu­té­ro­nome, mais va deve­nir pour le peuple juif une sorte de mémoire trau­ma­tique. Si bien qu’à chaque évè­ne­ment tra­gique de l’histoire juive, l’image d’Amalek devient l’archétype du méchant, de l’ennemi. Au moment des croi­sades, ou de l’Inquisition, ou des pogroms ou du nazisme, les enne­mis sont sys­té­ma­ti­que­ment nom­més AMALEK, comme si tous ces évè­ne­ments dou­lou­reux ren­voyaient à cette pre­mière attaque, à cette pre­mière dou­leur et réac­ti­vait à sa manière un trau­ma­tisme ances­tral. En per­ma­nence et à tra­vers tous les siècles, on se sou­vient d’Amalek. Hyper­mné­sie de l’ennemi arché­ty­pique…
Sauf que, sauf que…. Si vous reli­sez cet extrait du livre du Deu­té­ro­nome (cha­pitre 25), il est pré­ci­sé­ment écrit cela : TIMCHE ET ZECHER AMALAEK NMITACHAT HASHAMAYIM LO TISHKAC :« Efface le sou­ve­nir d’Amalek de des­sous les cieux, n’oublie pas ». Ce ver­set est presque mot pour mot celui de Serge Gains­bourg dans sa chan­son.
Efface ce sou­ve­nir …sou­viens toi.
Ou dit autre­ment : sou­viens toi de l’oublier. Que peut bien signi­fier se sou­ve­nir d’oublier cet épisode…alors même qu’il est pré­ci­sé­ment l’évènement qui « fait trou », qui fait trau­ma dans la conscience juive au point de res­sor­tir à chaque géné­ra­tion ou presque, de se rejouer à tra­vers des per­son­nages très dif­fé­rents de l’histoire qui en ravivent le sou­ve­nir ou la mémoire ?

Troi­sième exemple. Je conti­nue avec l’épisode que nous lisons en ce moment dans toutes les syna­gogues du monde, l’histoire d’un homme dans la Bible qui s’appelle Joseph, un homme qui a été ven­du par ses frères comme esclave en Egypte, un homme bles­sé qui va se recons­truire comme vice-roi d’Egypte, de façon tout à fait ines­pé­rée et sur­pre­nante, et connaître une rési­lience par­ti­cu­lière. Figu­rez-vous qu’en Egypte, cet homme épouse une femme locale, ce sont des choses qui arrivent, et va avoir deux fils. Lorsque son pre­mier fils naît, Joseph, il énonce ces mots « NASHANI ELOHIM ET KOL AMALI », DIEU M’A FAIT OUBLIER toutes mes dou­leurs du pas­sé. Et il nomme son fils MENASHE, qui signi­fie en hébreu pré­ci­sé­ment « Oubli ». Puis Joseph a un deuxième fils qui naît juste après, et voi­là qu’il nomme son fils EFRAYIM, qui signi­fie en hébreu « Fruc­ti­fie ». En énon­çant ces mots : « IFRANI ELOHIM BEERETZ ANI », Dieu m’a fait fruc­ti­fier sur cette terre où je fus esclave. Voi­là com­ment dans la Bible naît pour la pre­mière fois un bébé, un enfant nom­mé « oubli », mais sur­tout, et c’est là ce sur quoi je vous invite à médi­ter : chaque ven­dre­di soir, les parents juifs de géné­ra­tion en géné­ra­tion sont sen­sés bénir leurs enfants, les faire appro­cher d’eux pour leur offrir une béné­dic­tion. Et quels mots pro­noncent-ils alors à l’oreille de leurs enfants et de la nou­velle géné­ra­tion à laquelle ils ont don­né nais­sance :  « puisses-tu être comme Efrayim et Mena­shé, puisses-tu être comme ces enfants de Joseph, ces enfants de l’exil et de la rési­lience… »
Chers amis, chaque ven­dre­di soir, les parents juifs selon la tra­di­tion disent à leur enfants deux mots fort étranges ain­si tra­duits : OUBLIE et FLEURIS.

Je ne sais pas si vous per­ce­vez le carac­tère sur­pre­na
nt et sub­ver­sif de cet énon­cé, chaque fois que nous bénis­sons nos enfants, c’est-à-dire quand nous leur trans­met­tons les mots et les gestes d’une tra­di­tion ances­trale, nous leur disons, sois capable d’être suf­fi­sam­ment amné­sique, d’avoir le trou de mémoire suf­fi­sant qui te per­met­tra de fleu­rir au-delà de moi, au-delà de là d’où tu viens…comme si l’oubli par­tiel était non seule­ment conci­liable avec la trans­mis­sion mais un élé­ment clé de cette trans­mis­sion qui s’opère.
   
Sou­viens toi d’oublier…Je m’arrête là un ins­tant (mais je pour­rais conti­nuer encore long­temps). Vous vous deman­dez sans doute ce qu’ont en com­mun les trois moments d’oblitération que je viens d’énoncer :
1) l’oubli du nom de Dieu après la des­truc­tion du temple ;
2) l’oubli de l’ennemi après l’expérience trau­ma­tique ;
3) l’oubli du pas­sé comme expé­rience édu­ca­tive ou péda­go­gique dans la trans­mis­sion à la géné­ra­tion sui­vante.
        
Le point com­mun entre ces évè­ne­ments, est la bri­sure, ou plus exac­te­ment la faille, la fis­sure qui est au cœur de ces trois expé­riences, et qui construit étran­ge­ment une iden­ti­té.
Avec la des­truc­tion du temple, le judaïsme se construit sur le manque et l’absence.
Le sou­ve­nir des per­sé­cu­tions et des dou­leurs pas­sées crée lui aus­si une faille, une bri­sure, un verre cas­sé dans l’existence, à laquelle chaque géné­ra­tion qui sur­git et s’en fait l’héritier, va devoir faire face.
Et au cœur de ces trois expé­riences, la péren­ni­té dépend tou­jours non pas de la trans­mis­sion de la cer­ti­tude, mais de la trans­mis­sion d’une cer­taine obli­té­ra­tion….  

Tel est le sub­til équi­libre entre la mémoire et l’oubli, entre l’histoire et son obli­té­ra­tion par­tielle qui per­met à un être ou à un peuple de se mettre en che­min, de se rele­ver, d’opérer une forme de rési­lience après la catas­trophe, ou l’exil.
De façon para­doxale, la trans­mis­sion d’une his­toire ou d’une tra­di­tion, selon ce modèle, dépend, non pas de la terre ferme sur laquelle on se tient, mais de la capa­ci­té à tenir sur de la faille, et sur la brèche, et qui per­met que quelque chose s’y fau­file et donc passe, au-delà de soi.

Pour­quoi vous racon­ter tout cela, aujourd’hui ? Parce qu’il est impor­tant d’entendre cela en des temps ou tant de gens croient que la trans­mis­sion dépend  de l’immuable, de l’inchangé, d’une mémoire ances­trale qui se trans­met de façon mono­li­thique de géné­ra­tion en géné­ra­tion et qui construi­rait notre iden­ti­té… comme s’il s’agissait d’une façon d’être iden­tique à ce qui était ? Or j’ai la convic­tion que nos récits sacrés, quels qu’ils soient, savent racon­ter autre chose de plus com­plexe, exac­te­ment comme les chan­sons de Serge Gains­bourg. Ils savent dire qu’une fidé­li­té à l’origine passe tou­jours par une forme d’oblitération de la mémoire, et de recom­po­si­tion d’un sou­ve­nir, qui per­met que quelque chose passe en creux.

J’aimerais conclure sur un ver­set, l’un des plus célèbres de la Bible, qui ouvre le récit de la Genèse et raconte cela en hébreu de la plus élé­gante manière qui soit. Le cha­pitre 1 de la Genèse raconte la créa­tion de l’humanité et parle d’une huma­ni­té créée à l’image du divin. Oui mais voi­là le divin n’a pas d’image. Com­ment l’humanité pour­rait elle être à l’image d’un divin qui n’en a pas ?
Réponse du ver­set à tra­vers l’hébreu et ses sens plu­riels. L’humanité est créée ZACHAR OU NEKEVA. La plu­part des tra­duc­tions de la Bible tra­duisent ain­si ce ver­set : l’humanité est créée mas­cu­line et fémi­nine.
Or ZACHAR et NEKEVA en hébreu signi­fient autre chose.
ZACHAR, vient d’une racine ZACHOR qui signi­fie lit­té­ra­le­ment la mémoire.
NEKEVA, vient de la racine NAKAV qui signi­fie obli­té­ré, troué.

Au com­men­ce­ment, chers amis, Dieu n’a pas crée le monde homme et femme, mas­cu­lin ou fémi­nin. L’humanité est crée « mémoire et trou de mémoire », « sou­ve­nir et amné­sie ».Telle est l’image de dieu qui est la nôtre, celle dont nous pou­vons nous sou­ve­nir ou mieux : ne sur­tout pas oublier de ne pas l’oublier.

Del­phine Hor­vil­leur

Ce texte est celui de la confé­rence don­née par Del­phine Hor­vil­leur au col­loque Gyp­sy orga­ni­sé par Muriel Flis-Trèves et René Fryd­man le 9 Décembre 2017 à Paris sur le thème « La mémoire nous joue-t-elle des tours ? »