Note d’un pédopsychiatre, psychanalyste et médecin directeur sur la référence à l’analyse en CMPP.
Albert Louppe est membre titulaire formateur de la SPP.
Texte proposé dans le cadre de la journée d’étude de l’Institut Claparède en décembre 2023.
Le défi pour la pédopsychiatrie se référant à la psychanalyse est déjà posé depuis bien longtemps.
Le patron de la pédopsychiatrie à la Pitié Salpêtrière décrivait, en 1985, l’avancée des neurosciences comme un risque d’entraîner un véritable « despotisme organiciste » qui ferait fi des découvertes freudiennes, pourtant essentielles à la compréhension du développement de l’enfant et à ses vicissitudes. Quarante ans après, sa prédiction semble en partie s’être réalisée, avec la place prise par le neurodéveloppement dans notre champ.
Lebovici soulignait de son côté, la nécessité de s’extraire de ce que j’appellerais une « culture de la monographie » sur laquelle s’est essentiellement construite la psychanalyse, en préconisant un retour nécessaire à des études cliniques minutieuses qui pourrait satisfaire aux exigences de la recherche clinique. Il pensait que le désaccord d’un certain nombre de membres des équipes de pédopsychiatrie, avec l’importance reconnue à la psychanalyse, s’attachait d’abord, selon lui, à une critique de ses prétentions thérapeutiques : « il faut en tout cas reconnaître, disait-il, qu’une évaluation rigoureuse des effets thérapeutiques de la psychanalyse et surtout de ces applications psychothérapiques, s’impose maintenant. »
Depuis quarante ans, à la prétention thérapeutique est venue s’ajouter le défaut de diagnostics précoces et de prestations thérapeutiques adaptées par méconnaissance et/ou non-respect des outils et des approches thérapeutiques préconisées par les recommandations de bonnes pratiques.
Deux conceptions semblent maintenant se confronter, celle d’une psychisation en mal de devenir et celle d’une particularité développementale, qu’illustre, à titre d’exemple, le débat entre Bernard Golse parlant d’enfants présentant un autisme qui les empêchent d’être une personne, d’être un sujet, et Joseph Schovanec parlant de personne avec autisme1.
Comment garder notre référence à la psychanalyse dans un contexte où le discours social relaie largement les remises en cause dont elle est l’objet ?
La psychanalyse en CMPP
Les analystes fondateurs des CMPP ont participé à la rédaction de l’Annexe XXXII, qui fonde la mission des CMPP. Dans l’article 1, les rédacteurs ont été attentifs à garder un équilibre entre la dimension neurologique et la dimension psychique, entre la pratique psychothérapique et l’approche rééducative. Ils ont également mis l’accent sur les soins à la famille et sur la dimension pluridisciplinaire de la prise en charge. Il s’agit in fine de la définition d’une pratique pédopsychiatrique clairement d’orientation psychanalytique, telle qu’elle émergeait dans l’après-guerre tout en conservant ses racines médicales.
Le travail de consultation
Pour Henri Sauguet, je le cite, « l’acte de consultation [en CMPP] puise ses connaissances dans l’ensemble de notre culture médicale et psychologique, mais aussi et surtout dans l’apport de la psychanalyse qui nous éclaire davantage sur la connaissance des besoins de l’enfant intimement liés à sa croissance et à sa structuration biologique et psychologique ».
L’essentiel était pour lui l’étude dynamique et économique des éléments du groupe familial en présence des difficultés de l’un d’eux, ainsi que des modifications qui en résultent en ce qui concerne les relations objectives de chacun.
Il pensait que la recherche qui animait la consultation était en elle-même psychothérapique pour chacun des interlocuteurs. En d’autres termes, la dimension thérapeutique de la consultation repose a priori sur cette recherche elle-même et non sur son interprétation.
Pour Dominique Arnoux, il appartient au psychanalyste consultant de repérer les capacités plus ou moins entravées de l’enfant à partir des troubles qui lui sont décrits par les parents, l’école et l’enfant lui-même. L’accession aux moyens de symbolisation devient évidemment centrale de même que les capacités chez l’enfant pour s’organiser avec ses angoisses et ses difficultés singulières d’adaptation au groupe « famille » ou au groupe « école » selon son développement psychoaffectif et libidinal.
Pour l’un et pour l’autre, le travail de consultation analytique avec l’enfant et sa famille est borné par la structuration biologique ou les difficultés singulières d’adaptation venant entraver le développement de l’enfant. La recherche portant sur le groupe familial pour Sauguet, et la symbolisation pour Arnoux, sont d’un même registre, où la construction d’un récit sur la famille, prime sur son interprétation.
Pour ma part, je partage la définition de Pierre Ferrari, qui reprend d’une autre manière cette dialectique. Le processus de développement dépend de deux séries de facteurs internes et interactifs qui s’associent, d’une évolution interne résultant d’un programme de développement et d’une interaction avec le milieu qui permet l’expression des processus maturationnels et des processus psychiques. La consultation est alors l’attention portée à l’expression singulière de cette interaction et à son appropriation dans le récit familial.
La référence à la psychanalyse dans le projet d’établissement
Le projet d’établissement de notre institution reprend cette conception proche de celle d’un modèle plurifactoriel de la psychopathologie infantile où s’entrecroisent ce qui relève du développement psychique ou neurodéveloppemental, et l’éventail des influences extérieures : « Le choix de la méthode thérapeutique indiquée, de la médiation pertinente et du cadre nécessaire est adapté à chaque enfant, adolescent ou étudiant, en fonction des différents aspects de son parcours : histoire personnelle, neuro-développement, parcours scolaire, contexte social et dimension culturelle ».
L’en-commun implicite et les présupposés de ces trois points de vue sur la consultation, en référence à la psychanalyse, est l’importance du lien primaire à la mère, considéré comme un système interactif complexe, où se déploient les compétences relationnelles innées très importantes que possède l’enfant à sa naissance, inscrites dès l’origine dans une triangulation avec le père originaire, et essentielles pour le développement ultérieur de l’enfant dans ses divers aspects.
La question de l’expression, de l’altération et du devenir de ces compétences relationnelles innées constitue le fondement des débats entre référence à la psychanalyse et approche neurodéveloppementale. Elle mérite d’être abordée en se décentrant d’une position de croyance a priori.
Dans le cadre du CMPP, une approche pluridisciplinaire, avec un abord plurifactoriel inscrit de fait dans son histoire et dans sa pratique, permet autant l’évaluation du fonctionnement psychique de l’enfant que celle de ses particularités fonctionnelles liées à une aporie dans le déploiement de ses compétences relationnelles.
Au-delà de la dimension étiologique des difficultés, l’approche analytique garde toute sa pertinence pour permettre à l’enfant d’élaborer ses difficultés singulières d’adaptation au groupe « famille » ou au groupe « école » selon son développement psychoaffectif et libidinal.
La multiplicité de la référence à la psychanalyse
Les références à la psychanalyse sont multiples dans notre pratique en CMPP. Dans une dimension freudienne, la sexualité polymorphe spécifique chez l’enfant est le socle sur lequel va se construire la différence des sexes et des générations, structurées par les fantasmes originaires, au cœur de l’organisation œdipienne. L’Œdipe se trouve ainsi inscrit comme le noyau du fonctionnement mental de l’enfant. Sur la base des données de l’observation directe de l’enfant et de son milieu familial, certains intègrent la psychanalyse dans la psychologie génétique ; tandis que dans une approche plus structuraliste, d’autres considèrent qu’il est nécessaire de tenir compte des niveaux spécifiques de la maturation dans le développement du moi. D’autres encore, suivant Winnicott, se réfèrent à la maturation du self, en fonction des vicissitudes du holding familial. Globalement, il s’agit pour les cliniciens de tenter de s’inscrire dans une vision articulée et cohérente de la genèse du moi et de la relation objectale.
Certains courants analytiques s’opposent à cette vision génétique et historique de la psychanalyse, et développent une approche plus synchronique et structuraliste : la dimension structurale « des signifiants » importerait plus que leur sens et leur inscription dans l’histoire est secondaire. C’est le cas par exemple de Lacan, d’Aulagnier, de Viderman ou de Braunschweig et Fain.
La fécondité de l’analyse dans l’institution nécessite que nous puissions débattre de cette pluralité de références analytiques, pour enrichir notre pratique.
Un projet d’évaluation des psychothérapies, évoqué par Lebovici comme indispensable pour soutenir la validité de la référence à l’analyse, s’est beaucoup heurté à cette pluralité. Les échanges entre cliniciens sur l’évaluation des psychothérapies analytiques de l’enfant en CMPP sont revenus régulièrement sur les questions qu’elle pose : quelles variables peuvent valablement rendre compte de la spécificité de la rencontre analytique et du processus qui l’anime, au regard de la multiplicité des théorisations et des pratiques ? L’introduction d’indicateurs rendant compte de l’inscription de l’enfant dans son contexte familial, scolaire et relationnel sont-ils compatibles avec la subjectivation comme finalité de la psychothérapie analytique ? La notion même de référentiel d’évaluation, avec ce qu’il suppose d’idéal ou de norme, n’est-elle pas, plus largement, antagoniste de la psychanalyse ? Au terme d’un travail de trois ans, nous avons finalement retenu un en-commun de ce qui vient vectoriser le processus thérapeutique : le rapport au cadre, la relation au thérapeute, le registre de symbolisation et le rapport de l’enfant à sa vie psychique. Il est également apparu nécessaire que l’évaluation interne du processus soit mise en perspective avec des éléments d’évaluation concernant l’enfant dans son contexte hors séance.
Travailler psychanalytiquement
Dans le Psychanalyste sans divan, en 1973, Racamier, avec Diatkine, Lebovici et Paumelle, posait une question toujours d’actualité : « que se passe-t-il lorsque le psychanalyste travaille dans des organismes de soins destinés à des patients qui souffrent psychiquement mais qui n’ont pas les possibilités psychologiques de bénéficier des ressources propres à la situation psychanalytique classique ? »
Winnicott, traitant des exigences du cadre et de sa définition du psychanalyste avait déjà formulé sa propre réponse : « N’est-ce pas d’abord et avant tout la manière dont un thérapeute contient et transforme les productions de son patient qui aujourd’hui le désigne ou non comme analyste ? »
Ces différents auteurs décentrent la question en nous incitant à travailler psychanalytiquement avec nos patients, en élargissant la palette de nos outils, au-delà de la cure classique. Cette position fondatrice de notre institution a marqué son appropriation de techniques nouvelles : le psychodrame de groupe, les thérapies familiales analytiques, mais également la pratique du bilan psychologique ou les travaux sur l’autisme de Geneviève Haag.
Néanmoins, les critiques sur les résultats des psychothérapies analytiques doivent nous amener à revisiter le roc du biologique. « Pour le psychisme, le biologique joue vraiment le rôle du roc qui se trouve au-dessous de toutes les strates »2, lorsque tout le travail analytique se heurte à des résistances indépassables. « À force de creuser, nous butons ainsi sur ce qui est de taille à nous tenir tête, soit à l’ultime et insurmontable résistance que Freud pourtant se refuse à personnifier, dans la mesure, précisément, où il la désigne comme étant d’ordre biologique3 ». Si les conceptions théoriques sont bien sûr plurielles, cette option freudienne opposant au roc du biologique un effet du contre-transfert4, nous avons sans doute à prendre en compte que nombre d’analystes ayant développé une construction théorique globale butent sur cette question du « constitutionnel ».
Dès les débuts de la psychanalyse, cette question se posait. R. Loewenstein interrogeait déjà en 1932 cette dialectique psychique/constitution dans notre champ : « La psychanalyse, en tant que méthode thérapeutique est essentiellement psychologique, comme l’est aussi son investigation. Par contre, dans la conception qu’elle se fit des névroses, comme de l’évolution psychologique normale, elle tient largement compte des facteurs organiques5[4] ».
L’origine des CMPP me semble s’inscrire dans cette réflexion sur cette problématique. Elle garantit l’inscription dans une référence à une psychanalyse vivante et créative dans ses propositions de variations du cadre classique.
Cadre et médiation en CMPP
En 1922, Freud définissait la psychanalyse comme le nom d’un procédé pour l’investigation de processus mentaux à peu près inaccessibles autrement, d’une méthode fondée sur cette investigation pour le traitement des désordres névrotiques et d’une série de conceptions psychologiques acquises par ce moyen et qui s’accroissent ensemble pour former progressivement une nouvelle discipline. Le procédé mis en place par Freud est centré sur la parole de l’analysant, avec une règle d’association libre dans le cadre analytique classique.
Dans notre pratique de CMPP, l’approche psychanalytique se fonde sur une variabilité des cadres proposés, une multiplicité de médiations et des variations de la règle fondamentale.
Le cadre est un outil d’accessibilité au fonctionnement mental de l’enfant. La multiplication des cadres renvoie à la question soulevée par Lebovici sur son lien avec la conception de la genèse du moi et de l’investissement d’objet de l’analyste. Dans la situation classique de l’analyse, l’analysant est supposé supporter l’absence de la perception de l’analyste pour ouvrir à la dimension de l’imaginaire, au transfert et in fine à la réalité psychique. Dans notre pratique, il s’agit de mettre en place un cadre en tenant compte du statut de l’objet dans la psyché de l’enfant, de la dynamique de la relation d’objet en fonction des capacités de transformation de l’excitation, de figuration et de représentation, en tenant compte de la construction de l’image du corps.
Si la parole peut constituer une médiation dans la rencontre avec l’enfant, le jeu tient une place privilégiée, mais nombre d’autres médiations peuvent être proposées en premier lieu, qui supplées l’association libre. Il s’agit ici d’outils permettant l’écoute des productions de l’enfant dans une dynamique symbolisante venant suppléer le langage. Dans un autre champ, R. Debray décrivait les médiations comme un « ensemble dynamique des procédures et corps intermédiaires qui s’interposent entre une production de signes et une production d’événements ». Pour certains, dans un langage plus actuel, il s’agit de s’interroger sur la médiation qui peut fonctionner pour l’enfant comme un décodeur de ses productions, afin d’accéder par l’écoute du clinicien à des formes primaires ou secondaires de symbolisation.
Ce qui caractérise en partie notre référence à l’analyse en CMPP, c’est sans doute que ce questionnement sur le cadre et la médiation lors de l’indication de la prise en charge utile, nécessaire et réalisable pour l’enfant, dépasse sa simple application aux prises en charge psychothérapiques. Il peut également participer de l’indication d’un travail rééducatif, au-delà des outils spécifiques à chaque métier, tout autant que le travail consultatif : Psychothérapie ? Construction de cabane ? Groupe conte ? Nombre de séances par semaine ? Combien de thérapeutes ? Quel matériel ?
La méthode renvoie pour nous aux modalités d’intervention auprès des enfants. Elles sont bien évidemment multiples, mais pour ma part, j’en retiens deux axes à l’institut Claparède dont l’articulation peut être discutée. Pour certains d’entre nous, l’accent est porté sur l’analyste comme objet transformationnel, c’est-à-dire sur l’hypothèse qu’au sortir de l’indifférenciation, la subjectivité de l’enfant reconnaît d’abord la nature de la relation. L’objet de transfert est alors identifié à l’ensemble des processus modifiant l’expérience du self. En d’autres termes, c’est la rencontre avec le clinicien « malléable » qui transforme le self avec l’espoir d’une réparation du tissu moïque. Pour d’autres, la référence à l’analyse s’inscrit davantage dans une logique d’interprétation sur l’hypothèse de l’objet de transfert dans ses multiplicités de signification : objet de projection, objet narcissique, objet libidinal, etc., avec l’espoir d’un remaniement topique et économique.
La série de conceptions dont parle Freud mérite également notre réflexion : il s’agit bien évidemment d’une vision cohérente et globale sur le fonctionnement psychique inconscient, mais il s’agit tout autant d’une réflexion sur les théories du changement du fonctionnement psychique et d’un questionnement sur l’idéal thérapeutique, de la catharsis à la subjectivation, en passant par la résolution de l’Œdipe ou l’appropriation d’une capacité narrative, avec l’enjeu sous-jacent de la fin de traitement, en évitant les prises en charge infinies.
Conclusion
La référence à l’analyse en CMPP suppose que la prise en compte de l’inconscient s’intègre dans un dispositif de soins pluridisciplinaire qui interroge régulièrement la cohérence de notre conception de l’investigation, de la méthode et des concepts psychanalytiques qui organisent notre clinique, notamment pour ceux des enfants qui ne relèvent pas directement d’une prise en charge psychothérapique.
L’organisation du projet de soins pour les enfants interroge en permanence à la fois le choix du cadre et de ses variations, en tant qu’elles vectorisent le processus thérapeutique possible, en prenant en compte les particularités de chaque enfant, tant dans son organisation psychique que sans son développement.
Pour conclure, je reviendrai sur la question de l’idéal thérapeutique. Entre appropriation subjective et appropriation d’une capacité narrative, les références sont nombreuses. Nous nous heurtons souvent dans la pratique en CMPP sur la définition des critères qui peuvent nous faire considérer que la prise en charge peut se conclure et nous n’échappons pas à la problématique des traitements infinis. Je partage avec Dominique Arnoux l’idée que la prise en charge d’un enfant ou d’un adolescent ne doit pas hypothéquer la possibilité d’un travail psychique ultérieur. L’engagement proposé tiendra compte des remaniements ultérieurs et pour les préserver ne se donnera pas comme exhaustif et définitif.
- Raffy, A. « Points de vue des auteurs Asperger et des psychanalystes sur l’autisme », Le Coq Héron, 2017/2, pp. 31 à 44. ↩︎
- S. Freud (1937) Analyse avec fin et analyse sans fin, dans Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, puf, 1985. ↩︎
- Stein, C. Le monde du rêve, le monde des enfants, Aubier, 2011. ↩︎
- Donnet, J.-L. « Freud et le refus de la féminité : entre « roc du biologique et contre-transfert » ». RFP, 2010/5. ↩︎
- Loewenstein, R. « La psychanalyse et la notion de constitution », Evolution psychiatrique 1932/4. ↩︎