Largement débattue et discutée, la question de la transmission en psychanalyse demeure éminemment problématique et néanmoins sans cesse à interroger. Elle repose en premier lieu sur l’expérience de la cure dont il y aura toujours un reste inassimilable, si l’on considère que la confrontation avec l’inconscient ne peut être qu’asymptotique. Contrairement à d’autres théorisations telles que celles proposées par la philosophie et la science qui peuvent parfois viser un savoir total et absolu ou du moins une connaissance par laquelle l’erreur supposée serait sous contrôle, la psychanalyse tente d’intégrer au centre de son élaboration et de sa pratique une tâche aveugle irréductible, une place à l’insu. Et c’est en partie ce qui depuis l’expérience analytique se « transmettra » à l’analysant : une place pour l’inconnu.e. Dès lors, cette spécificité du champ psychanalytique impacte ses modalités de transmission et en fonde leur originalité tout en maintenant l’exigence de rigueur que supposent à la fois ses élaborations théoriques et ses pratiques cliniques. Ici le choix du pluriel est assumé et vise à faire entendre les voix diverses et multiples des champs de la psychanalyse dont l’impossible unicité est peut être sa chance. Mais ce pluriel répond surtout à la découverte freudienne d’hommes et de femmes complexes, divisés, en conflit et pas-même maîtres dans leurs propres demeures où cohabitent de nombreux étrangers qui, s’ils peuvent ne jamais se rencontrer, aussitôt qu’ils surgissent, inquiètent par leur familiarité.
Cette complexité et les différents écueils auxquels on se heurte lorsqu’on pense à la transmission en psychanalyse en font sa spécificité. Dès lors, la transmission en psychanalyse et la transmission de la psychanalyse ne se laissent pas si facilement distinguer, plutôt elles s’articulent et s’imbriquent de manière toujours mouvante. Le mouvement d’élaboration théorique est imprégné par l’expérience de la cure et le transfert et le contre-transfert sont également à l’œuvre dans l’élaboration théorique ou métapsychologique. Ils infiltrent alors nécessairement l’expérience de la transmission qui ne peut se laisser standardiser. Néanmoins cette tâche de transmission, qu’on pourrait qualifier pour reprendre Freud d’ « impossible » et qui prend en compte la part de cécité comme un reste voué à demeurer inassimilable précisément parce qu’il est aussi ce qui va permettre le mouvement, est une gageure et un devoir. L’élaboration théorico-clinique viendrait ainsi en contrepoint de l’expérience intransmissible de la cure pour essayer de dire et de cerner quelque chose de cet intransmissible-ci. Les processus à l’œuvre dans l’élaboration théorique elle-même et donc dans la transmission peuvent en outre être regardés comme des mises en jeu des processus métapsychologiques. Cela contribue à la radicalité de ce champ psychanalytique : on ne peut pas s’extraire du milieu dans lequel on opère, on est pris dans la dynamique qu’on cherche à observer.
Alors l’invitation freudienne à « transposer la métaphysique en métapsychologie [1]» indique l’une des positions princeps que peut occuper la psychanalyse et constitue un appui intéressant pour réfléchir aux enjeux de sa transmission. Elle propose une direction à suivre lorsqu’il s’agit pour l’analyste de se risquer à l’élaboration théorico-clinique qui devrait sans cesse soutenir sa pratique. Explicitée elle permet de repérer dans chacun des dires, dans chacune des paroles des analysants, l’énonciation d’une forme de théorie naïve, c’est à dire d’une métaphysique, de leur propre fonctionnement psychique, que l’expérience analytique leur permettra de traduire ou de transposer en une métapsychologie. On pourrait ainsi dire que tous les discours que les patients nous transmettent, même s’ils sont emprunts d’une symptomatique, sont déjà des productions qui peuvent être regardées comme une théorie inconsciente que le sujet produit de son propre fonctionnement. Bien sûr on ne saurait en rester là et c’est pour cela que la transposition en métapsychologie est une étape non négligeable mais elle n’est rendue possible qu’à partir de la prise en compte des dires multiples des patients, voire plus largement de l’ensemble des productions humaines qu’elles soient artistiques, littéraires, scientifiques, politiques, sociales, anthropologiques ou encore religieuses. Cette articulation freudienne, complexe et fragile, a souvent été mal comprise, tant par les psychanalystes que par ses détracteurs, car ils ont cru y lire une certaine dérive mystique, mythologique ou para-psychologique. Bien au contraire c’est n’être dupe d’aucun discours, même des plus scientifiques, que de repérer une fonction psychique bien plus générale à la production de systèmes, de métaphysiques de toutes sortes. Cette fonction générale rejoignant peut être l’effort, à la fois tragique et indispensable, de transmettre malgré tout ce qui pourtant résiste à s’éclaircir. Peut être même est-ce ce qui fait la grande singularité de l’humain et qui le place au delà de la question de l’utilité, du besoin ou de l’instinct. En effet, qui plus que l’Homme fait à ce point des choses qui peuvent être dénuées de toute utilité apparente ?
Dans un texte essentiel et pourtant peu connu, intitulé Métapsychologie/Psychopathologie : la question des points de vue (1992), Fédida et Lacoste développent de manière très détaillée l’opération du passage de l’image psychopathologique au modèle métapsychologique en reprenant l’hypothèse que Freud formule au cours du dernier chapitre de Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), texte rappelons-le fondateur de sa métapsychologie : « La perception endopsychique de l’inconscient se projette sur le monde et construit une réalité au-delà du témoignage des sens (croyance-superstition et délire). Cette perception suprasensible du monde (la métaphysique en quelque sorte) doit ensuite être retransformée par la science en psychologie de l’inconscient » c’est à dire en une métapsychologie, un modèle. Ainsi nous dit Freud « on pourrait se donner pour tâche de décomposer les mythes relatifs au paradis et au péché originel, à Dieu, au mal et au bien, à l’immortalité, etc., et de transposer la métaphysique en métapsychologie[2] ». Fédida et Lacoste précisent que « la transposition ne doit pas effectuer une pure et simple substitution ni une Aufhebung intellectuelle. Elle doit recueillir et conserver la source des croyances métaphysiques en les transposant en cette « mythologie » qu’est la métapsychologie [3] ». Ainsi il s’agit de construire une réalité interne sans le recours à la perception endopsychique directe qui est, par nature, inaccessible, en inférant que ce que nous montre la réalité externe est le reflet de cette réalité endopsychique.
C’est à cet endroit que réside la part subversive de la psychanalyse et qui en fait une discipline incontournable si l’on s’intéresse à étudier le fonctionnement psychique humain à partir de faits cliniques. En effet elle intègre au cœur même de sa théorie ce qui pour d’autres approches scientifiques serait qualifié d’erreurs : les croyances, les délires, les superstitions, les symptômes qui sont des productions psychiques humaines. Mais elle ne les intègre pas en en faisant une simple traduction, elle les transpose, nous disent Fédida et Lacoste, via la projection « méta » en symétrie inversée. Le passage du psychopathologique au métapsychologique comporte dans la structure même de son énonciation une symétrie inversée où le « psycho » prend la place du pathologique lorsqu’il se transpose en métapsychologie. Cette logique projective rappelle également toute l’analogie optique dont la psychanalyse se sert pour réfléchir sa théorisation : l’image projetée sur un miroir se réfléchissant en symétrie inversée. Enfin elle renvoie aussi à la projection paranoïaque dont Freud a montré à plusieurs reprises les liens qu’elle entretient et « qu’on eût pas désiré lui trouver [4]» avec la spéculation scientifique.
C’est ainsi que pour Freud la mythologie et la religion peuvent être regardées comme des projections sur le monde extérieur de notre appareil psychique et nous renseigner sur son organisation, ses formations, ses lois. Il fera même l’hypothèse dans Totem et Tabou (1912) que l’animisme peut se concevoir comme un premier système de pensée intellectuel, un prototype. « Pour une bonne part, la conception mythologique du monde qui anime jusqu’aux religions les plus modernes n’est autre qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur [5]».
Cette logique freudienne s’appuie aussi sur l’insistance de l’utilisation du paradigme dans le mouvement de théorisation des faits psychiques. Elle peut nous inspirer pour nous aider à appréhender les discours contemporains et actuels, les maux de l’époque et constitue en tant que tel la transmission d’une méthodologie de recherche. Cet extrait du texte de Freud « Sur le plus général des rabaissements dans la vie amoureuse » (1912) nous paraît être à ce titre hautement illustratif du recours au paradigme pour rendre compte d’un phénomène bien plus général et répandu qu’on ne voudrait le croire :
Jusqu’ici nous avons procédé à un examen médico-psychologique de l’impuissance psychique, ce qui ne justifie pas le titre de cet essai. Mais on va voir que cette introduction était nécessaire pour accéder à notre véritable thème. Nous avons réduit l’influence psychique à la non confluence des courants tendre et sensuel dans la vie amoureuse et nous avons expliqué à son tour cette inhibition de développement par l’influence de fortes fixations infantiles et de la frustration apparue ultérieurement entre-temps. Il faut avant tout faire à cette théorie l’objection suivante : elle pèche par excès, elle nous explique pourquoi certaines personnes souffrent d’impuissance psychique, mais nous fait apparaître comme mystérieux le fait que d’autres aient pu échapper à cette affection. La présence de tous les facteurs manifestent en cause : forte fixation infantile, barrière contre l’inceste, frustration dans les années du développement post-pubertaire peut être reconnue pratiquement chez tous les hommes civilisés ; on serait donc en droit de s’attendre à ce que l’impuissance psychique soit une affection universelle dans le cadre de la civilisation, et non pas la maladie de quelques-uns. On pourrait aisément se soustraire à ce raisonnement en invoquant le facteur quantitatif du déterminisme de la maladie, ce plus ou moins dont est affecté chacun de ces facteurs et dont il dépend qu’une maladie caractérisée survienne ou non. Mais aussi désireux que je sois de reconnaître le bien-fondé d’une telle réponse, je n’ai pas pour autant l’intention de rejeter le raisonnement en question ; je veux proposer au contraire une thèse qui fait de l’impuissance psychique quelque chose de beaucoup plus répandu qu’on ne le croit, un certain degré de celle-ci caractérisant en fait la vie amoureuse de l’homme civilisé.[6]
Le paradigme se présente comme un excès doublé d’un fragment à partir desquels Freud pourra dégager des processus psychiques qui rendent compte d’une certaine universalité. Et c’est précisément cette méthodologie qui permet à la psychanalyse de tenter de construire un modèle de l’appareil psychique qui soit inactuel, hors temps. L’inconscient est à envisager à la fois du côté de l’universel et de l’être humain singulier, il renvoie à la permanence de ce qui demeure parmi ce qui passe. La métapsychologie serait donc une théorie qui absorbe le temps pour créer une topique intemporelle et à la fois mobile. Résolument mobile parce que la métapsychologie se modélise à partir d’une clinique, d’une expérience singulière et non reproductible telle quelle. Ce double mouvement, psychopathologique et métapsychologique pourrait on dire, fait de la psychanalyse une discipline pilote pour l’étude de l’homme car elle intègre au sein même de sa théorisation les contradictions, les pôles opposés, présents chez l’humain. « Transposer la métaphysique en métapsychologie » indique avant tout l’opération du passage de l’image au modèle, que les termes allemands, respectivement bild, « l’image », et Vorbild, « le modèle », permettent d’entendre de manière beaucoup plus limpide et qui gagnerait à être envisagée comme l’une des clefs de voûte de la pratique du psychanalyste. Sa prise en compte comme principe constitutif de la praxis est aussi ce qui peut permettre à la discipline de se renouveler continuellement puisqu’elle invite à se saisir de tous les discours contemporains comme autant de signes psychiques.
En refusant d’être dogmatique, en laissant « des points de suspension intuitifs ou délibérés [7]» le mouvement psychanalytique accueille et supporte l’inachèvement. L’indétermination des concepts permet à la théorie psychanalytique de rester en mouvement et c’est dans l’acceptation même de cette limite humaine que réside la force de la psychanalyse. Cet inachèvement est à l’image de son sujet d’étude : l’homme, toujours en devenir. Le mouvement de théorisation psychanalytique fonctionne par analogie, inférence, détours, parce qu’il sait trop bien que nous ne pourrons jamais avoir un entendement définitif de ce qu’est l’inconscient, qui est comme l’envers, le négatif, de ce qui est perceptible. L’image, le symptôme, le mot, sont ainsi les détours que la psychanalyse utilise parce que leur corporéité permet de construire un schéma corporel de l’appareil psychique qui renvoie, rappelons-le, à la conception du corps tout à fait originale et singulière que Freud découvre d’abord chez ses patient.es hystériques et qui lui aura permis d’opérer une rupture épistémologique en passant du terrain de l’organique à celui du psychique. Cette conception du corps, paradigmatique là encore de la conception psychanalytique de l’inconscient, n’est pas fondée sur l’anatomie mais bien sur les « perceptions tactiles et surtout visuelles[8] » ainsi que sur leurs altérations. Les images que nous offrent la psychopathologie disposent de ce que l’on pourrait se risquer à nommer une polymorphie : elles sont à même de faire se rencontrer les dimensions des sensations et des représentations, des perceptions et du langage dont Freud (1895) indique que les sources sont peut être bien plus communes qu’il n’y paraît[9]. Le psychique emprunte les voies dont il dispose pour se faire représenter et elles sont nombreuses : disons pour conclure qu’il ne cesse, malgré tous les empêchements qu’il produit et par ceux-là même, de transmettre. Il nous reste à poursuivre la transposition métapsychologique que Freud réclamait pour pouvoir continuer à fournir une inscription aux traces transmises par la psychopathologie.
[1] Freud S. (1901), Psychopathologie de la vie quotidienne, OCF.P, V : p. 73–176 Paris, Puf.
[2] Ibid
[3] P. Fédida et P. Lacoste « Psychopathologie/Métapsychologie » in Revue Internationale de Psychopathologie, n°8, Paris, PUF, 199., p. 607
[4] Freud S. (1915e), « L’inconscient », in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 65–121 ; OCF.P, XIII, p. 205–244.
[5] Freud S. (1901), Psychopathologie de la vie quotidienne, OCF.P, V : p. 73–176 Paris, Puf.
[6] Freud S. (1912), « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse » in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 60
[7] P. Fédida et P. Lacoste « Psychopathologie/Métapsychologie » in Revue Internationale de Psychopathologie, n°8, Paris, PUF, 1992, p597
[8] Freud S. (1893), « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques », in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, puf, 1984.
[9] Freud S. (1895), Études sur l’hystérie, PUF, 1956 ; OCPF II, PUF, 2009. (plus précisément dans les cas d’Emmy von N. et d’Elisabeth von R.)
Bibliographie
Fédida P. et Lacoste P. « Psychopathologie/Métapsychologie », Revue Internationale de Psychopathologie, n°8, Paris, PUF, 1992, p. 589 à 627.
Freud S. (1893), « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques », Résultats, idées, problèmes, I, Paris, puf, 1984.
Freud S. (1895), Études sur l’hystérie, PUF, 1956 ; OCPF II, PUF, 2009
Freud S. (1901), Psychopathologie de la vie quotidienne, OCF.P, V : p. 73–176 Paris, Puf.
Freud S. (1912), « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969.
Freud S. (1912), Totem et Tabou, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1965 ; OCF.P, XI, p. 189–386.
Freud S. (1915), « L’inconscient », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 65–121 ; OCF.P, XIII, p. 205–244.