Si cela était encore nécessaire, il suffirait de lire quelques titres de quotidiens, d’écouter la radio ou de regarder les actualités télévisées pour être assuré qu’un monde de violences permanentes (violences au pluriel) nous entoure au quotidien. Qu’elles soient sociales, économiques et / ou politiques, ces violences conduisent à des révolutions comme à des guerres, autant de conflits qui ont organisé l’épopée des Civilisations, ainsi que la grande Histoire de l’humanité, de ses origines lointaines à aujourd’hui.
Cependant, aborder le thème de la violence, ses contours et ses détours, sur un plan psychanalytique, et plus spécifiquement métapsychologique, nous met dans une difficulté, car, si le terme violence a une importance primordiale sur le plan de la dynamique et de l’économie des mécanismes qui régissent le fonctionnement psychique, pour autant, la violence n’est pas, en elle-même un concept métapsychologique.
En effet, sous le vocable violence (qui a une valeur sémantique très riche) peuvent se regrouper (de manière assez aléatoire) toute une série de concepts psychanalytiques qui peuvent s’intriquer, comme se recouper, et qui vont de l’agressivité, de l’ambivalence, de la cruauté, du sadisme, de la haine, et de l’emprise, etc., aux pulsions de destruction.
A ceci doivent être rajoutées des notions plus descriptives concernant des états psychiques (affectifs et émotionnels) tels que (je les cite par ordre alphabétique) : l’animosité, l’ardeur, la brusquerie, la colère, la démesure, la démence (l’hybris), l’énergie, l’effort, l’emportement, l’excès, la fureur, l’impétuosité, l’impulsivité, la passion, la puissance, la rage, la véhémence, la virulence, etc.
Après cette énumération (qui est loin d’être exhaustive) on peut, à première vue, se rendre compte que s’il y a des termes qui pourraient désigner des états dont on pourrait penser qu’ils peuvent être l’expression d’un potentiel désorganisateur de la psyché, néanmoins ceux-ci font pleinement partie d’éléments considérés comme potentiellement organisateurs de la psyché, comme, par exemple, la haine.
Si j’avance que la violence n’est pas un concept métapsychologique c’est dans la mesure où, suivant la pensée de S.Freud, celui-ci se réfère le plus souvent, d’une part, dans la première théorie des pulsions à ce qui est de l’ordre de l’agressivité, comme, d’autre part, dans la seconde théorie des pulsions (dite encore ‘seconde méta’), à ce qui est de l’ordre de la destructivité, ainsi qu’aux pulsions dites de destruction.
En effet, si S.Freud est bien conduit à se référer et à utiliser le mot ‘violence’ à bien des reprises dans ses écrits [je crois que l’on recense plus de cent références], ce n’est cependant que dans un texte tardif – sa réponse à A.Einstein, Pourquoi la guerre ? (texte de 1933) – qu’il s’appuie de manière prépondérante sur ce terme, je le cite :
« Vous m’avez surpris, écrit-il à A. Einstein, en me soumettant cette question : que peut-on faire pour détourner des hommes la fatalité de la guerre ? Le sentiment de ma propre incompétence – oserai-je dire de la nôtre – m’effraya tout d’abord, car cela m’apparut être une tâche pratique qui échoit aux hommes d’Etat. […] Vous commencez par les relations du droit avec le pouvoir. C’est à coup sûr le point de départ qui convient à notre investigation. Oserais-je remplacer le mot ‘pouvoir’ par celui, plus cru et plus dur, de ‘violence’ ? »
Plus loin S.Freud illustre le sens qu’il donne à l’utilisation qu’il fait du terme ‘violence’ comme étant, pour lui, en étroite corrélation avec l’idée de ‘pouvoir’ ; ainsi, entre autres, peut-on relever dans ce même texte les citations suivantes : « Les conflits d’intérêt entre les hommes sont donc fondamentalement tranchés par le recours à la violence » ; « Les lois […] déterminent alors à quelle quantité de liberté personnelle, dans l’usage de sa force comme violence, l’individu doit renoncer pour permettre la sécurité de la vie en commun. » ; « C’est une grave erreur de calcul de ne pas considérer que le droit n’était à l’origine que violence à l’état brut, et qu’il ne peut non plus, de nos jours, se passer de soutien de la violence. », etc.
En fait, dans ce texte, l’emploi du terme ‘violence’ est conçu par S.Freud dans une double dimension, essentielle sur le plan psychanalytique :
– d’une part, celle de la force, mais pas de n’importe quelle force, puisqu’il s’agit de celle qui se réfère à la seule pulsion (la force pulsionnelle), et,
– d’autre part, de la pulsion dans sa dimension destructrice (pulsion de destruction, ou pulsion de mort) ; je cite : « Les pulsions de l’homme ne sont que de deux sortes : soit celles qui visent à conserver et à unir – nous les nommons érotiques, tout à fait dans le sens de l’Eros dans Le Banquet de Platon, ou sexuelles par une extension consciente du concept populaire de sexualité –, et d’autres, qui visent détruire et à tuer. Nous regroupons celles-ci sous le terme de pulsions d’agression ou pulsion de destruction ».
Cependant il faut remarquer que S.Freud n’a pas attendu la seconde théorie des pulsions (c’est-à-dire ce que nous appelons communément le « tournant théorique de 1920 ») pour prendre en considération tout ce qui du ressort de l’agressivité, laquelle implique l’idée d’une violence en acte qui se déploie psychiquement sous différentes formes – tout autant organisatrices que désorganisatrices –, formes qu’il est difficile de regrouper dans une conception d’ensemble, mais qui impliquent des concepts comme ceux d’ambivalence, de sadisme, de cruauté, de haine, d’emprise, etc.
Aussi, avant d’aborder les différents contours métapsychologiques auxquels la violence peut renvoyer, je souhaite rappeler quelques généralités.
La / les violence(s) : quelles définitions ?
Synonyme d’une force en acte d’un caractère intense et parfois excessif, la violence peut se définir comme une force aveugle de dimension naturelle (on peut même évoquer à son sujet un « enracinement dans la nature »), force qui se déploie sans intention, ni orientation, particulière et qui déferle dans le milieu où elle s’est manifestée (A.Green, 1995).
Chez l’Homme, la violence se traduit comme la force agissante d’une dimension naturelle de type physique en relation avec une dimension psychique, laquelle est le propre du caractère humain. Située au carrefour de toutes les organisations, ou désorganisations, psychiques chez l’homme, la violence, qui se rencontre dans toutes les formes du vivant, peut donc se définir comme un état naturel, relié à l’ordre du vital, comme à la vie elle-même.
C’est à Jean Bergeret (1984, 1994) – qui a consacré une partie de son œuvre psychanalytique à l’étude du concept de violence dans le psychisme humain – que nous devons le fait d’avoir rappelé que le terme de violence, qui dérive du radical indo-européen (βiF), vient du mot grec (βiα) et du mot latin (vita), qui définissent la vie, la force vitale, l’élan de survie.
Comme je l’ai évoqué plus haut – car il est toujours nécessaire de le rappeler –, en psychanalyse, la violence doit être conçue sous l’angle de la force pulsionnelle (c’est-à-dire de la pulsion et de sa poussée constante) : inhérente à la pulsion elle-même, caractérisant celle-ci au cœur de son activité même, la force pulsionnelle est une force sourde, aveugle, laquelle en permanence ne cesse de faire pression au sein du psychisme pour obtenir une, ou des, satisfaction(s).
De ce fait toute pulsion – dont je rappelle qu’elle est un ‘concept limite entre psychique et somatique’ – est par nature potentiellement violente et le devient lorsqu’elle n’est pas signifiée, reconnue et satisfaite, ou lorsque vient s’opposer une répression venue de l’extérieur (ainsi, par ex., un interdit). Lorsque la pulsion n’obtient pas la réponse satisfaisante espérée, l’agressivité liée à la frustration ressentie (le manque) exacerbe alors la violence potentielle.
C’est ainsi que le fonctionnement pulsionnel, qui cherche aveuglément satisfaction, est la source des conflits (dont les expressions peuvent être violentes) du fait de l’action en jeu des forces psychiques opposées. Lors de la cure psychothérapique ou psychanalytique (que ce soit chez l’enfant, ou chez l’adulte) ces forces s’expriment dans la relation transférentielle, ce qui fait que l’on peut dire que « la violence est la puissance latente qui gît au cœur de tout transfert » (A.Green, 1995) .
Par ailleurs on ne doit pas omettre de rappeler et avoir présent à l’esprit que la violence psychique met en jeu le corps et la dimension corporelle, tant chez soi que chez l’autre, tant chez celui qui met en acte une violence, que chez celui qui la reçoit, ou la subit. C’est ainsi qu’elle peut aussi se définir comme « une effraction dans le corps, ou dans la psyché, d’un Autre qui n’est pas reconnu, ou respecté, en tant que tel » (J.Gammil, 2008) .
Ambivalences et agressivités
Même s’il a été apparemment difficile à S.Freud de reconnaître, avant les années 1920, l’importance, sous leur vocable propre, de notions telles que l’hostilité et l’agressivité (ainsi que la violence qui leur est inhérente), on doit cependant rappeler qu’elles sont présentes de manière indiscutable dans les définitions de concepts fondamentaux que j’ai évoqué plus haut, comme par exemple, et en premier lieu, le concept d’ambivalence, et de ce qui s’y réfère dans certaines de ses expressions, à savoir le sadisme, la haine, l’emprise, etc., lesquelles expressions sont autant de registres qui intéressent les pulsions sexuelles et l’organisation libidinale1.
L’ambivalence, comme on le sait, est au cœur du conflit psychique, notamment du fait qu’elle est intimement liée au concept de pulsion2 . Je cite S.Freud : « L’amour et la haine se dirigent très souvent simultanément sur le même objet, cette coexistence fournit aussi l’exemple le plus important d’une ambivalence des sentiments » (S.Freud, 1915. ). Du fait de l’opposition entre « aspiration égoïste au bonheur absolu » et « aspiration au bonheur avec autrui », il faut retenir que, dès son origine, la pulsion est dualiste, comme S.Freud est conduit à l’avancer un peu plus tard, dans Malaise dans la civilisation (S.Freud, 1929 ).
Ceci a pour conséquence le fait que l’investissement d’objet est lui aussi, par essence, dualiste en raison des sentiments opposés que sont l’amour et la haine3 à propos desquels S.Freud, dès la première théorie des pulsions, détermine une hiérarchie dans leur genèse, établissant une antériorité concernant l’apparition de la haine du fait que celle-ci est corrélative à l’apparition de l’objet, lequel ‘naît’ dans la haine : « L’extérieur, l’objet, le haï seraient tout au début identiques » .
Si l’amour peut être rapporté à l’investissement érotique de l’objet d’étayage et à la pulsion sexuelle, la haine, elle, a une origine différente puisqu’elle correspond à la « lutte du moi pour sa conservation et son affirmation » ainsi qu’elle cherche à maintenir un ‘moi-plaisir purifié’ (lequel est le fondement pulsionnel de ce que deviendra la négation).
La haine est donc plus ancienne que l’amour en tant que « relation à l’objet » puisqu’elle provient « du refus originaire que le moi narcissique oppose au monde extérieur », ce qui « prodigue des excitations » ajoute S.Freud, soulignant ainsi la mise en jeu implicite d’une forme de violence latente qui peut venir à s’exprimer sous la forme d’une agressivité patente4 .
Le conflit d’ambivalence est ainsi, sans aucun doute, le conflit le plus fondamental dans la cure analytique (transfert). C’est dans le registre du conflit d’ambivalence que s’articulent les investissements érotiques de l’objet de transfert (objets de désir séducteur ou objets à séduire), ainsi que les attaques haineuses, comme destructrices, qui le concernent. C’est ainsi que l’activation (l’actualisation) des conflits qui se développent sur la scène analytique s’ancre sur le statut, vécu comme ambivalent, de l’objet analyste, celui-ci devenant, par projection, le support d’un conflit imagoïque entre ‘bon’ et ‘mauvais’ objet.
Il est donc nécessaire de dissocier l’opposition entre amour et haine de l’opposition entre bon et mauvais (positif et négatif) : ainsi la haine (comme la violence qui lui est associée) peut avoir une fonction positive par référence à l’affirmation narcissique du sujet et sa fonction de différenciation d’avec l’objet (par ex., pour se séparer il est nécessaire de haïr). De même, l’amour (comme la violence qu’il entraîne – c’est-à-dire, la passion dans toutes ses expressions du ‘passionnel’) peut, à l’inverse, avoir une fonction négative du fait de sa visée d’indifférenciation et d’aspiration par l’objet.
Cependant, pour certains freudiens, il est absolument nécessaire de distinguer la violence de l’agressivité, qui ne seraient pas du même registre.
C’est ainsi que pour J.Bergeret, l’agressivité ne doit pas être confondue avec la violence, dans la mesure où, indépendamment de la sexualité, il existe un « instinct violent, naturel, inné, universel et primitif » (une « cruauté instinctuelle primitive »), véritable « violence fondamentale » qui permet au courant libidinal de se développer ; par ailleurs, les buts de cette brutalité primitive – laquelle appartiendrait à l’héritage archaïque violent de tout être humain –, ne seraient pas sous-tendus par une intention particulièrement ‘bonne’ ou ‘mauvaise’ car elles s’orienteraient tout autant vers la tendresse, que vers l’agressivité.
Pour J.Bergeret, cette dynamique violente, narcissiquement primaire [ou peut-être plus précisément ‘primitive’], met d’emblée en jeu un conflit de ‘survie’ qui est de l’ordre d’un « c’est lui, ou c’est moi » et qui ne s’inscrit pas dans l’optique d’un conflit génital ; ce n’est que secondairement qu’elle s’intégrerait au sein du courant libidinal pour être alors au service des tendances sexuelles, ce qui permet de redonner un sens nouveau à la dynamique violente originaire.
Pour l’auteur, la ‘violence’ ne deviendrai pathologique que :
– lorsque la violence primitive ne serait pas refoulée, mais serait réprimée et qu’elle s’inhiberait alors ;
– ou que le courant sexuel qui, en s’unissant au courant violent, viendrait à se ‘pervertir’ et donnerait alors lieu à une violence agressive – une agressivité – qui, du fait qu’elle n’aurait pu trouver à s’étayer et trouver un objet (primaire) contenant et transformateur, prendrait alors plaisir à faire mal à l’objet (sadisme, cruauté, emprise, etc.).
Si des auteurs, comme J.Bergeret, soutiennent ce point de vue, c’est dans l’intention, entre autres, de chercher à ‘innocenter’ (ou à en ‘déculpabiliser’ les effets) la violence, à la quelle ils accordent une valeur organisatrice, tout en souhaitant affranchir celle-ci des aléas d’une agressivité dont l’expression violente serait par trop intriquée au pulsionnel et, par voie de conséquence, à l’érotisme, ce qui, pour le coup, la rendrait alors désorganisatrice (sado-masochisme, retournement de la violence contre soi, etc.).
Pour autant que l’on doive reconnaître l’intérêt d’une telle proposition, néanmoins on peut argumenter ce point de vue car :
– d’une part, il chercherait à réfuter l’idée que, bien que de nature narcissique, les pulsions d’auto-conservation doivent nécessairement pouvoir disposer de l’agressivité afin de remplir leur rôle ;
– d’autre part, il rejetterait la théorie du dualisme pulsionnel (pulsions de vie / pulsions de destruction), ainsi que la violence destructrice qu’elle recouvre, de laquelle elle ne peut être dissociée.
Destructivités (Intrication / Désintrication, Liaison / Déliaison)
Revenons à présent sur la seconde (et dernière) théorie des pulsions.
Elle permet de comprendre que, en tant qu’avatars de l’ambivalence, la violence et la destructivité sont autant d’issues possibles du conflit pulsionnel entre Eros et Thanatos.
Avec cette avancée théorique qui permet de repérer toute conflictualité dans une opposition entre pulsion de vie et pulsion de mort, S.Freud situe l’amour et la haine comme procédant réciproquement, d’une part, d’une pulsion érotique (libidinale) de liaison à l’objet (intrication, objectalisation), et, d’autre part, d’une pulsion destructrice de déliaison (désintrication, désobjectalisation). Tout phénomène psychique devient par définition le résultat de cet alliage.
Mais, qu’est-ce que lier veut dire ?
Lier c’est donner au sujet un sens (et une mise en représentation) aux manifestations psychiques du sujet, qu’il soit infans [le nourrisson, l’enfant avant l’acquisition du langage], enfant ou adulte ; c’est aussi donner au sujet la possibilité de s’approprier ce sens et de lui permettre ainsi de remplacer des formes de violence désorganisatrices par d’autres formes, plus atténuées (modérées), tout en ne rompant pas le lien avec l’objet, même s’il n’est pas comblant, voire frustrant, du fait qu’il n’apporte pas la (les) satisfaction(s) espérée(s).
Lier, c’est aussi réunir et intra-psychiquement et inter-subjectivement. Mais, comme l’écrit A.Green, auquel j’emprunte ces propos, « ce qui a été lié ne fait pas pour autant disparaître la puissance de déliaison organisatrice, celle-ci est simplement bercée, endormie, invitée à rêver. Elle n’est pas neutralisée, seulement dérivée, atténuée, différée » (A.Green, 1995).
C’est à partir du moment où la psyché, privée de son lien à l’objet, ne peut plus assurer la fonction de liaison de l’excitation que la violence peut surgir. Ainsi, en est-il du but de l’action qui consiste à prendre soin et à élever des enfants : leur permettre de lier leurs potentialités destructrices (en relation avec la destructivité pulsionnelle) ; c’est lorsque ce processus ne se développe pas suffisamment, que les expressions de la violence du sujet ne peuvent, ou ne peuvent plus, être contenues5.
D’où l’importance fondamentale du rôle de l’objet chez l’infans (le rôle des objets primaires – ou de ce qui en tient lieu) et dont je souhaite ici rappeler, en les esquissant, les différentes fonctions fondamentales qui permettent la régulation du fonctionnement économique et qui assurent la qualité de l’intrication pulsionnelle (pulsions de vie / pulsions de destruction). Ces fonctions sont :
– la capacité de satisfaction libidinale ;
– la couverture narcissique [importance de la blessure narcissique créée si l’enfant n’est pas désiré et vécu comme le prolongement narcissique de ses parents, investi par eux comme individu à découvrir, à observer, et donc comme objet de fantasmes qui viennent, entre autres, nourrir en retour la ‘rêverie maternelle’ (comme la ‘rêverie parentale’)] ;
– la capacité contenante associée à,
– la capacité transformatrice [par ex., détoxiquer la ‘peur de mourir’ de l’infans en ayant, entre autres, une capacité à recevoir ses angoisses sans projections rétorsives en retour (identification projective non pathologique)] ;
– enfin, last but not least, la capacité à être un pare excitant et, in fine, à être un objet d’étayage [l’étayage narcissique par l’objet (externe et / ou primaire) est d’autant plus nécessaire que la violence pulsionnelle fait rage, dans un appareil psychique faiblement organisé pour la contenir et la symboliser ce qui entraîne le fait que l’amour et la haine restent indifférenciés (non discrimination entre l’un et l’autre)].
Dès sa naissance [et l’on est, aujourd’hui, en droit de penser avant même celle-ci], l’infans subit inévitablement, et de manière permanente, des excitations qui proviennent tout autant de son monde interne (pulsionnel), que du monde externe, excitations qui sont vécues comme autant d’expériences psychiques de type violentes.
Concernant le plan externe, la violence est liée à la totale dépendance dans laquelle l’infans se trouve vis-à-vis des soins qui entraîne chez lui un sentiment d’impuissance. Concernant le plan interne, la violence vécue est liée à la force pulsionnelle qui peut déborder l’infans si celle-ci n’est pas atténuée par l’objet (la mère, ou l’environnement) qui dispense les soins et qui doit, autant que faire se peut, répondre à l’urgence de la demande (de l’ordre du besoin – faim, douleur, etc.), ainsi que de prendre en charge les angoisses qui en résultent.
Si l’infans est conduit à ne pas sentir de réponse à ceux (besoins) et celles-ci (angoisses), comme à ne pas avoir le sentiment que ses émergences pulsionnelles sont prises en compte et acceptées par l’objet6 , des éléments (ou des évènements) psychiques de type défensifs apparaissent pour lutter contre la violence de la souffrance psychique qui n’arriverait pas à s’élaborer et qui confine alors à des états de douleur [en relation à une haine qui ne trouve pas son, ou ses, objet(s)].
Cette douleur, qui peut-être d’ordre persécutrice, ou dépressive, pose non seulement la question de la violence pulsionnelle, mais aussi celle de la violence des mécanismes de défenses (J.Bégoin, 1987) mis en œuvre contre celle-ci (notamment, déni, clivage, désaveu, forclusion, extrojection, projection et / ou identification projective pathologique, idéalisation, omnipotence, etc.). La douleur résulterait alors de l’intériorisation primaire d’un objet ‘insuffisamment bon’, ressenti comme non-disponible, rejetant, intrusif, empiétant, omnipotent, voire endommagé, ou détruit.
L’intensité des affects (notamment haineux) qui accompagnent ces états de douleur peut, parfois, conduire le sujet à une véritable détresse psychique. Dans les formes les plus extrêmes, qui peuvent être inconscientes, ceci se traduit par une expérience psychique destructrice dont le vécu peut être décrit comme « agonie primitive » (S.Ferenczi), « menace d’effondrement » ou « désastre psychique » (D.W.Winnicott), voire « catastrophe interne » (W.R.Bion).
On peut penser que la violence (les différentes formes de violence) viendrait alors traduire :
– la non élaboration des fantasmes primitifs cruels, qui entraîne des actes (des agirs), lesquels sont le moyen d’évacuer les contenus de ces fantasmes inconscients ;
– une réponse ‘aveugle’ à la blessure narcissique vécue comme une attaque du sujet, de son droit à l’existence ou de sa valeur ; la réponse violente est tout autant l’expression de sentiments de haine que d’amour déçu sur fond d’insécurité et d’expression de colères clastiques, ou de rage [du fait que le sujet ne pense pas pouvoir se reposer sur un investissement narcissique de base qui permette l’espoir] ;
– l’action du surmoi [surmoi en l’occurrence cruel] qui peut entraîner des actions de type violentes et criminelles par sentiment de culpabilité [S.Freud, 1928, ‘Dostoïevski et le parricide’ ] ;
– l’identification à un surmoi primitif et sadique (surmoi pathologique) ; ex., la mélancolie, qui peut entraîner chez un sujet des actes d’une rare violence à l’égard des autres (meurtre), comme à son propre égard (suicide) ;
– l’identification à l’agresseur, en relation au défaut d’élaboration de l’expérience d’avoir été, ou de s’être senti, la victime d’une séduction ou d’un attentat sexuel ;
– la ‘terreur sans nom’ du sujet qui peut éprouver la nécessité de provoquer immédiatement chez l’autre une situation de terreur : faire peur aux autres pour faire taire sa propre peur… [ce mécanisme de défense pouvant être proche de l’identification projective pathologique ?] ;
– le désespoir qui peut entraîner une rage destructrice, etc.
A propos de la haine : violences désorganisatrices, violences organisatrices
La destructivité, comme la violence qu’elle entraîne, peut être aussi le résultat d’identifications de l’enfant aux différents désirs inconscients (notamment haineux et meurtriers) des parents, ainsi qu’à leur capacité d’investissement (parfois difficile) le concernant. Le penchant qu’il aura à la destruction (tout aussi bien détruire, que se détruire) dépendra du fait qu’il aura pu être un enfant désiré ou non désiré, investi ou non investi (voire même, brutalement désinvesti), aimé ou haï, valorisé ou dévalorisé, etc.
Sa destructivité (en lien à son masochisme primaire) dépendra aussi de la manière dont il a pu établir (organiser) ses défenses pour se protéger de la haine, tant de celle qu’il éprouve (entre autres, du fait de la douleur), que de celle dont il a été l’objet. A propos de celle-ci, je rappelle, entre autres, les propos tenus par D.W.Winnicott, dans son article ‘La haine dans le contre-transfert’ (1947) : « J’émets l’hypothèse que la mère hait le petit enfant avant que l’enfant ne puisse haïr sa mère et avant de savoir que sa mère le hait ». Je rappelle que D.W.Winnicott considère cette haine comme organisatrice, car au cœur du processus de séparation / individuation.
La destructivité est un effet de la haine éprouvée, comme reçue, qu’elle soit réprimée, refoulée ou même, ce qui est le plus souvent le cas, clivée puis projetée (ou extrojectée – identification projective). Mais la destructivité ne se définit pas seulement au regard de la capacité de détruire [elle n’est pas seulement liée à la pulsion de mort (à la pulsion destructrice)], car elle fait aussi partie de la vie : « Détruire n’est pas un acte créateur, mais créer est un acte de déconstruction des formes anciennes, une ‘absorption / dégradation’ qui permettent leur transformation » (R. Kaës, 2007)7.
De même il apparaît qu’une autre forme de violence d’ordre primaire est un enjeu essentiel de l’organisation psychique chez l’infans et je pense ici à ce que P.Aulagnier a nommé ‘violence anticipatrice’ ou ‘violence de l’interprétation’ .
Pour l’auteur, la mère dès la naissance de l’enfant va interpréter les besoins de celui-ci, autrement dit elle doit ‘anticiper’ ce qui lui permettra de pouvoir vivre avec un minimum de confort et de plaisir. Pour P.Aulagnier, l’interprétation que la mère fait des désirs de l’infans devient l’équivalent d’une ‘violence maternelle’, du seul fait que le désir de la mère cherche à susciter chez son enfant un affect de plaisir tel qu’elle l’a anticipé, en réponse à une demande.
La ‘violence primaire’ est ainsi créée par l’interaction psychique qui résulte de l’intrication du désir de l’un, sur l’objet d’un besoin de l’autre, l’infans, lequel est, par ailleurs, démuni par sa prématurité.
Ainsi l’attention vigilante peut comporter de multiples risques par ses excès mêmes [mais, aussi, par ses défauts…], l’inadéquation des soins pouvant entraîner un dysfonctionnement du corps, des affections somatiques, des troubles alimentaires, des troubles du sommeil, comme des troubles de l’activité de pensée.
A la violence de l’interprétation décrite par P.Aulagnier, on peut aussi ajouter celle décrite par D.Braunsweig et M.Fain à propos de ce qu’ils nomment la ‘censure de l’amante’ et qui concerne ce que la ‘mère, sexuelle, de la nuit’, lorsqu’elle retrouve le père (en fantasme et / ou dans la réalité), vient imposer à son ‘enfant du jour’ auquel elle donne des soins .
De la même façon, on peut affirmer que tout ce qui contribue à l’organisation des fantasmes, notamment les fantasmes originaires (de séduction, de castration et de scène primitive), contient des potentialités violentes du fait des interdits et donc du renoncement pulsionnel dont ils sont issus (par ex., entre autres, l’interdiction du cannibalisme, de l’inceste, du meurtre de son semblable, etc.).
Comme je le rappelais plus haut, partie intégrante de la structure humaine fondamentale, la violence surgit ainsi à tous les carrefours de l’organisation / désorganisation psychique. Qu’elle soit au service de l’autoconservation, du narcissisme, de l’objectalisation, de la destructivité (désobjectalisation), on en perçoit l’extrême présence dans les expressions fantasmatiques (conscientes ou inconscientes) chez tout sujet, qu’elles soient des expressions de type oral cannibalique (incorporation), de type anale (sadique anale), de type phallique ou plus banalement génitale (castration).
Elle se caractérise aussi par le fait que ses destins, et j’en terminerai par là en les rappelant, sont de trois ordres, des plus désorganisateurs au plus organisateur :
– si l’objet n’est pas en mesure de lier la violence à l’érotisme, ceci entraîne, dans l’échange libidinal, un déficit grave de la mise au service des pulsions agressives qui se trouvent alors détournées de leur fonction de soutien des agressions dirigées vers l’objet ; celles-ci (les pulsions) peuvent alors se retourner contre le sujet dans une visée auto-destructrice (‘haine de soi’ et ‘surmoi cruel’ qui conduisent tout autant au sacrifice, qu’au suicide) ;
– ceci peut aussi entraîner une absence de la capacité et donc de l’expression possible d’une violence manifeste, ceci conduisant à une voie de désobjectalisation absolue, véritable ‘violence blanche’ (ou ‘violence innocente’), qui viendrait signer la non signifiance de l’autre et proclamerait ainsi l’inexistence de l’objet, voire l’indifférence radicale du sujet à la présence ou à l’absence de celui-ci ; violence d’autant plus cruelle que, je le rappelle, rien n’est en fait plus cruel que l’indifférence ;
– soit, troisième destin, lequel semble être une voie moyenne et salvatrice pour la psyché : la violence s’avère être en mesure de pouvoir s’intriquer à l’érotisme (sadisme et masochisme) grâce à ce que l’on peut convenir être le ‘travail de l’objet’ (cf, par ex., sa ‘capacité de rêverie’), lequel donne ainsi une chance au sujet de se l’approprier et l’intégrer à son ‘processus civilisateur’, comme à ses voies créatrices et sublimatoires.
Thierry Bokanowski, psychanalyste titulaire formateur SPP.
Bibliographie :
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Bergeret J. (1984), La violence fondamentale, Paris, Payot ; (1994), La violence et la vie, Paris, Payot.
Braunschweig D. et Fain M. (1975), La nuit, le jour, Le fil rouge, Paris, P.U.F.
Castoriadis – Aulagnier (1975), La violence de l’interprétation. De l’énoncé au pictogramme, Paris, P.U.F.
Freud S. (1915), Pulsions et destins des pulsions, in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p.11–43.
Freud S. (1929), Malaise dans la civilisation, Paris, P.U.F., 1971.
Freud S. (1928), Dostoïevski et le Parricide, in Résultats, idées, problèmes, II., Paris, P.U.F., 1985, p.161–179.
Gammill J. (2008), La position dépressive au service de la vie, Editions In Press, 2007.
Green A. (1995), Sources, poussées, buts, objets de la violence, in ‘Destins de la violence’ (Colloque de Monaco), Journal de la psychanalyse de l’enfant, 18, Paris, Bayard Editions, p.215–260.
Kaës R. (2007), Notes sur la violence et la destructivité dans les Groupes, in « La destructivité », Journal de la psychanalyse de l’enfant, N°39, p.187–206.
Winnicott D.W. (1947), La haine dans le contre-transfert, in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p.48–58.
NOTES :
- Ce n’est qu’après avoir souligné l’importance de l’ambivalence dans le transfert [La dynamique du transfert (1912) ], que S.Freud s’est trouvé en mesure d’envisager l’agressivité comme une manifestation relationnelle courante, mais dont l’origine n’est ni homogène, ni unique. Il semble que par la suite il ait toujours considéré l’agressivité comme étant en lien (tant sur le plan de l’univers des fantasmes, que sur le plan des symptômes et de la clinique) avec, d’une part, des motions affectives hostiles et, d’autre part, les motions érotiques.
- L’essentiel de la théorie de l’ambivalence, qui s’appuie sur la théorie des pulsions, a consisté à montrer que le jeu et le rapport dialectique entre l’amour et la haine à l’égard d’un objet est à la base du conflit psychique, ainsi que les différentes mesures (psychiques) pour y faire face.
- En fait, sentiments complémentaires qui ne sont pas dans un total rapport de symétrie, dans la mesure où l’opposé de l’amour n’est pas la haine, mais l’indifférence.
- Dès lors, le fait de reconnaître la fonction du narcissisme conduit S.Freud à devoir déplacer la mise en tension du couple pulsions d’auto-conservation / pulsions sexuelles, sur le couple investissement narcissique / investissement objectal, cette mise en tension conflictuelle étant source d’agressivité (et donc implicitement de violence).
- En d’autres termes, la violence agie, c’est-à-dire l’agression d’un sujet sur autrui qui vise à l’anéantir, surgit au moment où la psyché, privée de son lien à l’objet, ne peut plus assurer sa fonction de liaison de l’excitation.
- Lequel serait potentiellement en mesure de les transformer du fait, qu’entre autres, il ne les vivrait pas comme destructrices
- Ici, on peut penser que l’auteur se rapproche de certaines conceptions de W.R.Bion (appareil psychique dont le fonctionnement peut être comparable à celui de l’appareil digestif).