« La question de l’enfant – « comment suis-je né ? » – ne porte pas sur la biologie, comme le pensent parfois les parents embarrassés, mais sur la poésie, sur ce qui donne sens à l’existence. » Fabrice Midal.
Elle est comme le petit prince « dessine-moi un bébé » « non pas comme ça, il est trop gros, trop fin, trop blond ». Finalement on lui dessine un ventre, elle murmure : « il est parfait ».
Au commencement, je ne suis pas. Elle est moi plus elle.
Elle me pense avant que je n’arrive : elle se demande si les voix passent le cordon, si le placenta filtre aussi l’anxiété.
Elle se rêve en caisse de résonance, elle affirme que je perçois les regards, que mes synapses impriment les sons. Elle écoute de belles musiques en appréhendant le moment où je commencerai à exister, l’instant où je comprendrai l’en dedans et l’en dehors des choses. Elles sont fines les frontières, surtout à la naissance. Il n’y a rien, ou presque, et voici un corps. Un corps qu’on appelle Maman. On la rencontre après qu’elle nous a séparé de son ventre. On la trouve comme ça, sans rien demander, toute tombée du ciel. Elle est la première qui apparaît, avant les rocs, avant la terre, avant les vagues. Elle s’accroche au coin du cœur. C’est comme les mots d’avant notre heure, elle apparaît à la lumière du monde avant même que notre regard ne la pose. Elle est le premier cocon et la première eau. Elle est là avant que le sang nous irrigue, avant que le timbre retrouve nos voix et avant même que le premier « A » ne se forme.
On ne la décide pas, elle peut être triste, heureuse, ou les deux à la fois. Elle peut être ailleurs, et il arrive qu’elle s’échappe vers une fiction réelle.
C’est comme cela une Maman, on ne la choisit pas. Elle est la première que l’on sent, que l’on touche, que l’on voit. Et après, elle est encore là, et pour le premier mot, et pour la première phrase. Pour la première histoire que l’on raconte, le premier texte que l’on écrit. Elle a créé ce que l’on crée. Ma mère à votre langue, mais ses mots n’ont pas toujours les mêmes signifiants.
Les docteurs disent en parlant de moi : « il s’autisme », elle comprend « il s’ôte l’isthme ? – Opérez-le ! ».
Ils disent « Il ne regarde pas dans les yeux », elle dit « c’est une marque de respect ». Elle a son monde, pour moi elle est Le monde.
Elle écoute les voix, elle dit que tout est construit par la langue, comme au jour premier quand Dieu dit « que la lumière soit » et que la lumière fut.
Elle dit « je meurs d’une vie, je nais d’une vie ». Pour elle aussi c’est une naissance, une Co-naissance.
Regardez là me serrer dans ses bras, elle est à gauche de l’amour gauche des premières mères. Elle veut toujours tant faire ce qui est le plus approprié, qu’elle fait souvent autrement.
Il y a des jours elle envoie tout valser, elle fait des folies, c’est un vrai « morciellement ». La mort du ciel. A cet instant, elle peut être dans un lieu sans y être. Elle devient Françoise Sagan, Gandhi, Mohamed Ali. Regardez-là. Elle peut rire sans joie et peut pleurer sans peine.
On dit « séparez-les ! elle est mère sans être mère » et moi, puis je réellement être fils sans être Son fils ? Doit-on se séparer une seconde fois ? Papa devient enceinte. Il se fait chêne, séquoia et hêtre. Il me porte comme elle m’a porté. Elle laisse le relais. Je suis le témoin à transmettre. Je passe de main en main, de bras en bras.
Elle dit « est-ce cela la transmission ? »
Leur ligne d’arrivée est ma ligne de départ, regardez-moi ramper, j’ai les pieds dans les paumes et les paumes ancrées dans la terre. Je mets en bouche, je goute au monde. Les soins aident peu à peu Maman à retrouver ses propres gestes, sa propre voix. Et voici qu’ils me permettent de retrouver ma voix par la sienne. De retrouver mon nom sur le sien. Elle n’est plus obsédée par faire ce qui est le plus approprié. Elle trouve mon regard, elle m’éveille en tapis, elle me biberonne. Elle fait s’élever de peu de terre des milliers d’aubes. Les soignants nous ont tissé des liens.
Maman est venue deux fois à moi, une fois toute tombée du ciel, une autre fois je l’ai choisie.
Les unités parent-bébé sont des lieux frontière, des lieux de liens et de rencontres : la première rencontre à l’autre d’abord, mais également le lieu où la psychiatrie rencontre la pédopsychiatrie, où les soignants de pédiatrie rencontrent les soignants de psychiatrie.
Je tenais à rendre hommage aux soignants de ces unités, ils sont au contact de situations complexes. Ces unités sont à la croisée de plusieurs chemins et gagnent à être développées et reconnues.
Je me suis plusieurs fois demandé pourquoi mon stage en unité mère bébé a été une expérience si marquante. On y est en prise avec certains indicibles, avec les frontières du début de l’existence. Pourquoi est-ce en poésie que je parle de cette expérience ? La poésie est aussi la langue des frontières. Elle est comme une naissance, en ce sens qu’elle n’est ni du côté de l’intellect, ni du côté de l’émotionnel pur. Elle n’est pas le silence, mais n’est pas le langage. Elle est sur le fil, continuellement. La poésie n’a pas de preuve à apporter, elle ne souhaite rien prouver. Elle danse à la lisière de plusieurs réalités.