Intelligences (un usage de la pensée)
L’air du temps s’installe subrepticement avec sa rengaine un peu louche sur un air de déjà vu, lu, entendu. Sa senteur est parfois entêtante au point d’en irriter les sens puis comme par un effet anesthésiant devient une habitude qui s’installe. Il est alors temps de changer d’ère. C’est le temps qu’il faut changer.
L’intelligence, personne n’y prenait vraiment garde. Certes, elle était un élément de comparaison entre individus sur leur vivacité d’esprit ou leur façon de mener carrière. Sans avoir l’air d’y toucher, elle véhiculait son lot de connaissances, par définition parcellaires, mais dont les tropes successifs charriaient un historique comme autant de vérités non dénuées de lieux communs ni de malentendus qui pouvaient prendre l’aspect anodin d’une remarque sur un bulletin de notes : « élève intelligent mais paresseux, doit surveiller ses expressions », « élève intelligente mais frivole ».
Petit à petit, la notion d’intelligence, qui passait pour une abstraction même si elle avait déjà des effets sociaux, est devenue plus prégnante. Il fut de plus en plus question d’intelligence cognitive, puis plus récemment d’intelligence artificielle, dans un jeu de miroirs et dans une rivalité d’autant plus puissante que les concepteurs de ces notions sont entrés dans la logique de performance et de concurrence qui structurent nos économies. L’économie cognitive et l’intelligence artificielle s’interpellent au point de se confondre, de créer des réseaux de neurones calqués sur la biologie et de construire une intelligence à deux faces.
Et nous, psychanalystes, découvrons qu’une certaine conception de l’intelligence est devenue l’adversaire de l’inconscient. Inconscient dont cette intelligence manque cruellement pour ne pas être rattrapée par les capacités d’apprentissage, de créativité et de correction des erreurs de l’intelligence artificielle.
Aussi la critique ne porte pas sur la notion de progrès technique mais sur la croyance que ce progrès est civilisateur, idée chère aux tenants des colonisations.
Nous aurions pu être alertés quand en 1981, Lorma Wing définissait le syndrome d’Asperger d’après les travaux de Hans Asperger qui dataient de 1943/44. L’autisme, enfin débarrassé de son accointance inappropriée avec la débilité, trouva ses lettres de noblesse. Qu’importe que Hans Asperger fût un nazi zélé appliquant avec conviction le programme T4 d’élimination des malades mentaux. Qu’importe que Sigmund Freud fût un médecin juif viennois adepte des lumières françaises, allemandes (Aufklärung) et juives (Haskala) dans une recherche constante des conditions de l’émancipation entre dialectique du désir, place de l’étranger, de l’inconnu en soi et relation à l’environnement. L’intelligence, les capacités cognitives deviennent le nerf de la guerre qui vise l’éviction de la psychanalyse comme pratique adéquate dans l’approche des maladies mentales. L’appareil psychique devient une boîte noire à entrées multiples et une machine à trier les informations.
En 1930 Freud perçoit et théorise ce « malaise dans la culture » dans un ouvrage de référence de ses écrits anthropologiques. En réponse à Romain Rolland et à son « sentiment océanique » que Freud trouve trop empreint de religiosité, il défend à partir de son hypothèse de refoulement organique une spéculation sur l’origine sociale de l’appétence de l’humain pour la culture, pour faire civilisation.
La femme marche, elle pense.
L’homme marche, il pense.
Ils se sont extraits de la terre. La pensée ne peut faire sans l’autre, ne peut faire sans le renoncement pulsionnel, la tentation de la régression et l’angoisse que cela suscite. La vue a remplacé l’olfaction, alors viennent les désirs d’aller vers l’horizon, d’ouvrir les espaces, de reproduire ce que l’œil voit. Mais pour Freud, la culture n’est pas que connaissances, elle est ce qui structure la psyché, l’inconscient sexuel de chacun au sein de son environnement. Nous autres sommes l’autre de l’autre. Le malaise est que jamais l’esprit ne se clôt : il est bancal.
Or, ce à quoi nous avons assisté, ce dont la référence au nom d’Asperger est l’indice le plus saillant, c’est la substitution de la culture en tant que socle des civilisations par une conception de l’intelligence. Néanmoins, opposer la pensée à l’intelligence s’avère insuffisant pour résister aux forces économiques que génère le concept d’intelligences comme critère du fonctionnement psychique. L’évaluation fait preuve, la capacité à s’adapter fait pronostic et induit le traitement. Classer c’est penser.
Mais là où une pensée errante s’immisce dans les interstices comme autant de lieux de créativités psychiques, l’intelligence comble, par des complexités logiques, les espaces dans un réseau suffisamment dense d’axes et d’items diagnostics. Ce qui permet de faire du plus grand nombre de comportements un élément pathologique.
Bien sûr, dans une optique de care, de bienveillance, de résilience, il est possible d’offrir, de mettre à disposition un environnement favorable à l’adaptation. Mais pour s’adapter il faut aussi s’assujettir : condition de l’intégration, de l’assimilation, par le corps social.
L’intelligence comme symptôme n’est pas à un paradoxe près, et c’est ainsi qu’« être Asperger », c’est-à-dire être atteint du syndrome du même nom, est devenu un sésame, une qualité chez les tenants de l’IA, signe d’une intelligence qui va au bout, si tant est qu’une limite existe, de la logique qui l’anime. Une logique qui ne peut pas perdre parce qu’elle n’autorise qu’elle-même dans son champ d’application, qu’elle n’est marquée par aucun manque et qu’elle ne s’absente jamais d’elle-même. Ainsi s’instaure une croyance qu’il existe une porosité entre cette intelligence décorporéisée, désexualisée (du moins le fait-elle croire) et la machine. Une croyance qui brouille les frontières entre concepteur de la machine et prolongation de la machine, entre humain et humanoïde.
Et comme tous les humains possèdent une architecture neuronale et cérébrale identique, une échelle d’intelligence peut être considérée comme un critère objectif et opposable à tout autre mode de pensée, au-delà des cultures et des rapports sociaux, pour hiérarchiser les individus. L’alliance borroméenne entre intelligence cognitive et intelligence artificielle crée le lien entre rationalité intellectuelle et rationalité économique du modèle néolibéral, données comme paradigmes d’une rationalité universelle. Toute contestation radicale de ce modèle est alors considérée comme une attaque, une subversion de l’universalité de l’intelligence voire de l’universalisme. Mais c’est un universalisme vidé de la philosophie révolutionnaire à l’origine de sa théorisation, et qui contenait en germes une pensée de la multitude des mondes. Universalisme de communication qui a la valeur d’un leurre de la production d’une intelligence qui ne travaille qu’à l’extension de sa logique.
Ainsi, ce qu’il s’est passé chez Open AI, maison mère de Chat GPT, illustre les manœuvres et la froide détermination à faire des entreprises conceptrices d’intelligence artificielle des sociétés à très forte valeur ajoutée, c’est à dire avec le moins de valeur humaine possible puisque le leurre de la déshumanisation des décisions prises par l’IA est au cœur de cette rentabilité. Cette entreprise s’est régénérée en autodétruisant les valeurs dont elle se réclamait. Décidément : le capitalisme est plein de Staline aux petits pieds.
Ceci ne pourrait être qu’un épisode d’une saga, même pas une tragédie, sauf que l’extension du domaine de la rentabilité de l’IA prend position et possession du théâtre des massacres en cours.
Les armées des pays à haut potentiel technologique ont largement recours à l’IA à la fois dans leurs zones de conflit direct mais également pour des frappes dites préventives (bienvenue dans le monde de Phillip K. Dick) ou de représailles.
Cette utilisation semble tout droit sortie de La théorie du drone, de Grégoire Chamayou et de la doctrine de la guerre (contre) révolutionnaire. Mais dans les massacres à haute technologie, il existe une double déshumanisation : celle des victimes, enfants, femmes, hommes, et celle de l’assaillant qui manœuvre son drone comme un jeu vidéo, se tenant à distance des civils tués. L’algorithme ne connaît pas l’être humain, il ne connaît que des cibles ; ce sont donc des cibles qui sont atteintes et éliminées. Ce qui autorise à justifier l’usage d’une force disproportionnée (c’est le terme officiel) :
Aller à la guerre comme on va au bureau,
Sous les décombres la plage.
Il suffit juste d’un bon conditionnement et puis, les drones ne violent pas.
Ainsi la distance est de plus en plus ténue, entre jouer à et faire la guerre, entre le jeu et la réalité puisque la réalité est désincarnée, invisibilisée. Le jeu se pratique avec des armes de guerre : joystick, écran, à moins que ce ne soit l’inverse. Quand le jeu n’est plus un déplacement de la réalité, la folie gagne et ce n’est pas l’injonction à une vague morale civilisée qui permettra d’y résister. Quand la haine est perçue mais non matérialisée, celui qui la porte, qui l’incarne, rafle la mise.
Ainsi s’organise une intelligence de plus en plus déconnectée du corps qui contient les éléments de son expression, voire qui demande, pour être plus performante, une forme d’isolation sensorielle. Une intelligence des procédures, aussi complexes soient-elles, loin de la sensibilité d’un mécanicien qui règle un moteur à l’oreille, loin d’imaginer un territoire en lisant une carte ou d’entendre un lapsus au cours d’une séance.
Une intelligence sans corps, sans reste, qui élimine ce qu’elle n’absorbe pas comme autant de déchets, autant de « signifiants d’éjection » comme l’écrit Jean-Michel Rey. D’éjection/déjection c’est bien la voie de la régression qui est barrée, la voie du retour à l’excrémentiel.
C’est ce dont il est question dans une scène d’un grand malaise, d’une réelle perturbation des représentations à laquelle nous invite Rébecca Chaillon dans son spectacle Carte noire nommée désir. Nous, les spectateurices, assistons à un dîner durant lequel sont servis aux comédiennes, femmes noires racisées (il n’y a pas de comédiens), sous les noms quelque peu ronflants des mets d’origine, des assiettes d’excréments. Jeu entre couleur des déjections et couleur de la peau, jeu qui démontre l’existence d’une intelligence irréductible, inassimilable par les circonvolutions de l’intelligence discursive dominante et qui ne veut rien savoir de ce qu’elle rejette.
Et pourtant c’est bien dans les conditions d’accueil de l’inassimilable, des subalternes, des indésirables, à l’encontre de leur stigmatisation, signe constant des totalitarismes, que se reconnaissent les démocraties.
Penser une résistance à l’indéniable séduction de l’IA dans nos quotidiens et à l’instar d’Arturo Escobar dans son ouvrageSentir(eh oui !)-penser avec la terre, penser la pluralité et la complémentarité des mondes et des cosmogonies, qu’une autre intelligence est possible.
Penser à retrouver une esthétique de l’intelligence.
En ouvrant une page au hasard d’Outside de Marguerite Duras, je tombe sur ce dialogue entre elle et Beckett, qui dit à propos de Madeleine Renaud :
Elle a du génie, elle a de l’intelligence partout, sur la peau, partout
Elle me raconte : le génie commence par la douleur. »
Marguerite Duras, Outside, Folio Gallimard, Paris 2014, p. 276