"La mélancolie d'une belle journée" de Georgio de Chirico

Des feux qu’on couvre

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Couvre-feu est un terme qui, si on ne résiste pas à un jeu de mot ten­tant, fait flam­ber les fan­tasmes et qui donc, s’il empêche cer­tains incen­dies en attise d’autres.

Je n’ai sans doute pas été la seule, le pre­mier soir, à regar­der depuis chez moi les rues désertes et par-delà l’an­xié­té que cette déso­la­tion sus­cite, à en goû­ter la poé­sie mélan­co­lique.
Pas âme qui vive dans la froide nuit d’au­tomne, sauf der­rière les rares fenêtres éclai­rées d’où d’autres sans doute scrutent aus­si l’obs­cu­ri­té. L’é­pi­ce­rie du coin est en train de fer­mer, elle qui est ouverte jusque tard dans la nuit d’ha­bi­tude et dont la lumière brûle comme celle d’une veilleuse ou d’un fanal, signa­lant une pré­sence ras­su­rante, un lieu dans le quar­tier où on peut trou­ver « tout » ce dont on a besoin.
Pas âme qui vive. Un silence impres­sion­nant, une scène un peu sur­réa­liste, on se croi­rait dans un tableau de Magritte ou de Chi­ri­co, à moins ce ne soit l’heure du ftour dans un pays musul­man au mois de rama­dan ou qu’on se trouve dans un mau­vais rêve après le pas­sage d’une bombe à neu­trons.
Déso­la­tion qui réac­tive le fan­tasme qu’on sera bien­tôt tous morts.
Le fan­tasme que c’est notre feu vital qu’on cherche à cou­vrir pour l’é­touf­fer ?

Je ne suis pas la seule non plus à m’être pré­ci­pi­tée sur le dic­tion­naire pour y cher­cher l’o­ri­gine du mot couvre-feu, non sans avoir asso­cié sur les fenêtres occul­tées pen­dant la guerre pour trom­per les bom­bar­diers enne­mis et la mesure coer­ci­tive frap­pant les popu­la­tions pen­dant l’Oc­cu­pa­tion. On ne parle pas d’ex­tinc­tion des lumières dans Wiki­pé­dia où est indi­quée une ori­gine anglo-nor­mande (contes­tée) à cette pra­tique impo­sée par Guillaume le Conqué­rant pour contrô­ler le pays occu­pé et évi­ter les incen­dies. Quelle que soit l’o­ri­gine réelle de l’ex­pres­sion, à sup­po­ser qu’il y en ait une, il s’a­git avant tout de cou­vrir au sens le plus concret, les feux de che­mi­nées avec des plaques en fonte, afin d’é­vi­ter les incen­dies, sur­tout fré­quents la nuit lorsque le feu est lais­sé sans sur­veillance.
Il est plus dif­fi­cile de trou­ver com­ment de là on est pas­sé à l’in­ter­dic­tion de sor­tir dans les rues du soir jus­qu’au matin. S’a­git-il d’é­touf­fer d’autres feux pour évi­ter d’autres sortes d’in­cen­die ?
Pour Guillaume le Conqué­rant, Hit­ler ou le gou­ver­ne­ment fran­çais lors des émeutes liées à la guerre d’Al­gé­rie, c’est le feu de la révolte, de la rébel­lion ou de la Résis­tance qu’il faut étouf­fer. Pareil dans les ban­lieues embra­sées il y a quelques années lorsque des jeunes sont morts dans un trans­for­ma­teur élec­trique où ils s’é­taient réfu­giés pour échap­per à la police.

Et pour nous, est-ce seule­ment le feu de la fièvre liée à la Covid, comme en son temps celle de la peste ? Ou s’a­git-il aus­si d’autres feux ?

Réac­tions de révolte face au couvre-feu. Ce qui se dit … en consul­ta­tion et ailleurs
Effon­drée me dit une patiente, à pro­pos du couvre-feu. Acca­blés, dépri­més, plom­bés, catas­tro­phés.  Les termes ne manquent pas. Une autre qui pour­tant a ten­dance à la claus­tra­tion volon­taire (et qui n’a­vait pas si mal vécu que ça le confi­ne­ment para­doxa­le­ment) me dit que là ce coup-ci elle ne peut plus avoir de vie. Je découvre à cette occa­sion qu’elle sort le soir, va au ciné­ma, voit des amis, elle qui se décri­vait comme iso­lée, abou­lique, apa­thique, ne met­tant pas le nez dehors.
De la même façon que cer­tains peuvent se sen­tir bâillon­nés par le masque, ou le vivre comme une muse­lière, le couvre-feu est qua­li­fié de liber­ti­cide et l’in­ter­dic­tion de sor­tir le soir res­sen­tie comme une inter­dic­tion de toute sor­tie, de tout plai­sir, fai­sant miroi­ter a contra­rio une liber­té d’au­tant plus dési­rable qu’on n’en a pas « pro­fi­té ». Le sen­ti­ment d’être enfer­mé, iso­lé et puni, d’être exclu de la fête du monde est très puis­sant.  Être envoyé par les parents dans sa chambre avec inter­dic­tion d’en sor­tir, être pri­vé de la fête chez les copains, d’al­ler jouer chez la voi­sine ou de telle sor­tie dont on se pro­met­tait beau­coup de plai­sir, être obli­gé de se cacher pour flir­ter ou avoir des rela­tions sexuelles sont des expé­riences que cha­cun a fait enfant ou ado­les­cent, et ce qui a été vécu et res­sen­ti à ce moment-là resur­git for­cé­ment. Comme peut-être l’i­dée des « mau­vaises fré­quen­ta­tions » pos­si­ble­ment « conta­mi­na­trices » et par là-même réprou­vées ou inter­dites.
Assez bana­le­ment, ce sont des angoisses de cas­tra­tion qui sont mobi­li­sées par la réac­ti­va­tion de ces situa­tions infan­tiles comme au moment du confi­ne­ment Et, venant se glis­ser ici comme dans toutes les situa­tions d’ex­clu­sion, c’est sans doute de la chambre des parents qu’on se sent une fois de plus exclu, ces parents qui inter­disent tout alors qu’eux-mêmes, pense-t-on, ne se privent de rien.

Beau­coup sans en avoir conscience réagissent à cette mesure comme si c’é­tait défi­ni­tif, lais­sant pen­ser qu’il s’a­git là d’une réac­tua­li­sa­tion d’un vécu infan­tile, de l’é­poque des pour tou­jours ou des plus jamais.

Le couvre-feu, para­doxa­le­ment plus que le confi­ne­ment pour­tant beau­coup plus res­tric­tif et sur­tout plus délé­tère de tous points de vue, semble mobi­li­ser ces vécus et pro­vo­quer une régres­sion, un retour à une posi­tion infan­tile devant l’au­to­ri­té qui décide de notre propre vie. Peut-être parce qu’il ne semble concer­ner que « les plai­sirs », tan­dis que le confi­ne­ment concer­nait aus­si le tra­vail, les obli­ga­tions, les devoirs. Car c’est bien le temps fes­tif qui est visé par le Pré­sident pour reprendre ses propres mots. Alors, on n’a plus le droit que de tra­vailler ? C’est ce qu’on entend, sur un ton de pro­tes­ta­tion angois­sée. Oui, c’est ça. Juste l’é­cole et les devoirs. Pour le reste plus rien. C’est du moins ce qui est res­sen­ti par beau­coup.

C’est sans doute aus­si le fonc­tion­ne­ment infan­tile en Tout ou Rien qui se mani­feste pour ceux qui ont le sen­ti­ment que puisque tout n’est pas pos­sible tou­jours, rien n’est plus pos­sible jamais et qu’on inter­roge sur la viva­ci­té de leur sen­ti­ment de frus­tra­tion à l’i­dée d’al­ler voir un spec­tacle à 18 h plu­tôt qu’à 20h.
On peut noter au pas­sage que cette repré­sen­ta­tion des choses sup­pose (et conforte) l’i­dée que dans des cir­cons­tances « nor­males » ou « idéales  » tout pour­rait être pos­sible tou­jours. Ce qui sup­pose éga­le­ment un déni des limites et de la frus­tra­tion inhé­rentes à la condi­tion humaine d’une part, et une pro­jec­tion de l’o­ri­gine de ces limi­ta­tions et frus­tra­tions sur le monde exté­rieur : la pan­dé­mie ou le pou­voir abu­sif.

Comme pour le confi­ne­ment d’ailleurs, qui a pu être fina­le­ment appré­cié par ceux qui avaient les condi­tions psy­chiques et maté­rielles pour en goû­ter les bien­faits, on peut aus­si entendre un dis­cours moins défen­sif ou plus lucide peut-être, plus cri­tique sur le fan­tasme de jouis­sance illi­mi­tée que la « liber­té » est sup­po­sée pro­cu­rer à cha­cun :  ce n’est pas si mal au fond ce couvre-feu. Ça per­met en quelque sorte de res­ter chez soi sans se sen­tir exclu de la fête du monde, puisque c’est pareil pour les autres. Comme dit plus haut : être déchar­gé du far­deau de la liber­té, ne pas avoir à choi­sir ce qu’on fait de ses soi­rées, et sur­tout échap­per à la « pres­sion sociale », à l’o­bli­ga­tion de faire la fête, de « sor­tir », de « voir des gens » ce qui finit par être une contrainte, une tyran­nie qui fait main basse sur le temps « pour soi » pas seule­ment syno­nyme d’i­so­le­ment, de soli­tude, d’a­ban­don, mais aus­si de réflexion, du recueille­ment néces­saire au tra­vail et à la créa­tion par exemple.

On a aus­si envie de faire remar­quer aux uns et aux autres, que ce ne sont peut-être pas les mesures qui sont le plus anxio­gènes et contrai­gnantes mais l’é­pi­dé­mie, aves le spectre des autres catas­trophes pos­sibles se pro­fi­lant à l’ar­rière-plan et que peut-être notre angoisse se déplace sur un objet disons plus contrô­lable, au moins fan­tas­ma­ti­que­ment.
Un des­sin trou­vé sur Inter­net, mon­trant les vagues suc­ces­sives non pas de l’é­pi­dé­mie mais de toutes les catas­trophes qui nous menacent, et tour­nant en déri­sion la mesure du lavage des mains évo­quée là dans son aspect de rituel magique cen­sé pro­té­ger du pire, l’illustre bien.
Tant qu’on râle contre le couvre-feu et la res­tric­tion sup­po­sée de plai­sirs qu’il implique, on ne pense pas aux pro­blèmes plus inquié­tants que la levée de cette mesure res­tric­tive ne résou­dra hélas pas.

Il est aus­si inté­res­sant de voir que quand le gou­ver­ne­ment essaie de ne pas être dans le tout ou rien, on le lui reproche, après lui avoir repro­ché la mas­si­vi­té de la mesure du confi­ne­ment en mars avril mai. Ce demi-confi­ne­ment fait peur : « moi je pré­fé­re­rais qu’on soit vrai­ment confi­nés, comme ça au moins on sau­rait à quoi s’en tenir, là on n’y com­prend plus rien ». Désar­roi et irri­ta­tion qui se sont aus­si fait entendre dans les pro­tes­ta­tions contre le port du masque : alors il y a des rues et des endroits où on doit le por­ter et d’autres où on peut être sans ? Com­ment savoir ? On ne s’y retrouve pas ! Avec par­fois l’af­fleu­re­ment d’un soup­çon légè­re­ment para­noïaque : « ils » nous embrouillent pour pou­voir nous col­ler des prunes. Le fait que tout se soit pas­sé comme si ces pro­tes­ta­tions avaient été « sui­vies d’ef­fet » puisque le masque est deve­nu obli­ga­toire par­tout, ren­force sans doute le sen­ti­ment de puni­tion : ah ! tu te plains ? Très bien, tu vas voir ! Tout le temps, le masque main­te­nant ! Tu l’au­ras bien cher­ché !

Il est pos­sible aus­si que le couvre-feu soit plus mal tolé­ré par cer­tains que le confi­ne­ment en rai­son d’un effet d’a­près-coup réveillant ce qui a pu être trau­ma­tique pour cer­tains lors du confi­ne­ment. Et aus­si, plus sim­ple­ment parce que la durée de l’é­pi­dé­mie, sa reprise alors qu’on pou­vait rêver que c’é­tait fini, donnent le sen­ti­ment que « ça ne fini­ra jamais ».

Le couvre-feu fait aus­si se déployer des fan­tasmes hys­té­riques dra­ma­ti­sants, met­tant en scène un soi plus ou moins héroïque en temps de guerre ou bien de peste (le der­nier couvre-feu c’é­tait à l’Oc­cu­pa­tion et l’autre dont on parle beau­coup dans le roman de Camus) ou bien un soi per­sé­cu­té, pour­sui­vi, en dan­ger. On joue à s’i­ma­gi­ner en résis­tant tan­dis que se font entendre des bruits de bottes ou le gron­de­ment des avions de chasse venant lâcher leurs bombes sur la ville. On joue au héros, au rebelle, on va crier dans les manifs inter­dites, que même pas peur, même dans le noir, qu’on ne se lais­se­ra pas punir par ce pré­sident trop jeune dont les airs mar­tiaux peuvent tour à tour faire sou­rire ou inquié­ter, aga­cer ou faire flam­ber. On joue à la guerre, comme notre pré­sident, peut-être pour ne pas voir que bien pire va peut-être arri­ver – et peut-être de vraies guerres qui ne seraient plus can­ton­nées dans d’autres loin­taines régions du monde.

Éro­ti­sa­tion de la révolte ? L’in­sou­mis­sion comme déné­ga­tion d’un fan­tasme de sou­mis­sion homo­sexuelle ?
Que deviennent les fan­tasmes, les dési­rs et l’ex­ci­ta­tion liés à la libre cir­cu­la­tion dans les rues de la ville, entre ses lieux de fête, de plai­sirs et de ren­contres éven­tuel­le­ment sul­fu­reuses, puisque dans l’i­ma­gi­naire comme par­fois dans la réa­li­té, la vie noc­turne favo­rise le déploie­ment de la part obs­cure de cha­cun ? Car c’est la dés­in­hi­bi­tion liée à la nuit, à l’al­cool, ou aux drogues qui est visée par le couvre-feu, un sup­po­sé déchaî­ne­ment pul­sion­nel ou le simple rap­pro­che­ment phy­sique étant enne­mis de l’hy­giène pré­co­ni­sée pour nous pro­té­ger de l’é­pi­dé­mie.

Les réac­tions de révolte et de pro­tes­ta­tion contre le « Pou­voir » décré­tant le couvre-feu, (comme face à l’o­bli­ga­tion du port du masque ou au confi­ne­ment) ont quelque chose de pas­sion­nel, d’ir­ra­tion­nel et de contra­dic­toire. On retrouve comme dans cer­taines mani­fes­ta­tions, une exci­ta­tion qui déborde et se mani­feste sur le ver­sant agres­sif des­truc­teur. Les dési­rs et fan­tasmes contra­riés, empê­chés par « le Pou­voir » seraient-ils déviés et se concen­tre­raient-ils (à l’ins­tar du trans­fert sur l’a­na­lyste dans la situa­tion où tout acte est empê­ché) sur la figure même de ce « Pou­voir » et plus spé­ci­fi­que­ment aujourd’­hui sur celle, assez ambi­guë, du Pré­sident ?

Figure ambi­guë car si on peut le voir comme « trop jeune » pour incar­ner une figure pater­nelle et pour assu­mer la res­pon­sa­bi­li­té suprême de gou­ver­ner la Mère patrie, il peut cepen­dant être fan­tas­mé comme celui qui a rele­vé vic­to­rieu­se­ment le défi œdi­pien et dont le choix amou­reux pour­rait bien ren­voyer (mal­gré sa « trop grande » jeu­nesse) au père de la horde pri­mi­tive qui s’at­tri­bue toutes les femmes – si on est d’ac­cord pour consi­dé­rer « toutes les femmes » comme l’é­qui­valent de la seule et l’u­nique qui ne pour­ra jamais être éga­lée ni rem­pla­cée. Un homme à abattre, tous les frères révol­tés « insou­mis » ima­gi­nant qu’a­lors ils seraient unis à jamais, comme si le meurtre du père avait le pou­voir d’é­va­cuer la conflic­tua­li­té.

Une figure déten­trice de l’au­to­ri­té dont on dit en même temps qu’elle ne fait pas le poids et qu’on accuse d’au­to­ri­ta­risme, un pre­mier de la classe qu’on soup­çonne d’être un dic­ta­teur en herbe, cher­chant insi­dieu­se­ment à ins­tau­rer un régime tota­li­taire, en pro­fi­tant de la pan­dé­mie, un futur tyran qui nous espionne et veut nous contrô­ler, fai­sant intru­sion jus­qu’au plus intime de nous-mêmes, de nos vies…

La révolte ne serait pas alors seule­ment une révolte contre l’in­jus­tice (puis­qu’il s’at­tri­bue toutes les femmes, tout l’argent, tous les plai­sirs et en prive les autres en leur fai­sant des leçons de civisme et en les assi­gnant à rési­dence) mais pour­rait cor­res­pondre aus­si, à tra­vers les fan­tas­ma­go­ries per­sé­cu­tives convo­quant des thèmes de puni­tion ou d’in­tru­sion à une motion défen­sive ten­tant de prendre le contre-pied (?) et de cana­li­ser l’ex­ci­ta­tion cau­sée par cette figure inter­dic­trice. L’ex­ci­ta­tion et la jouis­sance de la révolte vien­draient alors en lieu et place de celles liées au fan­tasme fes­tif de liber­té et de jouis­sance illi­mi­tée, entra­vé et empê­ché.

Un des­sin humo­ris­tique cir­cu­lant sur Inter­net, même s’il ne vise pas direc­te­ment le pré­sident mais son …« bras droit » (un membre !) résume avec beau­coup de conci­sion mon hypo­thèse. Cas­tex en sup­po­si­toire géant condense les thèmes de péné­tra­tion puni­tive, de rébel­lion défen­sive contre des fan­tasmes de sou­mis­sion homo­sexuelle, dans un registre sado­ma­so­chiste et anal.

Guerre, conflic­tua­li­té, sanc­tions. Qui cherche quoi ?
A l’in­verse et sans pou­voir répondre à la ques­tion de la per­ti­nence des mesures prises pour enrayer l’é­pi­dé­mie, on peut se deman­der si côté pou­voir il n’y aurait pas, invo­lon­tai­re­ment sans doute, une forme de pro­vo­ca­tion.
Cha­cun aura remar­qué que notre Pré­sident file avec beau­coup de déter­mi­na­tion la méta­phore mar­tiale com­men­cée il y a déjà huit mois et pour­sui­vie au fil des Conseils de Sécu­ri­té et états d’ur­gence divers : l’é­tat de guerre, le confi­ne­ment et aujourd’­hui le couvre-feu.

Sans doute s’a­git-il de mobi­li­ser la com­ba­ti­vi­té de cha­cun et de gal­va­ni­ser les éner­gies, mais on peut ima­gi­ner aus­si que vou­loir frap­per les esprits avec des mots coup de poing, risque de faire réagir par la peur et par la vio­lence.
Notre pré­sident recon­nais­sait avec une humi­li­té hono­rable il y a quelque temps qu’il avait été « mal­adroit ». L’u­ti­li­sa­tion de ce voca­bu­laire guer­rier pour accom­pa­gner des actes d’au­to­ri­té et de res­tric­tion des liber­tés ne serait-elle pas aus­si mal­adroite ?
Dans d’autres cir­cons­tances, si quel­qu’un nous décri­vait ce genre de com­por­te­ment on pour­rait même pen­ser à une forme de pro­vo­ca­tion maso­chiste. Une façon incons­ciem­ment de cher­cher à se faire reje­ter et mal­me­ner… Là, une mani­fes­ta­tion d’au­to­ri­té sus­ci­tant le conflit et/ou appe­lant la rébel­lion. Une recherche de « sanc­tion » ?

Cette ques­tion de savoir qui cherche quoi et quel genre de sanc­tion, on a pu se la poser avant le couvre-feu en se pro­me­nant dans les rues, après que, mesure mal vécue dans l’en­semble, le port du masque, est deve­nu obli­ga­toire « par­tout ».
Ou presque.
En effet, alors que la deuxième vague s’an­non­çait, on ne pou­vait qu’être inter­lo­qué en voyant des pas­sants mas­qués, à bonne dis­tance les uns des autres, lon­geant des ter­rasses de café bon­dées où, visage nu, on s’en­tre­pos­tillon­nait en se ser­rant fri­leu­se­ment les uns contre les autres, sans que per­sonne n’in­ter­vienne.
Une situa­tion contra­dic­toire qui per­siste aux heures aujourd’­hui ouvrables et qui sus­cite un sen­ti­ment d’ab­sur­di­té et d’a­ga­ce­ment.
Et un cer­tain éton­ne­ment : qui cherche quoi ?

On se demande d’a­bord pour­quoi « les gens » font ça. Les mêmes réponses se pré­sentent. Cherchent-ils la puni­tion ? Un nou­veau confi­ne­ment ? Une nou­velle res­tric­tion de cette liber­té si chè­re­ment reven­di­quée mais si dif­fi­cile puisque comme on le sait, voir plus haut, elle s’ac­com­pagne tou­jours de la prise de tête que repré­sente la res­pon­sa­bi­li­té de ses propres choix ?

Puis on se demande pour­quoi « les auto­ri­tés » ne réagissent pas, pour­quoi ce lais­ser faire qui va abou­tir de façon évi­dente à un point de rup­ture et pour­quoi une mesure si contra­dic­toire qui s’in­va­lide elle-même au moins en par­tie.
On réflé­chit.
On se dit que sûre­ment, dans d’autres coins de la ville, beau­coup plus peu­plés, les masques sont néces­saires. Que le port du masque dans les rues est comme un pense-bête, pour rap­pe­ler à cha­cun que l’é­pi­dé­mie pro­gresse à nou­veau et évi­ter les oublis à l’en­trée des lieux fer­més.
On se dit que notre pré­sident ou « les auto­ri­tés » ou « le gou­ver­ne­ment » essaient de ne pas être dans le tout ou rien, de limi­ter les dégâts, de ména­ger les néces­si­tés contra­dic­toires de l’exis­tence, que c’est une façon d’as­su­mer et de prendre en compte la conflic­tua­li­té inhé­rente à la situa­tion.
Mais ces réponses ne sont pas satis­fai­santes et on finit par se deman­der si ce n’est pas pré­ci­sé­ment le point de rup­ture que cherche notre Pré­sident (ou les auto­ri­tés ou le gou­ver­ne­ment) : arri­ver à une situa­tion où il va fal­loir ser­rer la vis, fer­mer tout ça, cha­cun chez soi. Une situa­tion où s’exer­ce­rait une forme de toute puis­sance mili­taire jus­te­ment, qui per­met d’un cla­que­ment de doigts de vider les rues et de cou­vrir tous les feux qui cou­vaient ou flam­baient sec.
Encore mieux que l’an­tique bro­mure dans la soupe des trouf­fions.

Qui délire ?
Une patiente qui met en rela­tion la situa­tion actuelle avec des situa­tions qu’elle a vécues en mis­sion, dans des pays vrai­ment en guerre et vrai­ment dan­ge­reux, me dit qu’elle se demande par­fois si c’est elle qui délire ou bien la réa­li­té qui est folle – ou nos gou­ver­nants qui perdent les pédales et réagissent de façon inap­pro­priée.

Il est clair que les incer­ti­tudes et menaces de la situa­tion, très anxio­gènes, font perdre leurs repères à beau­coup et menacent de décom­pen­sa­tion les plus fra­giles, en par­ti­cu­lier ceux qui sont plu­tôt dans le registre de la psy­chose. Des théo­ri­sa­tions plus ou moins déli­rantes se déve­loppent, à titre indi­vi­duel ou bien col­lec­ti­ve­ment, relayées par les media, sans par­ler des fan­tas­ma­go­ries com­plo­tistes pour les­quelles la situa­tion est un ali­ment idéal. On n’est plus sim­ple­ment dans les angoisses de cas­tra­tion mais dans les angoisses de per­sé­cu­tion et d’in­tru­sion, les angoisses d’a­néan­tis­se­ment, de mort.

Mais il n’empêche que le doute sub­siste sur le bien-fon­dé des mesures, qu’elles soient vécues comme cas­tra­trices, puni­tives, per­sé­cu­tantes ou meur­trières. Sont-elles déli­rantes, inap­pro­priées, adap­tées ? Les moins mau­vaises pos­sibles ? Les pires qui soient ?
Avec la ques­tion, qui fait peut-être écho aux inter­ro­ga­tions enfan­tines ques­tion­nant ce que sont réel­le­ment les parents ou ce qu’ils font et pensent en secret dès qu’on a le dos tour­né.
Qui nous gou­verne ? Les grandes per­sonnes existent-elles vrai­ment ? Nous disent-elles la véri­té ? Sont-elles res­pon­sables de leurs actes ? Y a‑t-il un pilote dans notre avion ou pique-t-il du nez sans contrôle pour nous pré­ci­pi­ter au fond de l’o­céan ?

Aux moments des der­nières élec­tions cir­cu­lait sur Inter­net une blague disant : « les fran­çais sont devant un grave dilemme, ayant à choi­sir entre celui qui a épou­sé sa mère et celle qui a tué son père ». On peut rire ou pas. Ou les deux. Rire et ne pas rire. Se poser encore une fois des ques­tions sur qui brigue le pou­voir et arrive à se trou­ver en posi­tion d’y accé­der.

"La mélancolie d'une belle journée" de Georgio de Chirico
« La mélan­co­lie d’une belle jour­née » de Gior­gio de Chi­ri­co

Si on laisse aller libre­ment sa pen­sée, on se demande de quelle façon l’an­cien enfant qui a d’une cer­taine façon à l’âge adulte réa­li­sé ses vœux œdi­piens, a rêvé d’être un héros de la guerre. Le Géné­ral était-il un de ses modèles ? Ou l’autre Géné­ral, l’empereur dont la méga­lo­ma­nie a emme­né au casse-pipe des mil­liers d’hommes ? Quel fan­tasme guer­rier a‑t-il envie de réa­li­ser ?
Nous emmène-t-il au casse-pipe ? Va-t-il là aus­si faire sau­ter les fron­tières entre rêve et réa­li­té ? Entre fan­tasme et pas­sage à l’acte ? Ou n’a-t-il pas plu­tôt échoué à les main­te­nir, à les consti­tuer ? Faut-il tou­jours un noyau déli­rant pour gou­ver­ner ? Épou­ser la mère ou la sau­ver sous sa forme de Mère Patrie, mettre au pas tous les petits frères et sœurs, tous les enfants qu’on n’a pas eus, tous les rivaux pos­sibles, ceux qui fichent le bazar avec leurs manifs sur les Champs Ély­sées ou les cama­rades de son âge qui semblent avoir su se déga­ger des jupes mater­nelles (même si ce n’est pro­ba­ble­ment qu’une impres­sion illu­soire) qui s’a­musent entre eux et par­tagent ces « moments fes­tifs » aux ter­rasses des cafés – en défiant d’ailleurs eux aus­si comme ils peuvent les dures lois de la réa­li­té – pen­dant que soi-même on a la lourde charge non seule­ment de veiller au bon­heur mater­nel mais aus­si de tous les dos­siers en cours et cas­se­roles sur le feu ?

On ne sait pas, on ne peut pas savoir. L’his­toire ne semble cer­taine que lors­qu’on la pense rétros­pec­ti­ve­ment et c’est bien sûr une illu­sion dont les his­to­riens modernes nous ont lar­ge­ment fait prendre conscience.
Sans doute s’a­git-il juste de conti­nuer à pen­ser et ques­tion­ner, au-delà des appa­rences et des évi­dences, jour après jour, la façon dont nous vivons ce qui nous arrive, les réso­nances de l’ac­tua­li­té avec le pas­sé col­lec­tif et celui de cha­cun, la façon dont, quelle que soit la situa­tion objec­tive, elle est tou­jours aus­si une situa­tion sub­jec­tive et qu’y réflé­chir per­met par­fois de l’in­flé­chir et de déjouer l’ap­pa­rente iné­luc­ta­bi­li­té de ce qui peut appa­raître comme le des­tin.

Domi­nique Tabone-Weil, psy­cha­na­lyste membre titu­laire de la SPP