Interprétations saturées et non saturées

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Michael Parsons est psychanalyste, membre de la British Psychoanalytical Society.
Ce texte est extrait Des psychanalystes en séance, ouvrage collectif sous la direction de Laurent Danon-Boileau et Jean-Yves Tamet (Folio Essais)

Un patient rêve qu’il se voit comme un réa­li­sa­teur en train de fil­mer une armée en marche. Il cadre de manière aven­tu­reuse, en pre­nant des risques. Cela com­mence par un gros plan sur la main d’un sol­dat. Puis la camé­ra se relève et le plan se des­serre pour don­ner à voir d’autres sol­dats et enfin la tête de tous les hommes. Il sai­sit alors la camé­ra et monte sur une grue pour sur­plom­ber l’ensemble de l’armée et faire un long pano­ra­mique. Tout cela en une seule séquence. Il asso­cie sur l’image d’un autre rêve : au sol des oiseaux s’envolent. Des oiseaux jaune pâle, par­ti­cu­liè­re­ment beaux. Leur tête est com­plè­te­ment déplu­mée. Pour lui, elle a quelque chose à voir avec le casque des sol­dats. Tout cela a sans doute affaire avec des repré­sen­ta­tions de pénis cir­con­cis et non cir­con­cis, ajoute‑t‑il. La remarque est sans doute per­ti­nente. Elle fait d’ailleurs écho à d’autres élé­ments du maté­riel. Tout est là, prêt pour l’interprétation : sa manière de fil­mer équi­va­lant à une érec­tion, on peut même pour­suivre en voyant dans la réa­li­sa­tion ciné­ma­to­gra­phique celui d’un coït.

Pour­tant, le com­men­taire ini­tial du patient, si juste soit-il, donne le sen­ti­ment d’être conve­nu et sans vie. L’analyste ne le relève pas. Le patient enchaîne alors. La veille, il a fait une par­tie de squash. Il a d’abord joué de manière clas­sique, ce qui l’a fait perdre. Puis il a ces­sé de jouer comme il faut et il a tapé une série de balles hors norme, peu ortho­doxes. À sa grande satis­fac­tion, elles sont pas­sées. Il s’avise alors que, dans son rêve, quand il filme, c’est le même sen­ti­ment de plai­sir qu’il éprouve, celui qu’on prend à faire les choses d’une manière impré­vue, un peu ris­quée. J’interviens alors pour reprendre son lien entre la tête des oiseaux et le casque des sol­dats. Non pour en expli­ci­ter un quel­conque sens, mais juste pour sou­li­gner la liber­té que le patient a pu déployer en pas­sant d’un rêve à l’autre. Il asso­cie alors sur l’impact que les images de cer­tains films ont eu sur lui, ajou­tant que le lien entre les oiseaux jaune pâle et l’armée en marche a quelque chose de mer­veilleux. Et sou­dain, il réa­lise que cette créa­ti­vi­té qu’il vou­drait tant pou­voir mettre en œuvre dans son tra­vail artis­tique est en fait quelque chose dont il dis­pose déjà et qui trouve à s’exprimer dans le pre­mier rêve comme dans le lien qu’il éta­blit avec l’envol des oiseaux. Cette séquence cli­nique peut sem­bler très simple. Elle a eu sur le patient un effet de mobi­li­sa­tion affec­tive consi­dé­rable.

Voi­ci un exemple qui contraste avec le pré­cé­dent. Il s’agit d’une femme qui a des pro­blèmes sexuels et peu de capa­ci­tés asso­cia­tives. Elle me rap­porte un rêve. Elle doit prendre le train pour Glas­gow, mais ses bagages lui sont volés par des sup­por­ters du club de foot­ball du bas­sin de Liver­pool. Elle va se plaindre auprès de l’inspecteur de police. Elle est déses­pé­rée parce qu’elle a fait ses valises avec soin et que tout leur conte­nu lui est abso­lu­ment indis­pen­sable. Mal­gré tout, ce ne sont que des vête­ments. Et d’ailleurs, même si tous lui sont essen­tiels, elle pour­rait arri­ver à se débrouiller sans cer­tains habits. Elle a pris un pan­ta­lon qui la gros­sit et un swea­ter qui est trop petit. En racon­tant l’histoire à l’inspecteur de police, elle fond en larmes. L’analyste lui fait alors remar­quer qu’elle semble ne pas savoir si ses vête­ments sont indis­pen­sables ou super­flus. Elle enchaîne en répon­dant que le swea­ter lui fait de gros seins et qu’elle se demande bien ce qui l’a pous­sée à le prendre. C’est alors qu’il lui revient une scène de la veille au soir, quand elle et son mari se sont désha­billés au sau­na. Ça l’a exci­tée. Ensuite, elle a plon­gé nue dans le grand bas­sin et y a pris beau­coup de plai­sir. Elle se sou­vient encore que, quand elle était petite, son père se ren­dait sou­vent à Glas­gow pour affaires. L’analyste sou­ligne alors qu’il est comme un ins­pec­teur à qui elle parle de ce qui la dérange. Il pour­rait s’en tenir là sans lui faire part de ce qui lui vient à l’esprit concer­nant ce qui est en jeu dans son pro­pos, mais compte tenu du type de patient auquel elle cor­res­pond, il a le sen­ti­ment qu’il lui faut être plus expli­cite. Il sou­ligne le jeu de mots autour de « bas­sin » et lui montre qu’au-delà de sa peur de la sexua­li­té le rêve montre son désir d’être exci­tée et de mon­trer ses seins. Il ajoute que ses sen­ti­ments conflic­tuels autour de son corps semblent en lien avec son désir d’être proche de son père.

Ces deux exemples montrent com­bien un ana­lyste peut être ame­né à chan­ger de point d’observation. Avec le pre­mier patient, le sou­ci était d’éviter de dire quoi que ce soit qui puisse gêner le déploie­ment du pro­ces­sus psy­cha­na­ly­tique et l’empêcher de trou­ver sa direc­tion propre. On ne sou­hai­tait pas exploi­ter le mou­ve­ment pour en faire émer­ger un gain quel­conque de connais­sance ou d’insight. En res­tant sur le côté sans inter­pré­ter, l’analyste a lais­sé venir le lien avec la scène du squash et les coups hors norme qu’il a don­nés. C’est ce qui a per­mis au patient de venir au contact de sa créa­ti­vi­té. Avec la patiente, il a sem­blé au contraire qu’au moment où elle en était de son ana­lyse elle avait besoin de moi pour mettre au jour un sens qu’elle n’était pas en mesure de déga­ger d’elle-même. Il fal­lait aus­si lui faire sen­tir qu’il se pas­sait dans sa tête plus de choses qu’elle ne l’imaginait.

Selon le point d’observation où on se place, les inter­pré­ta­tions qu’on est ame­né à for­mu­ler pré­sentent des degrés de satu­ra­tion et d’explicitation dif­fé­rents. Tou­te­fois, un point de vue, un type de for­mu­la­tion n’exclut pas l’autre. Le tra­vail ana­ly­tique joue sur les deux et tous les har­mo­niques entre les deux. La posi­tion de l’analyste doit sans cesse fluc­tuer entre les extrêmes évo­qués ici par l’exemple. Assu­ré­ment, les patients dif­fèrent. Et sur­tout, un même patient change de registre à tout moment, ce qu’il sent rare­ment. L’analyste, en revanche, doit s’en avi­ser et pou­voir modi­fier son point de vue inter­pré­ta­tif, se dépla­cer le long de la gamme qui va du plus au moins expli­cite au gré de la posi­tion du patient dans l’instant, mais en tenant éga­le­ment compte des exi­gences de la cure à long terme.


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