L’exception qui justifie la règle

Covid or not covid : telle est la ques­tion. Et le monde entier s’interroge. Car si l’esprit du temps nous joue par­fois sur le grand théâtre de l’Histoire une pièce tirée de son réper­toire clas­sique, l’année 2020 aura eu des accents sha­kes­pea­riens. Ceux d’Ham­let. Par son angoisse dif­fuse, par ses spectres et ses cime­tières, par ses stri­dences et sa len­teur. Comme le prince danois, nous avons été bous­cu­lés dans nos exis­tences, nous avons reçu sur les épaules le far­deau d’une res­pon­sa­bi­li­té nou­velle et comme lui, embar­ras­sés, nous avons atten­du. Nous avons mou­li­né les infor­ma­tions dif­fu­sées par les médias, nous avons écha­fau­dé des théo­ries puis des contre-théo­ries, nous avons eu des enthou­siasmes puis des décep­tions. Nous n’avons pas su quoi faire, et donc comme lui nous n’avons rien fait. Ham­let était un vel­léi­taire devant l’Eternel, et comme l’écrivait Goethe, l’incarnation même de l’intellectuel encom­bré de sa céré­bra­li­té : un pro­cras­ti­na­teur. Était-il donc un obses­sion­nel, un psy­chas­thé­nique ou un névro­sé inhi­bé par une culpa­bi­li­té incons­ciente quant à la situa­tion d’inceste et de par­ri­cide qu’il aurait lui-même fan­tas­mé ? Était-il un para­noïaque refu­sant la mort natu­relle de son père et pro­je­tant son deuil impos­sible sur ses per­sé­cu­teurs ? Se déca­lant de cette sem­pi­ter­nelle devi­nette diag­nos­tique, Jacques Lacan décla­ra : « On l’a dit : Ham­let, c’est le désir d’un hys­té­rique, c’est le désir d’un obses­sion­nel… On peut le dire, mais la ques­tion n’est pas là. À la véri­té il est les deux. Ham­let est pure­ment et sim­ple­ment la place de ce Désir. » La place du Désir. Et voi­là pour­quoi son embar­ras nous émeut, voi­là pour­quoi son hési­ta­tion nous trouble. Les mœurs changent et les lois passent, mais le rap­port du désir à la Loi sub­siste. Inexo­ra­ble­ment. C’est pour­quoi quand un spectre en blouse blanche nous cria brus­que­ment sur tous les toits média­tiques « Res­tez chez vous » nous fûmes aus­si désar­çon­nés et penauds que le héros de Sha­kes­peare.

Le temps est hors de ses gonds. Ô sort mau­dit qui veut que je sois né pour le rejoin­ter ! Ham­let

ET L’OMBRE DU CONFINEMENT TOMBA SUR LE MOI

GUILDENSTERN. – En pri­son, My Lord ?
HAMLET. – Le Dane­mark est une pri­son.
ROSENCRANTZ. – Alors le monde en est une aus­si.
HAMLET. – Et une belle encore, dans laquelle il y a beau­coup de cel­lules, De cachots et de don­jons. Le Dane­mark est une des pires.
ROSENCRANTZ. – Nous ne sommes pas de cet avis, My Lord.

Effets psy­cho­lo­giques du confi­ne­ment

Dès le début de l’épidémie, nous dis­po­sions d’un cer­tain savoir médi­cal sur le reten­tis­se­ment psy­cho­lo­gique des situa­tions de confi­ne­ment sur la base de tra­vaux anté­rieurs, réa­li­sés dans d’autres contextes comme le SRAS ou Ebo­la (Webs­ter et al., Lan­cet). Ces études montrent que les effets délé­tères sont cor­ré­lés d’une part à la cumu­la­tion de fac­teurs de risques psy­cho­so­ciaux (pertes de reve­nus, deuil d’un proche) et d’autre part à la situa­tion de confi­ne­ment en elle-même (durée de la qua­ran­taine, dif­fi­cul­té d’accès à des pro­duits de pre­mière néces­si­té). L’effet sur la san­té men­tale est déter­mi­né par une cas­cade de fac­teurs de risques (liés à une expo­si­tion pro­lon­gée) ain­si qu’à l’épuisement des capa­ci­tés adap­ta­tives. Il sem­ble­rait ain­si que les effets du confi­ne­ment se mani­festent à la manière d’une mala­die à expo­si­tion conti­nue et non pas d’un stress aigu.

Il se trouve jus­te­ment que, dans les tri­bunes des jour­naux ou les dis­cus­sions à la can­tine, on entend une petite musique infor­melle, for­cé­ment sub­jec­tive mais peut-être révé­la­trice : ce ne serait pas pareil depuis le deuxième confi­ne­ment, les gens le vivraient moins bien. Pour­quoi ? Si les annonces du mois de mars 2020 nous avaient jeté sur le rivage incon­nu de la vie recluse, il en fut tout autre­ment en octobre. Lorsque l’on nous invi­ta à rega­gner nos pénates pour la deuxième fois, tout était déjà deve­nu une habi­tude. Les attes­ta­tions de sor­tie, le recours à la livrai­son à domi­cile, la néo-socia­bi­li­té par web­cam, les masques et la flasque de gel hydro­al­coo­lique. Le folk­lore des pre­miers temps s’est chan­gé au fil des semaines en une gri­sâtre cor­vée admi­nis­tra­tive. Plus stan­dar­di­sée et plus effi­cace. Même l’humour potache et régres­sif du pre­mier confi­ne­ment semble avoir dis­pa­ru dans la bataille. La répé­ti­ti­vi­té condamne à la rou­tine. Heu­reu­se­ment, l’esprit humain pos­sède des capa­ci­tés d’adaptation : faute de grives, on sait se conten­ter de merles. Ou de patates, de ruta­ba­gas, de soi­rées devant le petit écran… Du moins, pen­dant un cer­tain temps, car inévi­ta­ble­ment, mal­gré la bonne volon­té que l’on y met, appa­raît le dégoût, la nau­sée… Robin­son Cru­soë reve­nant de son île vomit à la vue d’une noix de coco.

Cer­tains se posent la ques­tion : le confi­ne­ment est-il un trau­ma­tisme ? Dans la majo­ri­té des cas la réponse est non. En effet, pour nous, la notion de trau­ma­tisme stric­to sen­su sup­pose une confron­ta­tion au réel de la mort à la faveur d’une expé­rience d’impuissance totale (hil­flo­sig­keit ). Pour la majo­ri­té de la popu­la­tion, le confi­ne­ment a consis­té en une expé­rience d’impuissance par­tielle et de confron­ta­tion à l’image de la mort. C’est très angois­sant si l’on veut. Mais pas trau­ma­tique. Or, pour Freud, l’angoisse est un méca­nisme de défense, un signal aver­tis­sant le moi de l’existence d’une menace et le pro­té­geant de l’irruption de l’effroi trau­ma­tique. L’affect d’angoisse, c’est une manière d’être sur ses gardes, prêt à bon­dir. L’angoisse appelle la fuite, solu­tion archaïque dont M. Labo­rit en son temps fit l’éloge… par­ti­cu­liè­re­ment peu appli­cable en temps de confi­ne­ment. A ce sujet, Freud écri­vit : « S’il fal­lait échap­per à l’effet d’une exci­ta­tion externe, alors la fuite serait cer­tai­ne­ment la meilleure solu­tion. Mais, pour les exci­ta­tions internes, comme l’on ne peut pas échap­per à son Moi, il existe le refou­le­ment. » C’est ain­si que l’appareil psy­chique tente de liqui­der la peur de la Covid – qui est in fine une peur de la mort. Cepen­dant, le refou­le­ment, moteur de la névrose, pré­sente deux incon­vé­nients majeurs : 1. ça demande une dépense d’énergie constante au sujet, ça l’épuise 2. ça ne marche pas au long cours et alors gare au retour de flamme.

Les fan­tasmes de la soli­tude

Et pour­tant, quand tout com­men­ça, en mars, il y en eu plus d’un pour se réjouir de ce confi­ne­ment. Ques­tion de de classe sociale disait-on alors, ou de vul­né­ra­bi­li­té indi­vi­duelle, voire de mètres car­rés au soleil. Que l’on lise le fameux jour­nal de Lei­la Sli­ma­ni. Témoi­gnage sin­cère (et donc pré­cieux) d’une authen­tique jouis­sance à être confi­née. Car l’isolement n’a pas qu’une face effrayante. Loin de là. Il y eut de tout temps des êtres qui cher­chaient la soli­tude et van­taient ce type d’existence ; selon eux, elle per­met­trait une tran­quilli­té, une indé­pen­dance et une liber­té même que le rythme tré­pi­dant des obli­ga­tions sociales habi­tuel­le­ment tou­jours contra­rie. Vivre seul, c’est gérer ses affaires à son rythme et se consa­crer à ses véri­tables centres d’intérêt. Plus pro­fon­dé­ment, le repli dans sa soli­tude, comme sur une île déserte, ren­voie au fan­tasme fon­da­men­tal épin­glé par Freud sous le terme de retour in ute­ro : fuite hors d’un monde dou­lou­reu­se­ment régi par le prin­cipe de réa­li­té, retour à un espace nour­ri­cier et bien­veillant, licence à une régres­sion pro­fonde. Bien enten­du, une telle régres­sion peut avoir des effets trans­for­ma­teurs béné­fiques – à condi­tion de ne pas durer trop long­temps.

Un extrait du Zara­thous­tra de Nietzsche nous semble élo­quent sur le sujet. « Lorsque Zara­thous­tra eut atteint sa tren­tième année, il quit­ta sa patrie et le lac de sa patrie et s’en alla dans la mon­tagne. Là il jouit de son esprit et de sa soli­tude et ne s’en las­sa point durant dix années. Mais enfin son cœur se trans­for­ma, — et un matin, se levant avec l’aurore, il s’avança devant le soleil et lui par­la ain­si (…) : « Voi­ci ! Je suis dégoû­té de ma sagesse, comme l’abeille qui a amas­sé trop de miel. J’ai besoin de mains qui se tendent. Je vou­drais don­ner et dis­tri­buer. » Cet extrait est révé­la­teur de la cli­nique du confi­ne­ment. Dans un pre­mier temps, on a un repli sur soi et la jouis­sance dans ce sen­ti­ment d’auto-suffisance et de liber­té. L’âge de 30 ans n’est pas ano­din puisqu’il cor­res­pond très offi­ciel­le­ment à la fin de l’adolescence chez les Romains, l’âge d’homme auquel les citoyens se mariaient, qui se rap­proche sin­gu­liè­re­ment du chiffre offi­cieux de la fin de l’adolescence en 2020. Ain­si, Zara­thous­tra (tel Tan­guy) s’isole, et retarde son acces­sion à l’âge d’homme confor­mé­ment à la théo­rie du mora­toire psy­cho­so­cial d’Erik Erik­son. Dans un deuxième temps, Nietszche décrit le dégoût (über­drüs­sig dit le texte alle­mand, ennuyé, mais avec l’idée d’un excès, d’une pres­sion) asso­cié à un sen­ti­ment de trop-plein comme l’abeille qui a amas­sé trop de miel. L’image évoque inévi­ta­ble­ment le phé­no­mène élé­men­taire de la dyna­mique du désir-déplai­sir anal selon Freud : la mise sous ten­sion qui appelle dou­lou­reu­se­ment une détente. Le troi­sième temps enfin, à la faveur de la géné­ro­si­té toute obses­sion­nelle d’une solu­tion obla­tive, donne à voir une issue à l’isolement par le retis­sage d’une rela­tion à autrui. Mais par temps de Covid, cette « géné­ro­si­té » reste entra­vée car le fan­tasme de don se mêle à celui de conta­gion, et que le par­tage de la main à la main est pro­hi­bé pour des rai­sons d’hygiène.

METAPSYCHOLOGIE DU CONFINEMENT

HAMLET : Ô Dieu ! je pour­rais être enfer­mé dans une coquille de noix, et me regar­der comme le roi d’un espace infi­ni… mais je fais de mau­vais rêves.

Le dégoût de la soli­tude

Il n’est pas néces­saire d’être for­gé selon une struc­ture de per­son­na­li­té pho­bique, pour connaître le fan­tasme d’échapper au regard d’autrui. L’enfer c’est les autres et l’on rêve de para­di­siaques îles désertes vers les­quelles s’enfuir et où l’on pour­rait tran­quille­ment jouir d’une véri­table liber­té. Sous le soleil exac­te­ment. Mais qui dit que cet astre n’aura pas tôt fait de se chan­ger en per­sé­cu­teur per­son­ni­fié comme pour le pré­sident Schre­ber ? Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres, Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres. Ain­si, comme c’est mal­heu­reu­se­ment de règle, la réa­li­sa­tion de la fan­tai­sie est loin d’être aus­si rose que la mani­pu­la­tion ima­gi­naire qu’en fait le névro­sé. Ain­si, les exils choi­sis sous les cieux tou­jours bleus d’une soli­tude volon­taire ont tôt fait de se chan­ger pour celui qui les tente en un nou­vel enfer. En réa­li­té le même. Car ce « regard d’autrui » auquel on pense pou­voir se sous­traire par la fuite réelle n’est bien sou­vent que l’extériorisation d’un juge interne : l’Idéal du Moi. Cet Idéal, on l’emporte fata­le­ment dans ses bagages jusqu’en son île déserte, quitte à le pro­je­ter ensuite sur n’importe laquelle des effi­gies que la contin­gence nous pré­sen­te­ra : la trace de pas dans le sable de Robin­son ou le bal­lon de vol­ley­ball de Tom Hanks dans Cas­ta­way. Pour Freud, l’Idéal du Moi que l’on trouve au centre des affres post­mo­dernes dits de per­fec­tion­nisme est une ins­tance intra­psy­chique qui s’est consti­tuée dans les pre­mières années de la vie du sujet, et qui est l’héritière des impé­ra­tifs de l’enfance. Car les impé­ra­tifs inté­rio­ri­sés, un enfant dès son jeune âge ne connaît que ça : impé­ra­tifs moraux (tu ne vole­ras pas, tu ne men­ti­ras pas, tu ne te mas­tur­be­ras pas) dans les édu­ca­tions tra­di­tion­nelles, impé­ra­tifs de per­for­mance (sois beau, sois intel­li­gent, sois mince) dans le sys­tème néo-libé­ral. D’un côté Œdipe et de l’autre Nar­cisse.

Le mythe de ce der­nier — pié­gé jusqu’à la mort par son inac­ces­sible reflet dans l’eau — ne montre que trop bien les apo­ries de la vie soli­taire. Le point impor­tant, c’est que l’isolement offre au sujet le mirage de l’auto-suffisance et par consé­quent celui de la maî­trise totale de son éco­no­mie affec­tive. C’est d’ailleurs en ces termes pseu­do-stoï­ciens que s’expriment fré­quem­ment les apôtres de la soli­tude. Cepen­dant, le concept d’auto-suffisance n’apparaît que comme la sur­face émer­gée de l’expérience auto-éro­tique qui consti­tue, depuis l’enfance, la réa­li­sa­tion pure du phé­no­mène nar­cis­sique. Comme le notait Freud : « Les pul­sions sexuelles se com­portent tout d’abord auto-éro­ti­que­ment, elles trouvent leur satis­fac­tion sur le corps propre et de ce fait ne par­viennent pas à la situa­tion de refus qui a entraî­né l’instauration du prin­cipe de réa­li­té. » L’auto-érotisme freu­dien n’est pas réduc­tible à l’onanisme : les plai­sirs gour­mets, les ivresses spor­tives ou les para­dis arti­fi­ciels des addic­tions en sont autant de variantes dépla­cées. En réa­li­té, le point essen­tiel réside dans la briè­ve­té d’un cir­cuit court de récom­pense que ne vient inter­rompre aucun aléa rela­tion­nel, aucune parole pos­si­ble­ment frus­trante de l’autre : « L’auto-érotisme per­sis­tant rend pos­sible que la satis­fac­tion ins­tan­ta­née et fan­tas­ma­tique rela­tive à l’objet sexuel, laquelle est plus facile, soit main­te­nue si long­temps à la place de la satis­fac­tion réelle, exi­geant, elle, efforts et ajour­ne­ments » (Die Ona­nie 1911 in ocf.p., xi, p. 156–168).

Mais le nar­cis­sisme a un adver­saire dans le psy­chisme : l’ennui, qui est cer­tai­ne­ment l’affect qui vien­dra secouer le plus vive­ment le confi­né. Est-ce un signe de dépres­sion ? Bien au contraire ! l’ennui comme « éro­ti­sa­tion du sen­ti­ment de la durée » (Mar­cel­li et Bra­con­nier) appa­raît sou­vent comme l’ultime défense contre la dépres­sion, comme l’arme secrète des pul­sions libi­di­nales quand elles sont encer­clées par les forces de la pul­sion de mort qu’on appelle aus­si pul­sion de répé­ti­tion.

La pul­sion cen­tri­fuge

Selon la théo­rie freu­dienne des pul­sions, il existe tou­jours au royaume de l’Inconscient un conflit entre deux fac­tions, deux mou­vances ; sui­vant les étapes de sa théo­rie, nous pou­vons nom­mer ce conflit celui des pul­sions d’autoconservation ver­sus les pul­sions sexuelles, ou encore des pul­sions de vie et de mort. Le couple « repli/exploration » tra­duit d’ailleurs un opé­ra­teur fon­da­men­tal des formes les plus simples du com­por­te­ment ani­mal. Pour reve­nir à la ques­tion qui nous inté­resse, nous dirons sché­ma­ti­que­ment qu’il nous semble exis­ter un conflit entre des pul­sions cen­tri­fuges (qui mènent à l’exploration du monde) et cen­tri­pètes (qui mènent au repli sur soi et à la répé­ti­tion de schèmes déjà vécus). La pul­sion de vie et la pul­sion sexuelle appa­raissent cen­tri­fuges (recherche d’un par­te­naire) ; la pul­sion de mort et d’autoconservation appa­raissent cen­tri­pètes (pré­ser­va­tion de son état de sécu­ri­té, de son quant-à-soi jusqu’à dis­so­lu­tion dans l’état de nir­va­na).

Cette pul­sion cen­tri­fuge et ain­si défi­nie est à consi­dé­rer selon le modèle de toute pul­sion selon Freud : d’origine cor­po­relle et de nature soma­to-psy­chique. Il est évident que le but de cette pul­sion est l’exploration du monde et la ren­contre avec autrui. La ques­tion est de savoir sous quelles formes, selon quels des­tins ou sous l’aspect de quels reje­tons elle se mani­feste au Moi. Le repré­sen­tant de la pul­sion, s’il a fran­chi au moins par­tiel­le­ment le pare-feu du refou­le­ment, pour­ra appa­raître selon deux faces dans la conscience : d’une part comme une repré­sen­ta­tion et d’autre part comme un affect. Le sen­ti­ment d’ennui est assu­ré­ment l’affect de choix du repré­sen­tant psy­chique de la pul­sion cen­tri­fuge. Une phé­no­mé­no­lo­gie de l’ennui éta­blit faci­le­ment la dif­fé­rence radi­cale entre cette émo­tion d’un part et d’autre part la tris­tesse ou l’angoisse par exemple. Comme nous le disions plus haut, l’ennui est le signe d’une défense contre la dépres­sion : il pos­sède cette consis­tance aiguillon­nante qui vient sti­mu­ler la voli­tion et l’action. Mais quand toute repré­sen­ta­tion est refou­lée et que le des­tin pul­sion­nel entra­vé par la sévé­ri­té d’un cadre envi­ron­ne­ment inex­ten­sible, cet aiguillon pro­vo­que­ra autant d’actions auto­ma­tiques : balan­ce­ments, sté­réo­ty­pies, gra­phor­rée de grif­fon­ne­ment. Autant d’équivalents mas­tur­ba­toires, cela va sans dire. L’ennui est un affect-signal, il appelle une posi­tion active du sujet voire (avec la nuance d’agressivité trans­for­ma­trice d’un tel élan) une rup­ture avec un état anté­rieur.

Le Moi dis­pose de dif­fé­rents moyens de défense pour cana­li­ser cette pous­sée pul­sion­nelle – solu­tions plus ou moins heu­reuses : il peut s’agir de dépla­ce­ments, de for­ma­tion de com­pro­mis voire de subli­ma­tion créa­tive. Mais à igno­rer ou à répri­mer la force cen­tri­fuge, l’on risque son retour réel sous forme d’agitation (auto)destructrice. C’est ce qui s’est pas­sé durant la période de confi­ne­ment chez les sujets pré­sen­tant des moda­li­tés de fonc­tion­ne­ment psy­chique à type d’intolérance à la frus­tra­tion, de recours habi­tuel aux solu­tions de décharge motrice ou chi­mique, de psy­cho­ri­gi­di­té (nous pen­sons aux fonc­tion­ne­ments limites) et pri­vées par le contexte social de leurs modes de réso­lu­tion habi­tuels du conflit. A ce pro­pos, il ne faut pas inter­pré­ter autre­ment le fan­tasme fré­quem­ment rap­por­té par les patients durant le confi­ne­ment et selon lequel le monde (l’extérieur) serait dévas­té et peu­plé de zom­bies comme dans une série télé amé­ri­caine. Il ne s’agit là que de la pro­jec­tion d’un sadisme oral insa­tiable et qui se trouve, du fait du confi­ne­ment et de l’immobilisation impo­sée, désar­ri­mé de ses ancrages cor­po­rels (notam­ment mus­cu­laires) et pro­ces­suels ordi­naires. Le pou­voir exé­cu­tif a bien rai­son de ne pas inter­dire le foo­ting.

QUELLES SOLUTIONS ADAPTATIVES ?

Ham­let et Hora­tio au cime­tière – Eugène Dela­croix, 1859
HAMLET : Je ne sais pas pour­quoi j’en suis encore à me dire : « Ceci est à faire » ; quand tout, motifs et volon­té, force et moyens, me poussent à l’accomplir. Vastes comme la terre, des exemples m’exhortent : et ain­si cette armée si nom­breuse et coû­teuse, que conduit un jeune prince raf­fi­né, dont le cou­rage, gon­flé d’une ambi­tion superbe, fait la nique à l’avenir impré­vi­sible.

Quand Ham­let passe à l’acte

La socia­bi­li­té et les dépla­ce­ments n’ont pas été inter­dits en bloc à la faveur du confi­ne­ment. Les attes­ta­tions déro­ga­toires déroulent leurs listes de cases à cocher, comme autant d’exceptions à la règle géné­rale du main­tien à domi­cile. Mais même ces cas régle­men­taires bien défi­nis appellent des hési­ta­tions et des scru­pules. Ain­si, au moment des fêtes de fin d’année, ou depuis l’avancement de l’heure du couvre-feu, com­bien se sont posés la ques­tion de rendre ou non visite à leur famille ? Il n’est pas for­cé de voir dans ces dilemmes domes­tiques de véri­tables doubles contraintes selon l’expression de Gre­go­ry Bate­son. Alors reve­nons à notre vel­léi­taire Ham­let, spé­cia­liste du sujet : à quel moment notre héros par­vient-il enfin à s’extraire de son hési­ta­tion ? Lorsqu’il est mis au pied du mur. Lorsqu’il est pié­gé dans le jeu qu’il a lui-même contri­bué à écha­fau­der et dont la seule issue est la tri­che­rie. Ain­si, quand il est empê­tré dans le guet-apens anglais en com­pa­gnie de Rosen­kranz et de Gil­dens­tern – d’où il s’échappe en tuant impla­ca­ble­ment ses enne­mis.

Il est à noter que la pièce de Sha­kes­peare est loin­tai­ne­ment issue de la légende scan­di­nave d’Am­leth telle qu’elle figure chez le chro­ni­queur Saxo Gram­ma­ti­cus. Le roi Hor­ven­dil est assas­si­né par son frère Fen­go, qui épouse ensuite la veuve de sa vic­time ; le fils d’Horvendil simule alors la folie afin d’être épar­gné. Il évite le piège d’une jeune fille (cor­res­pon­dant à Ophé­lie), tue un espion dis­si­mu­lé der­rière une ten­ture (à la place de Polo­nius), etc. Tout ce qui appa­raît hési­ta­tion, pro­cras­ti­na­tion et perte de temps chez le Ham­let de Sha­kes­peare n’est qu’une ruse chez Saxo Gram­ma­ti­cus où Amleth par­vient à ses fins, cou­ron­né roi, marié à deux prin­cesses et ayant eu le des­sus sur tous ses enne­mis. Curieux symé­trique : la réus­site per­verse d’Amleth ver­sus l’échec névro­tique d’Hamlet. Et pour­tant c’est la même his­toire… Ain­si, le des­tin d’Hamlet n’est pas for­cé­ment d’échouer. Ses ter­gi­ver­sa­tions pour­raient n’être qu’autant de fausses pistes pareilles à celle de l’Horace de Cor­neille : des replis stra­té­giques. Or, nous l’avons vu plus haut, le confi­né lui est confron­té à un adver­saire bau­de­lai­rien : l’ennui, affect pénible qui ne triche pas. « Sou­viens-toi que le Temps est un joueur avide Qui gagne sans tri­cher, à tout coup ! c’est la loi. Le jour décroît ; la nuit aug­mente, sou­viens-toi ! Le gouffre a tou­jours soif ; la clep­sydre se vide. » Mais est-ce encore là du jeu ? Comme le dit un per­son­nage de Lote­rie Solaire de Phi­lip K. Dick : « À quoi bon jouer quand le jeu est tru­qué ? Que fait-on quand on découvre que les règles sont biai­sées de telle sorte qu’on ne peut pas gagner ? » Son inter­lo­cu­teur répond : « On fait ce que j’ai fait : on crée de nou­velles règles et on les suit. » Tri­cher ce n’est pas néces­sai­re­ment bri­ser le jeu, tri­cher c’est par­fois le seul moyen de main­te­nir le jeu.

Petits arran­ge­ments avec la Covid

Dans sa pré­face aux nou­velles de Poe, Bau­de­laire écri­vait : Par­mi l’énumération nom­breuse des droits de l’homme que la sagesse du XIXe siècle recom­mence si sou­vent et si com­plai­sam­ment, deux assez impor­tants ont été oubliés, qui sont le droit de se contre­dire et le droit de s’en aller. De se contre­dire pour s’en aller, car pour s’en aller par temps de Covid il faut par­fois se contre­dire. Il faut contre­dire l’impératif caté­go­rique qui assène : reste dans ta chambre.
Heu­reu­se­ment, notre sys­tème de confi­ne­ment est plein d’exceptions, de déro­ga­tions, de cases à cocher – par­fois confuses, par­fois contra­dic­toires. Les esprits per­fec­tion­nistes s’en cha­grinent : il fau­drait com­bler les trous de la raquette. Mais sans trous à la raquette la balle de ten­nis de rebon­dit plus. L’âme humaine n’est pas faite d’un bloc. Tous les jours devant l’ambigu mes­sage média­tique coa­gu­lant la pure ratio­na­li­té des chiffres et l’image hor­rible de l’issue mor­telle de la Covid, nous sommes tor­dus par notre propre ambi­va­lence : celle de res­ter ou de s’enfuir. Ecar­te­lé ain­si par cette contrainte contra­dic­toire, sans pos­si­bi­li­té de la résoudre, on devien­drait fou.

Heu­reu­se­ment, il nous reste les attes­ta­tions de dépla­ce­ment déro­ga­toire. Sans la pos­si­bi­li­té du dépla­ce­ment déro­ga­toire, des courses le same­di après-midi alors qu’on déteste les super­mar­chés, du foo­ting alors qu’on n’aime pas le sport, du panier de pro­vi­sions dépo­sé chez sa grand-mère alors qu’on n’aime pas sa grand-mère, on ne tien­drait pas sur son cana­pé tout le reste de la jour­née. Sans la pos­si­bi­li­té de l’incohérence, on ne vien­drait pas à bout de notre ambi­va­lence.

Nous écri­vions plus haut que tri­cher ce n’est pas for­cé­ment bri­ser le jeu. Comme le poin­tait Ben­ja­min Constant dans une lettre à Kant : « Le prin­cipe moral que dire la véri­té est un devoir, s’il était pris de manière abso­lue et iso­lée, ren­drait toute socié­té impos­sible. » Un vieil adage latin dit : Sum­mum jus, sum­ma inju­ria. Le som­met de la léga­li­té est aus­si le som­met de l’injustice. Car la Loi doit être inter­pré­tée. Comme les rêves. Inter­pré­ter c’est faire jouer son savoir-être et son roman fami­lial, comme le bri­co­leur qui sait s’affranchir du mode d’emploi trop rigide et trou­ver une nou­velle uti­li­té aux pièces de bric et de broc de son his­toire per­son­nelle. Ain­si le bri­co­lage par temps de Covid, c’est la réap­pro­pria­tion par le sujet de sa propre liber­té : liber­té d’entreprendre et de faire. De se sen­tir acteur de son des­tin pour échap­per à la pente dépres­sive signa­lée par l’affect d’ennui. Comme l’écrivait Sha­kes­peare dans Troï­lus et Cres­si­da : “Things won are done, joy’s soul lies in the doing.” La joie de l’âme réside dans l’action.

CONCLUSION

La pan­dé­mie de Covid par sa bru­ta­li­té et son ampleur a bou­le­ver­sé les agen­das poli­tiques comme les exis­tences indi­vi­duelles. Qu’il s’agisse de grandes réformes, de la pre­mière tant atten­due de tel film ou de tel opé­ra, d’un pro­jet de mariage ou de voyage, le virus nous a contraint à annu­ler, à repor­ter, à adop­ter une désa­gréable posi­tion d’attente. Confron­té à une situa­tion étrange, inat­ten­due, les indi­vi­dus comme les ins­ti­tu­tions ont navi­gué à vue. Habi­tué par notre pro­fes­sion à recon­naître la féro­ci­té des impé­ra­tifs de per­fec­tion­nisme et d’absolutisme, nous avons tâché de plai­der dans cet article en faveur des for­ma­tions de com­pro­mis. Le réel ne triche pas, ni la Covid ni le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Prendre la mesure de ces enjeux sans céder ni sur nos prin­cipes démo­cra­tiques ni sur les aspi­ra­tions des sujets au bon­heur n’est pas une tâche aisée. Des efforts de men­ta­li­sa­tion et de théo­ri­sa­tion sont encore hau­te­ment néces­saires pour ne per­mettre de com­prendre ce que nous avons pour l’heure vécu comme dans un tour­billon. Et pour se récon­for­ter, rap­pe­lons-nous des mots de Freud dans Au-delà du prin­cipe de plai­sir : « Au reste, un poète pour­ra nous conso­ler de la len­teur avec laquelle pro­gresse notre connais­sance scien­ti­fique : Ce qu’on ne peut atteindre en volant, il faut l’atteindre en boi­tant. Boi­ter, dit l’Écriture, n’est pas un péché. »

Toutes les cita­tions d’Hamlet sont issues de la tra­duc­tion d’Yves Bon­ne­foy, publiée chez Gal­li­mard.