Covid or not covid : telle est la question. Et le monde entier s’interroge. Car si l’esprit du temps nous joue parfois sur le grand théâtre de l’Histoire une pièce tirée de son répertoire classique, l’année 2020 aura eu des accents shakespeariens. Ceux d’Hamlet. Par son angoisse diffuse, par ses spectres et ses cimetières, par ses stridences et sa lenteur. Comme le prince danois, nous avons été bousculés dans nos existences, nous avons reçu sur les épaules le fardeau d’une responsabilité nouvelle et comme lui, embarrassés, nous avons attendu. Nous avons mouliné les informations diffusées par les médias, nous avons échafaudé des théories puis des contre-théories, nous avons eu des enthousiasmes puis des déceptions. Nous n’avons pas su quoi faire, et donc comme lui nous n’avons rien fait. Hamlet était un velléitaire devant l’Eternel, et comme l’écrivait Goethe, l’incarnation même de l’intellectuel encombré de sa cérébralité : un procrastinateur. Était-il donc un obsessionnel, un psychasthénique ou un névrosé inhibé par une culpabilité inconsciente quant à la situation d’inceste et de parricide qu’il aurait lui-même fantasmé ? Était-il un paranoïaque refusant la mort naturelle de son père et projetant son deuil impossible sur ses persécuteurs ? Se décalant de cette sempiternelle devinette diagnostique, Jacques Lacan déclara : « On l’a dit : Hamlet, c’est le désir d’un hystérique, c’est le désir d’un obsessionnel… On peut le dire, mais la question n’est pas là. À la vérité il est les deux. Hamlet est purement et simplement la place de ce Désir. » La place du Désir. Et voilà pourquoi son embarras nous émeut, voilà pourquoi son hésitation nous trouble. Les mœurs changent et les lois passent, mais le rapport du désir à la Loi subsiste. Inexorablement. C’est pourquoi quand un spectre en blouse blanche nous cria brusquement sur tous les toits médiatiques « Restez chez vous » nous fûmes aussi désarçonnés et penauds que le héros de Shakespeare.
ET L’OMBRE DU CONFINEMENT TOMBA SUR LE MOI
Effets psychologiques du confinement
Dès le début de l’épidémie, nous disposions d’un certain savoir médical sur le retentissement psychologique des situations de confinement sur la base de travaux antérieurs, réalisés dans d’autres contextes comme le SRAS ou Ebola (Webster et al., Lancet). Ces études montrent que les effets délétères sont corrélés d’une part à la cumulation de facteurs de risques psychosociaux (pertes de revenus, deuil d’un proche) et d’autre part à la situation de confinement en elle-même (durée de la quarantaine, difficulté d’accès à des produits de première nécessité). L’effet sur la santé mentale est déterminé par une cascade de facteurs de risques (liés à une exposition prolongée) ainsi qu’à l’épuisement des capacités adaptatives. Il semblerait ainsi que les effets du confinement se manifestent à la manière d’une maladie à exposition continue et non pas d’un stress aigu.
Il se trouve justement que, dans les tribunes des journaux ou les discussions à la cantine, on entend une petite musique informelle, forcément subjective mais peut-être révélatrice : ce ne serait pas pareil depuis le deuxième confinement, les gens le vivraient moins bien. Pourquoi ? Si les annonces du mois de mars 2020 nous avaient jeté sur le rivage inconnu de la vie recluse, il en fut tout autrement en octobre. Lorsque l’on nous invita à regagner nos pénates pour la deuxième fois, tout était déjà devenu une habitude. Les attestations de sortie, le recours à la livraison à domicile, la néo-sociabilité par webcam, les masques et la flasque de gel hydroalcoolique. Le folklore des premiers temps s’est changé au fil des semaines en une grisâtre corvée administrative. Plus standardisée et plus efficace. Même l’humour potache et régressif du premier confinement semble avoir disparu dans la bataille. La répétitivité condamne à la routine. Heureusement, l’esprit humain possède des capacités d’adaptation : faute de grives, on sait se contenter de merles. Ou de patates, de rutabagas, de soirées devant le petit écran… Du moins, pendant un certain temps, car inévitablement, malgré la bonne volonté que l’on y met, apparaît le dégoût, la nausée… Robinson Crusoë revenant de son île vomit à la vue d’une noix de coco.
Certains se posent la question : le confinement est-il un traumatisme ? Dans la majorité des cas la réponse est non. En effet, pour nous, la notion de traumatisme stricto sensu suppose une confrontation au réel de la mort à la faveur d’une expérience d’impuissance totale (hilflosigkeit ). Pour la majorité de la population, le confinement a consisté en une expérience d’impuissance partielle et de confrontation à l’image de la mort. C’est très angoissant si l’on veut. Mais pas traumatique. Or, pour Freud, l’angoisse est un mécanisme de défense, un signal avertissant le moi de l’existence d’une menace et le protégeant de l’irruption de l’effroi traumatique. L’affect d’angoisse, c’est une manière d’être sur ses gardes, prêt à bondir. L’angoisse appelle la fuite, solution archaïque dont M. Laborit en son temps fit l’éloge… particulièrement peu applicable en temps de confinement. A ce sujet, Freud écrivit : « S’il fallait échapper à l’effet d’une excitation externe, alors la fuite serait certainement la meilleure solution. Mais, pour les excitations internes, comme l’on ne peut pas échapper à son Moi, il existe le refoulement. » C’est ainsi que l’appareil psychique tente de liquider la peur de la Covid – qui est in fine une peur de la mort. Cependant, le refoulement, moteur de la névrose, présente deux inconvénients majeurs : 1. ça demande une dépense d’énergie constante au sujet, ça l’épuise 2. ça ne marche pas au long cours et alors gare au retour de flamme.
Les fantasmes de la solitude
Et pourtant, quand tout commença, en mars, il y en eu plus d’un pour se réjouir de ce confinement. Question de de classe sociale disait-on alors, ou de vulnérabilité individuelle, voire de mètres carrés au soleil. Que l’on lise le fameux journal de Leila Slimani. Témoignage sincère (et donc précieux) d’une authentique jouissance à être confinée. Car l’isolement n’a pas qu’une face effrayante. Loin de là. Il y eut de tout temps des êtres qui cherchaient la solitude et vantaient ce type d’existence ; selon eux, elle permettrait une tranquillité, une indépendance et une liberté même que le rythme trépidant des obligations sociales habituellement toujours contrarie. Vivre seul, c’est gérer ses affaires à son rythme et se consacrer à ses véritables centres d’intérêt. Plus profondément, le repli dans sa solitude, comme sur une île déserte, renvoie au fantasme fondamental épinglé par Freud sous le terme de retour in utero : fuite hors d’un monde douloureusement régi par le principe de réalité, retour à un espace nourricier et bienveillant, licence à une régression profonde. Bien entendu, une telle régression peut avoir des effets transformateurs bénéfiques – à condition de ne pas durer trop longtemps.
Un extrait du Zarathoustra de Nietzsche nous semble éloquent sur le sujet. « Lorsque Zarathoustra eut atteint sa trentième année, il quitta sa patrie et le lac de sa patrie et s’en alla dans la montagne. Là il jouit de son esprit et de sa solitude et ne s’en lassa point durant dix années. Mais enfin son cœur se transforma, — et un matin, se levant avec l’aurore, il s’avança devant le soleil et lui parla ainsi (…) : « Voici ! Je suis dégoûté de ma sagesse, comme l’abeille qui a amassé trop de miel. J’ai besoin de mains qui se tendent. Je voudrais donner et distribuer. » Cet extrait est révélateur de la clinique du confinement. Dans un premier temps, on a un repli sur soi et la jouissance dans ce sentiment d’auto-suffisance et de liberté. L’âge de 30 ans n’est pas anodin puisqu’il correspond très officiellement à la fin de l’adolescence chez les Romains, l’âge d’homme auquel les citoyens se mariaient, qui se rapproche singulièrement du chiffre officieux de la fin de l’adolescence en 2020. Ainsi, Zarathoustra (tel Tanguy) s’isole, et retarde son accession à l’âge d’homme conformément à la théorie du moratoire psychosocial d’Erik Erikson. Dans un deuxième temps, Nietszche décrit le dégoût (überdrüssig dit le texte allemand, ennuyé, mais avec l’idée d’un excès, d’une pression) associé à un sentiment de trop-plein comme l’abeille qui a amassé trop de miel. L’image évoque inévitablement le phénomène élémentaire de la dynamique du désir-déplaisir anal selon Freud : la mise sous tension qui appelle douloureusement une détente. Le troisième temps enfin, à la faveur de la générosité toute obsessionnelle d’une solution oblative, donne à voir une issue à l’isolement par le retissage d’une relation à autrui. Mais par temps de Covid, cette « générosité » reste entravée car le fantasme de don se mêle à celui de contagion, et que le partage de la main à la main est prohibé pour des raisons d’hygiène.
METAPSYCHOLOGIE DU CONFINEMENT
Le dégoût de la solitude
Il n’est pas nécessaire d’être forgé selon une structure de personnalité phobique, pour connaître le fantasme d’échapper au regard d’autrui. L’enfer c’est les autres et l’on rêve de paradisiaques îles désertes vers lesquelles s’enfuir et où l’on pourrait tranquillement jouir d’une véritable liberté. Sous le soleil exactement. Mais qui dit que cet astre n’aura pas tôt fait de se changer en persécuteur personnifié comme pour le président Schreber ? Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres, Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres. Ainsi, comme c’est malheureusement de règle, la réalisation de la fantaisie est loin d’être aussi rose que la manipulation imaginaire qu’en fait le névrosé. Ainsi, les exils choisis sous les cieux toujours bleus d’une solitude volontaire ont tôt fait de se changer pour celui qui les tente en un nouvel enfer. En réalité le même. Car ce « regard d’autrui » auquel on pense pouvoir se soustraire par la fuite réelle n’est bien souvent que l’extériorisation d’un juge interne : l’Idéal du Moi. Cet Idéal, on l’emporte fatalement dans ses bagages jusqu’en son île déserte, quitte à le projeter ensuite sur n’importe laquelle des effigies que la contingence nous présentera : la trace de pas dans le sable de Robinson ou le ballon de volleyball de Tom Hanks dans Castaway. Pour Freud, l’Idéal du Moi que l’on trouve au centre des affres postmodernes dits de perfectionnisme est une instance intrapsychique qui s’est constituée dans les premières années de la vie du sujet, et qui est l’héritière des impératifs de l’enfance. Car les impératifs intériorisés, un enfant dès son jeune âge ne connaît que ça : impératifs moraux (tu ne voleras pas, tu ne mentiras pas, tu ne te masturberas pas) dans les éducations traditionnelles, impératifs de performance (sois beau, sois intelligent, sois mince) dans le système néo-libéral. D’un côté Œdipe et de l’autre Narcisse.
Le mythe de ce dernier — piégé jusqu’à la mort par son inaccessible reflet dans l’eau — ne montre que trop bien les apories de la vie solitaire. Le point important, c’est que l’isolement offre au sujet le mirage de l’auto-suffisance et par conséquent celui de la maîtrise totale de son économie affective. C’est d’ailleurs en ces termes pseudo-stoïciens que s’expriment fréquemment les apôtres de la solitude. Cependant, le concept d’auto-suffisance n’apparaît que comme la surface émergée de l’expérience auto-érotique qui constitue, depuis l’enfance, la réalisation pure du phénomène narcissique. Comme le notait Freud : « Les pulsions sexuelles se comportent tout d’abord auto-érotiquement, elles trouvent leur satisfaction sur le corps propre et de ce fait ne parviennent pas à la situation de refus qui a entraîné l’instauration du principe de réalité. » L’auto-érotisme freudien n’est pas réductible à l’onanisme : les plaisirs gourmets, les ivresses sportives ou les paradis artificiels des addictions en sont autant de variantes déplacées. En réalité, le point essentiel réside dans la brièveté d’un circuit court de récompense que ne vient interrompre aucun aléa relationnel, aucune parole possiblement frustrante de l’autre : « L’auto-érotisme persistant rend possible que la satisfaction instantanée et fantasmatique relative à l’objet sexuel, laquelle est plus facile, soit maintenue si longtemps à la place de la satisfaction réelle, exigeant, elle, efforts et ajournements » (Die Onanie 1911 in ocf.p., xi, p. 156–168).
Mais le narcissisme a un adversaire dans le psychisme : l’ennui, qui est certainement l’affect qui viendra secouer le plus vivement le confiné. Est-ce un signe de dépression ? Bien au contraire ! l’ennui comme « érotisation du sentiment de la durée » (Marcelli et Braconnier) apparaît souvent comme l’ultime défense contre la dépression, comme l’arme secrète des pulsions libidinales quand elles sont encerclées par les forces de la pulsion de mort qu’on appelle aussi pulsion de répétition.
La pulsion centrifuge
Selon la théorie freudienne des pulsions, il existe toujours au royaume de l’Inconscient un conflit entre deux factions, deux mouvances ; suivant les étapes de sa théorie, nous pouvons nommer ce conflit celui des pulsions d’autoconservation versus les pulsions sexuelles, ou encore des pulsions de vie et de mort. Le couple « repli/exploration » traduit d’ailleurs un opérateur fondamental des formes les plus simples du comportement animal. Pour revenir à la question qui nous intéresse, nous dirons schématiquement qu’il nous semble exister un conflit entre des pulsions centrifuges (qui mènent à l’exploration du monde) et centripètes (qui mènent au repli sur soi et à la répétition de schèmes déjà vécus). La pulsion de vie et la pulsion sexuelle apparaissent centrifuges (recherche d’un partenaire) ; la pulsion de mort et d’autoconservation apparaissent centripètes (préservation de son état de sécurité, de son quant-à-soi jusqu’à dissolution dans l’état de nirvana).
Cette pulsion centrifuge et ainsi définie est à considérer selon le modèle de toute pulsion selon Freud : d’origine corporelle et de nature somato-psychique. Il est évident que le but de cette pulsion est l’exploration du monde et la rencontre avec autrui. La question est de savoir sous quelles formes, selon quels destins ou sous l’aspect de quels rejetons elle se manifeste au Moi. Le représentant de la pulsion, s’il a franchi au moins partiellement le pare-feu du refoulement, pourra apparaître selon deux faces dans la conscience : d’une part comme une représentation et d’autre part comme un affect. Le sentiment d’ennui est assurément l’affect de choix du représentant psychique de la pulsion centrifuge. Une phénoménologie de l’ennui établit facilement la différence radicale entre cette émotion d’un part et d’autre part la tristesse ou l’angoisse par exemple. Comme nous le disions plus haut, l’ennui est le signe d’une défense contre la dépression : il possède cette consistance aiguillonnante qui vient stimuler la volition et l’action. Mais quand toute représentation est refoulée et que le destin pulsionnel entravé par la sévérité d’un cadre environnement inextensible, cet aiguillon provoquera autant d’actions automatiques : balancements, stéréotypies, graphorrée de griffonnement. Autant d’équivalents masturbatoires, cela va sans dire. L’ennui est un affect-signal, il appelle une position active du sujet voire (avec la nuance d’agressivité transformatrice d’un tel élan) une rupture avec un état antérieur.
Le Moi dispose de différents moyens de défense pour canaliser cette poussée pulsionnelle – solutions plus ou moins heureuses : il peut s’agir de déplacements, de formation de compromis voire de sublimation créative. Mais à ignorer ou à réprimer la force centrifuge, l’on risque son retour réel sous forme d’agitation (auto)destructrice. C’est ce qui s’est passé durant la période de confinement chez les sujets présentant des modalités de fonctionnement psychique à type d’intolérance à la frustration, de recours habituel aux solutions de décharge motrice ou chimique, de psychorigidité (nous pensons aux fonctionnements limites) et privées par le contexte social de leurs modes de résolution habituels du conflit. A ce propos, il ne faut pas interpréter autrement le fantasme fréquemment rapporté par les patients durant le confinement et selon lequel le monde (l’extérieur) serait dévasté et peuplé de zombies comme dans une série télé américaine. Il ne s’agit là que de la projection d’un sadisme oral insatiable et qui se trouve, du fait du confinement et de l’immobilisation imposée, désarrimé de ses ancrages corporels (notamment musculaires) et processuels ordinaires. Le pouvoir exécutif a bien raison de ne pas interdire le footing.
QUELLES SOLUTIONS ADAPTATIVES ?
Quand Hamlet passe à l’acte
La sociabilité et les déplacements n’ont pas été interdits en bloc à la faveur du confinement. Les attestations dérogatoires déroulent leurs listes de cases à cocher, comme autant d’exceptions à la règle générale du maintien à domicile. Mais même ces cas réglementaires bien définis appellent des hésitations et des scrupules. Ainsi, au moment des fêtes de fin d’année, ou depuis l’avancement de l’heure du couvre-feu, combien se sont posés la question de rendre ou non visite à leur famille ? Il n’est pas forcé de voir dans ces dilemmes domestiques de véritables doubles contraintes selon l’expression de Gregory Bateson. Alors revenons à notre velléitaire Hamlet, spécialiste du sujet : à quel moment notre héros parvient-il enfin à s’extraire de son hésitation ? Lorsqu’il est mis au pied du mur. Lorsqu’il est piégé dans le jeu qu’il a lui-même contribué à échafauder et dont la seule issue est la tricherie. Ainsi, quand il est empêtré dans le guet-apens anglais en compagnie de Rosenkranz et de Gildenstern – d’où il s’échappe en tuant implacablement ses ennemis.
Il est à noter que la pièce de Shakespeare est lointainement issue de la légende scandinave d’Amleth telle qu’elle figure chez le chroniqueur Saxo Grammaticus. Le roi Horvendil est assassiné par son frère Fengo, qui épouse ensuite la veuve de sa victime ; le fils d’Horvendil simule alors la folie afin d’être épargné. Il évite le piège d’une jeune fille (correspondant à Ophélie), tue un espion dissimulé derrière une tenture (à la place de Polonius), etc. Tout ce qui apparaît hésitation, procrastination et perte de temps chez le Hamlet de Shakespeare n’est qu’une ruse chez Saxo Grammaticus où Amleth parvient à ses fins, couronné roi, marié à deux princesses et ayant eu le dessus sur tous ses ennemis. Curieux symétrique : la réussite perverse d’Amleth versus l’échec névrotique d’Hamlet. Et pourtant c’est la même histoire… Ainsi, le destin d’Hamlet n’est pas forcément d’échouer. Ses tergiversations pourraient n’être qu’autant de fausses pistes pareilles à celle de l’Horace de Corneille : des replis stratégiques. Or, nous l’avons vu plus haut, le confiné lui est confronté à un adversaire baudelairien : l’ennui, affect pénible qui ne triche pas. « Souviens-toi que le Temps est un joueur avide Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi. Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi ! Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide. » Mais est-ce encore là du jeu ? Comme le dit un personnage de Loterie Solaire de Philip K. Dick : « À quoi bon jouer quand le jeu est truqué ? Que fait-on quand on découvre que les règles sont biaisées de telle sorte qu’on ne peut pas gagner ? » Son interlocuteur répond : « On fait ce que j’ai fait : on crée de nouvelles règles et on les suit. » Tricher ce n’est pas nécessairement briser le jeu, tricher c’est parfois le seul moyen de maintenir le jeu.
Petits arrangements avec la Covid
Dans sa préface aux nouvelles de Poe, Baudelaire écrivait : Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s’en aller. De se contredire pour s’en aller, car pour s’en aller par temps de Covid il faut parfois se contredire. Il faut contredire l’impératif catégorique qui assène : reste dans ta chambre.
Heureusement, notre système de confinement est plein d’exceptions, de dérogations, de cases à cocher – parfois confuses, parfois contradictoires. Les esprits perfectionnistes s’en chagrinent : il faudrait combler les trous de la raquette. Mais sans trous à la raquette la balle de tennis de rebondit plus. L’âme humaine n’est pas faite d’un bloc. Tous les jours devant l’ambigu message médiatique coagulant la pure rationalité des chiffres et l’image horrible de l’issue mortelle de la Covid, nous sommes tordus par notre propre ambivalence : celle de rester ou de s’enfuir. Ecartelé ainsi par cette contrainte contradictoire, sans possibilité de la résoudre, on deviendrait fou.
Heureusement, il nous reste les attestations de déplacement dérogatoire. Sans la possibilité du déplacement dérogatoire, des courses le samedi après-midi alors qu’on déteste les supermarchés, du footing alors qu’on n’aime pas le sport, du panier de provisions déposé chez sa grand-mère alors qu’on n’aime pas sa grand-mère, on ne tiendrait pas sur son canapé tout le reste de la journée. Sans la possibilité de l’incohérence, on ne viendrait pas à bout de notre ambivalence.
Nous écrivions plus haut que tricher ce n’est pas forcément briser le jeu. Comme le pointait Benjamin Constant dans une lettre à Kant : « Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s’il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. » Un vieil adage latin dit : Summum jus, summa injuria. Le sommet de la légalité est aussi le sommet de l’injustice. Car la Loi doit être interprétée. Comme les rêves. Interpréter c’est faire jouer son savoir-être et son roman familial, comme le bricoleur qui sait s’affranchir du mode d’emploi trop rigide et trouver une nouvelle utilité aux pièces de bric et de broc de son histoire personnelle. Ainsi le bricolage par temps de Covid, c’est la réappropriation par le sujet de sa propre liberté : liberté d’entreprendre et de faire. De se sentir acteur de son destin pour échapper à la pente dépressive signalée par l’affect d’ennui. Comme l’écrivait Shakespeare dans Troïlus et Cressida : “Things won are done, joy’s soul lies in the doing.” La joie de l’âme réside dans l’action.
CONCLUSION
La pandémie de Covid par sa brutalité et son ampleur a bouleversé les agendas politiques comme les existences individuelles. Qu’il s’agisse de grandes réformes, de la première tant attendue de tel film ou de tel opéra, d’un projet de mariage ou de voyage, le virus nous a contraint à annuler, à reporter, à adopter une désagréable position d’attente. Confronté à une situation étrange, inattendue, les individus comme les institutions ont navigué à vue. Habitué par notre profession à reconnaître la férocité des impératifs de perfectionnisme et d’absolutisme, nous avons tâché de plaider dans cet article en faveur des formations de compromis. Le réel ne triche pas, ni la Covid ni le réchauffement climatique. Prendre la mesure de ces enjeux sans céder ni sur nos principes démocratiques ni sur les aspirations des sujets au bonheur n’est pas une tâche aisée. Des efforts de mentalisation et de théorisation sont encore hautement nécessaires pour ne permettre de comprendre ce que nous avons pour l’heure vécu comme dans un tourbillon. Et pour se réconforter, rappelons-nous des mots de Freud dans Au-delà du principe de plaisir : « Au reste, un poète pourra nous consoler de la lenteur avec laquelle progresse notre connaissance scientifique : Ce qu’on ne peut atteindre en volant, il faut l’atteindre en boitant. Boiter, dit l’Écriture, n’est pas un péché. »
Toutes les citations d’Hamlet sont issues de la traduction d’Yves Bonnefoy, publiée chez Gallimard.