Les soignants (ceux sur le terrain!) s’accordent sur le fait que le masque chirurgical protège l’autre et soi-même. Mais des politiques qui conservent l’ambiguïté jusqu’à dénier la réciprocité : des masques qui ne seraient utiles que pour protéger l’autre, son entourage. En réalité efficaces aussi pour soi-même à environ 60% disent les experts, et utiles à l’échelle de toute la population. Doit-on alors y voir une manœuvre langagière de la part de politiques qui cherchent à masquer la réalité d’une pénurie ? Sans doute.
Au-delà de cette évidence je me demandais quelle pouvait être la portée imaginaire du « masque » comme cristallisation des angoisses. Je veux parler de la fonction apotropaïque du masque tel qu’en parle René Girard dans les rituels sacrificiels :
« Le masque se situe à la frontière équivoque entre l’humain et le « divin » et son au-delà indifférencié qui est aussi le réservoir de toute différence, la totalité monstrueuse d’où va sortir un ordre rénové. Il n’y a pas à s’interroger sur la « nature » du masque ; il est dans sa nature de ne pas en avoir, parce qu’il les a toutes. […] Le port du masque dans le théâtre grec n’exige donc aucune explication particulière ; il ne se distingue absolument pas des autres usages. Le masque disparaît quand les monstres redeviennent des hommes, quand la tragédie oublie complètement ses origines rituelles, ce qui ne veut pas dire, assurément, qu’elle ait cessé de jouer un rôle sacrificiel au sens large de ce terme. Elle s’est au contraire substituée complètement au rite. » (René Girard, La violence et le sacré)
Il faut avoir à l’esprit que dans les cultures primitives l’épidémie a toujours été comprise sous la forme d’attaques de « démons ». Elle est alors une métaphore du retour du refoulé : on parle de « revenants », en chinois aussi un mot de même prononciation que pour « démons » (gui) (voir mon texte Revue L’Autre, 2011 : « Du fantôme au fantasme : une lecture chinoise du sentiment d’inquiétante étrangeté, pp. 107–9) ») ! Le rituel communautaire cherche à contenir ces angoisses, tandis qu’il invite la société à faire corps ; ce que nous désignons par « solidarité ». Priver une partie de la population de « masques » c’est à la fois suggérer un « corps social » morcelé, et renvoyer le sujet à sa solitude psychique.
Le « masque » comme marqueur corporel assure une limite psychique entre intérieur et extérieur, soi et l’autre. Et voilà que l’on observe déjà des productions de masques plus personnalisés, avec le besoin de laisser apparaître en transparence la bouche. Aussi la « persona » désigne à l’origine le « masque » que portait les acteurs au théâtre : « per-sonare » « c’est parler au travers » ! En chinois « masque (chirurgical) » se dit litt. ce qui « couvre la bouche » ; la « bouche » (kou) est ce lieu de passage (caractère qui figure une « ouverture », une « cavité ») entre le monde intérieur (imaginaire) et le monde extérieur (réel). Face à cette peur de l’intrusion du « souffle vicié » (xieqi) qui se trouve à l’origine de la représentation des démons, on trouve dans le taoïsme des incantations taoïstes dites « expirer le souffle » (litt. « fermer le souffle ») (biqi) et « inspirer le souffle » (yanqi) (litt. « avaler le souffle »).
Cette méthode s’accompagne par ailleurs de « grincements de dents » (kouchi). Les « dents » sont cette barrière physique et psychique qui délimitent l’intérieur (ce qui est bon) et l’extérieur (le mauvais), le moi du non-moi et de l’indifférencié. Sur le plan du phantasme on pourra y voir une mesure défensive face à l” « envie » : mordre le sein-environnement avec le risque de voir l’agressivité faire retour de l’extérieur (loi du talion) ! On dit bien en français « mordre la vie à pleine dents ! » L’écologie tente péniblement de rééquilibrer ce rapport à la Terre-Mère, notre sein nourricier…
N’est-ce pas précisément sur ce registre de l” « envie » que l’épidémie, désignée comme agent extérieur menaçant, nous interroge ? Reste alors comme le maître taoïste à identifier le « mal » qui se présente sous des formes séduisantes. Je veux parler du monstre qu’a engendré une économie de marché devenue folle : la « mal-adie » de notre siècle ! Une fois le monstre « nommé » (ming), identifié, il sera possible pour le maître taoïste de « dénouer le nœud » (jiejie) qui nous attache, ceci à l’aide de l’épée rituelle (dao) et ses incantations. Mais c’est aussi la limite de l’exorcisme qui ne fait que circonscrire le « mal » à l’extérieur en l’expulsant. On en a une illustration avec le monstre Nian (la graphie du haut représente les cornes de l’animal) lequel désigne aussi l” « Année » dans le calendrier, qui bien qu’ayant été « chassé » (terme technique pour désigner l’exorcisme) par la population à l’aide de pétards et autres imprécations fait naturellement « retour » chaque année au Nouvel An ! L’exorcisme appartient au registre « martial » …
Pour se préserver des attaques imaginaires, les pratiques d’hygiène taoïste davantage tournées vers le sujet prônent le « retour à l’état d’embryon » (fantai) ainsi que la « respiration embryonnaire » (taixi). L’idéal taoïste étant de « connaître les nouvelles extérieures sans avoir à sortir de chez soi » (zubu chuhu zhi tianxia wen). Aussi une pensée taoïste qui s’est développée sur fond de guerres et de crise du sujet. Nous avons une illustration de cet état de complétude narcissique dans le Zhuangzi qui fait le récit d’un ivrogne qui tombe du char sans se blesser, car dans un état d’indifférenciation avec le ciel-nature (cosmos) :
« Citons ici le cas de l’ivrogne qui, tombant d’une voiture, pourra être contusionné mais jamais tué. Ses os et articulations sont identiques à ceux des autres hommes ; mais le choc qui aurait tué un homme dans son état normal ne suffit pas pour le tuer. C’est que son âme reste intacte de par l’ivresse et qu’il n’a pas conscience d’être en voiture et d’en tomber. La surprise, la crainte de la mort et de la vie ne pénètre pas en lui, et il choit durement sans en éprouver la moindre frayeur. Si le vin lui sauve la vie, comment le ciel ne pourrait-il sauver les hommes ? Ainsi le saint qui se réfugie dans le ciel, rien ne saurait le blesser. »
Zhuangzi parle de « détachement du lien » (xuanjie) : « Qui rejette le monde n’a pas de lien. Qui n’a pas de lien conserve son équilibre et sa paix » (Zhuangzi, ch. XIX : « Avoir une pleine compréhension de la vie »). Le « confinement » n’aurait-il pas quelque chose à voir avec cette logique d’un monde en vase clos, et une régression à l’autoérotisme qui est propre à libérer les angoisses du sujet précipité dans la « chute » ? Pour Geza Roheim s’endormir équivaut à rentrer dans son propre corps qui fait ainsi fonction de matrice ; dormir est une chute dans la matrice ; « c’est comme si l’on sombrait à l’intérieur de soi-même ». Dans la phase transitoire qui conduit au sommeil, les parties du corps se transforment en objets ou aspects du monde extérieur : genoux pliés qui deviennent des montagnes, mains étalées représentant les quartiers d’une ville, etc. Le rêveur crée avec son corps un monde nouveau. » (Roger Dadoun, Geza Roheim, ch. Les portes du rêve, p. 227–28). Dans Le monde en petit : jardins en miniature et habitations dans la pensée religieuse d’Extrême-Orient (1987) Rolf A. Stein s’intéresse aux équivalents symboliques entre corps/habitation/cosmos. On comprendra alors aisément les raisons de l’angoisse en période de confinement et les possibles violences qui s’expriment : face à un environnement qui ne joue plus sa fonction d’étayage, et un narcissisme mis à mal, le sujet est renvoyé à ses angoisses primitives.
L’intérêt (s’il en est) de ce parallèle anthropologique est de questionner les logiques inconscientes/primitives, en ce temps de crise propice à la régression, qui traversent les discours et les mesures politiques pas toujours rationnelles ou encore illusoires. On pensera au gel hydroalcoolique à la fonction limitée (mais la production massive) et les autres objets magiques à conserver sur soi comme autant de « grigris » accompagnés de leurs imprécations politico-religieuses. L’expression « gestes barrière » renvoie à l’idée d’un corps ritualisé qui se meut dans un espace rituel dont la fonction est d’assurer la bonne gestion des « limites » tant physique que psychique : « Je suis né dans une époque de troubles et un homme sans principe vient de me souiller par deux fois de ses procédés déshonorants. » (Zhuangzi)