Avertissement
Le 7 octobre 2023, au fur et à mesure que les notifications tombaient sur nos écrans de téléphones, l’horreur et l’effroi nous envahissaient. Les hommes, que des hommes, du Hamas, venaient de massacrer des juifs parce que juifs, dans une furie terroriste génocidaire. Un terrorisme de pure jouissance, celle de croire que s’abreuver du sang de ses ennemi.es donne La force. Ces enfants, ces femmes, ces hommes massacrés étaient les juifs des juifs, abandonnés par un gouvernement issu de l’assassinat d’Itzhak Rabin, animé par un colonialisme messianique qui n’a que faire de l’altérité.
Alors, en dehors de l’analyse, nous nous raccrochons (je me raccroche) à quelques phrases, celle célèbre de Tchekhov selon laquelle il nous faudra « enterrer les morts et réparer les vivants » mais aussi à ces mots d’une tribune de l’écrivain palestinien Karim Kattan parue dans Le Monde le 11 octobre 2023 (et à lire ici) :
Dans la tourmente qui ne fait que commencer, nous devons faire preuve de cœur et de hauteur d’esprit. C’est en tant que Palestinien que j’écris, et aussi en tant qu’humaniste. Je pèse le sens de ce mot souvent galvaudé. Or les humanismes − je les préfère pluriels, ouverts − rendent possibles les contradictions, la nuance.
Cette dernière – la nuance – est une grande force, radicale. Elle n’est pas synonyme d’ambiguïté : au contraire, elle consiste à solliciter des mots précis pour décrire le monde de manière exacte. Dans un paysage politique et médiatique marqué par les superlatifs, la certitude, l’absolu, la performance, c’est un acte révolutionnaire. La nuance permet de reconnaître que ces choses sont, oui, compliquées, confuses, et insupportables, mais que nous devons quand même les comprendre, avoir le courage de les regarder en face.
Elle est un outil de libération, aussi bien pour le colonisé que pour le colon. Et, si je me trompe, si l’avenir prouve que tout cela n’est que vœux pieux et naïveté, je préfère me tromper avec dignité plutôt que d’avoir raison avec ignominie.
On ne saurait mieux dire ce qui a été à l’origine de l’idée de cette chronique.
L’émeute · septembre 2023
Il ne sera pas ici question d’analyser politiquement (au sens d’une science politique) et encore moins sociologiquement un événement ou des faits mais de concevoir ce qu’un signifiant – ici : l’émeute – a pour effets dans les malentendus qu’il engendre, dans les rapports de pouvoir qu’il institue et dans les représentations qu’il tente d’imposer. Si des faits sont exposés, l’idée est de les lire ou de les entendre comme des vignettes cliniques et non comme des vérités, au titre d’une exemplarité.
« Les barbares habitaient dans les angles tranchants des cités exilées au large du business » chantait Bernard Lavilliers en 1976, au temps des vinyles qui scratchaient à force d’être écoutés, au temps où les émeutes étaient considérées comme des révoltes et trouvaient un écho dans l’émergence d’une culture autre, d’une culture de l’autre qui cherchait les voies de son expression.
Ce n’est pas qu’une question de nostalgie ou le constat d’une impuissance à entendre et à créer d’autres mots pour dire ce qui nous a échappé (du moins à certains d’entre nous), mais le constat que l’avenir est une illusion. Le désespoir fut réel, la drogue et le SIDA firent des ravages, laissant des milliers de jeunes gens mourir comme ils avaient vécu, à l’écart du monde, aux confins de nos représentations.
Il y eut des tentatives pour dire que d’autres voies étaient possibles, que d’autres voix pouvaient parler. En France, ce fut la Marche pour l’égalité et contre le racisme, rapidement appelée « Marche des Beurs » par ceux-là même qui fustigeront plus tard le communautarisme des habitants et habitantes des « quartiers ».
Certes la culture mainstream a récupéré ce qu’elle avait à récupérer, laissant ainsi le champ libre à la révolution néolibérale incarnée par le There is no alternative de Margaret Thatcher. Mais ce qui était considéré comme l’intransigeance d’un programme économique fut également une révolution culturelle qui modifia radicalement l’usage critique du langage, voire de la langue elle-même.
Mais alors, de quoi l’émeute est elle le nom ?
Formé à partir du participe passé du verbe « émouvoir », le terme « émeute » a dans une acception vieillie pour synonyme « émotion ». Son emploi courant et répétitif pour décrire une situation de soulèvement finit par lui ôter cette radicalité étymologique et affective – l’émotion – pour n’en faire qu’un substrat. L’émeute ne serait que l’expression d’un moment de trop d’émotion qui devient ainsi une causalité psychologisante alors qu’elle en est le moteur et la condensation historique.
L’autre déviation sera de ne plus accoler à émeute une qualification : on a pu parler « d’émeutes de la faim » ou « d’émeutes raciales », donnant ainsi à l’émeute une légitimité en la rendant socialement acceptable, et la capacité de mobiliser au delà de ses acteurs.
Dans son acception commune, employée comme un mantra contra-phobique, l’émeute ne peut avoir comme origine que celle qui lui est assignée par ceux-là mêmes qui usent de ce mot. Son destin est scellé, il ne peut en être question qu’au passé, son présent doit être effacé et elle ne peut avoir de futur. « Circulez, il n’y a rien à voir » …sauf ce qu’il est loisible de montrer. Et ce qui est (d)écrit, dit, parlé, mène à ce que « l’émeute » en soit réduite à son homophonie : « les meutes ». Autrement dit : des hordes carnassières. Les loups vont entrer dans Paris. Les cannibales sont à nos portes. Et pas question de s’interroger sur les destins du cannibalisme, anthropologiques ou fantasmatiques. Ça ne peut être que de la sauvagerie archaïque. Un ancien ministre de l’Intérieur n’avait-il pas traité les jeunes acteurs de l’émeute de « sauvageons », notion qui fleurait bon le paternalisme néocolonial.
Parce que ces cannibales ne se contentent pas de rituels funéraires, ils sont assimilés à des zombies, des profanateurs de lieux de culte de la consommation et de la raison. Ils ne sont pas raisonnables. Alors à l’émeute sont accolés les mots de « pillage », « dégradation », « destruction », « virilisme » – les acteurs désignés de l’émeute sont des hommes jeunes, mais souvent sous le regard solidaire des femmes.
Pourtant, ce sont des individus humains, forcément humains, qui se soulèvent en masse. Et non une masse qui se soulève. Et ceci est plus qu’une nuance : c’est le malentendu fondamental, ce sur quoi vont venir se heurter ceux qui s’insurgent et la machinerie répressive. La masse a la forme qui lui est donnée, les individus ont des émotions à mettre en commun, avec des formes d’expressions multiples, fruits d’histoires partagées mais singulières.
Mais, et c’est là qu’il y a ambiguïté, pillage, destruction, virilisme sont les fondamentaux du néolibéralisme : pillage des ressources et des forces de travail, destruction des habitats et des écosystèmes, virilisme dans la violence et la soumission à l’ordre qui fait fonction de loi. Cet ordre, c’est celui de la production de profits, celui qui prétend concorder – et c’est ici sa séduction – avec l’amélioration d’une forme de qualité de vie ou d’un certain pouvoir d’achat. Expérimenté dans le Chili de Pinochet, démocratisé par Reagan et Thatcher, compagnon de route des révolutions économiques en Russie et en Chine, le néolibéralisme est un rejeton de la philosophie libérale dont il se sert comme d’un leurre.
C’est là l’un des nœuds paradoxaux de l’usage performatif du mot « l’émeute » : lorsqu’il est question d’assigner aux autres – à ceux des classes ou des races (dites) dangereuses, « regardez comme ils pillent ! » – l’avidité qui meut la logique économique en place.
« Greed is good » dit le protagoniste de Wall Street. L’emploi de « l’émeute » est donc le signe du déni par l’ordre institué de ce qui le constitue. Déni proche de la forclusion quand ce même ordre parle de combattre son propre mode de production…qu’il repère et projette chez l’autre. Tour de passe-passe qui escamote le pillage des terres et le fait réapparaître au cœur des villes. Et chacun sait que la forclusion rend fou.
Ordre protecteur, ordre cannibale qui rit de voir les acteurs des émeutes se complaire dans l’identification à leurs contempteurs. Ainsi les émeutes reproduiraient le consensus consumériste, sauf que ses acteurs n’en respectent pas les codes, ceux de mériter ce qu’on s’accapare, créer du profit.
L’émeute est aussi un appel au maintien de l’ordre qui ne peut alors qu’avoir la férocité de ce qui le compose. Partout où il y a « l’émeute », la répression est d’une grande brutalité, le terme justifie les moyens et renverse ce qui est censé structurer la société libérale. La loi se met au service de l’ordre, l’ordre de la violence archaïque. Il s’agit de faire admettre par le plus grand nombre la substitution de l’individualisation des sanctions pénales, au cœur de l’État de droit, par des jugements en masse. Les ogres ne font pas dans le détail. Ainsi comme les créatures monstrueuses des récits de science-fiction, le néolibéralisme tend à détruire ce qui l’a enfanté : les révolutions libérales…
Mais si le destin des tenants de l’ordre est connu, maintenir l’hégémonie en l’état (en l’État ?), les destins de ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette acception sont complexes. L’idée répressive est de barrer toute évolution vers un destin insurrectionnel et social susceptible d’ouvrir la voie à une autre hégémonie culturelle possible, et se substituerait à l’hégémonie économique. Les appels à l’acceptation de l’emploi de « l’émeute » comme terme générique à tout soulèvement, puis à rejeter la violence qui lui serait inhérente, appellent finalement à disqualifier tout discours critique. « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » disait un ancien Premier ministre français.
La criminalisation de toute action collective hors cadre, jusqu’à son assimilation à des actes terroristes, est non seulement le symptôme d’une dérive de l’État de droit mais édulcore la meurtrière attachée au terme terrorisme.
Les destins de ceux qui s’émeuvent ne semblent pouvoir s’accomplir que dans la domestication qui prend alors le nom d’intégration. Ainsi le parcours est balisé et permet d’accéder à la satisfaction de supposés besoins. La réussite est à ce prix.
Pour ceux qui restent, comme une rébellion négative à la normalisation, il y a l’ennui infini les yeux fixés sur le point de fuite.
Bernard Lavilliers, Les Barbares, 1976
Oh mon amour emporte-moi,
Emporte- moi loin de la zone,
Vers des pays chagrins, vers des pays faciles,
Vers des pays dociles