Parents connectés, bébés éteints

Marilyn Corcos est psychologue-psychanalyste au centre médico-psycho-pédagogique Claude-Bernard et membre de la SPP.
Brigitte Bergmann est psychologue-psychanalyste au centre médico-psycho-pédagogique Alfred-Binet, PMI Croix-Rouge et membre de la Société de psychanalyse freudienne.
Nous publions cette tribune parue dans le journal Le Monde du 4 Janvier 2020 avec l’aimable autorisation des auteurs.

Si on évoque sou­vent le dan­ger de la sur­ex­po­si­tion des enfants aux écrans numé­riques, on sou­lève moins le pro­blème de l’hyperconnexion des parents, qui peut nuire aux déve­lop­pe­ments des tout-petits, alertent les deux psy­cho­logues.
La sur­ex­po­si­tion des jeunes enfants aux écrans numé­riques est consi­dé­rée par les pédiatres comme un pro­blème de san­té publique. Le cher­cheur au CNRS Michel Des­mur­get dénon­çait dans Le Monde du 23 octobre 2019 le risque de « cré­ti­ni­sa­tion digi­tale ». Mais qu’en est-il des enfants qui subissent l’hyperconnexion de leurs parents ?

Le bébé vient de voir affi­chée, sur le mur de la sta­tion de métro, une publi­ci­té mon­trant un sym­pa­thique labra­dor. Le petit cherche à com­mu­ni­quer son enthou­siasme à sa mère par un gazouillis ani­mé : il se redresse sur la pous­sette et lâche sa tétine. Il n’a pas encore l’âge de par­ler mais s’exprime avec les moyens du bord. La jeune femme lui fait face, le visage incli­né vers son por­table, qu’elle mani­pule de ses pouces agiles. Elle répond au bam­bin joyeux d’un sou­rire méca­nique et replonge dans son écran. Alors le nour­ris­son s’éteint : son sou­rire s’affaisse, et l’étincelle de ses yeux s’évanouit, il s’enfonce dans son siège et tête à nou­veau.

Cette scène obser­vée réel­le­ment pour­rait avoir un autre scé­na­rio. « Oh un chien ! », aurait dit la maman. « Et com­ment il fait le chien ? » « Waou ! Waou ! », auraient-ils aboyé tous deux en riant. « Et le chat, il fait com­ment le chat ? »… Ils auraient eu quelques ins­tants de plai­sir par­ta­gé, de lan­gage, d’intelligence éveillée. Un bébé déçu de ne pas obte­nir ce qu’il sou­haite, est-ce si grave ? Lorsque ces occa­sions ratées se répètent trop sou­vent, des dizaines de fois par jour, elles se trans­forment en pertes.

Ces pertes évoquent ce que le psy­cha­na­lyste André Green a concep­tua­li­sé sous le titre
 du « com­plexe de la mère morte » (nous dirions aujourd’hui le « com­plexe du parent mort »). Il a décrit par là les effets délé­tères de l’absence psy­chique du parent, quand, absor­bé par sa propre dépres­sion, il devient indis­po­nible à son enfant. Il a mon­tré les ten­ta­tives déçues de l’enfant qui tente en vain d’animer l’adulte et finit par renon­cer en adop­tant une posi­tion de repli et d’extinction des forces vives de sa per­son­na­li­té.

Nous le savons, le début de la vie a un impact cru­cial sur le déve­lop­pe­ment de l’enfant et son bien-être psy­chique à venir. Le plai­sir par­ta­gé avec les parents par­ti­cipe à la vita­li­té psy­choaf­fec­tive du tout-petit et à la dyna­mique de sa pen­sée. Lorsqu’il com­mu­nique avec son parent, lorsque le plai­sir de l’échange est sin­cère et réci­proque, le tout-petit jubile. Il se sent le pou­voir de tou­cher l’autre, et en sort ren­for­cé. L’énergie qui cir­cule dans les échanges bébés- adultes consti­tue comme un car­bu­rant pul­sion­nel qui irrigue tous les inves­tis­se­ments de l’enfant, favo­rise ses apti­tudes créa­tives, enri­chit ses capa­ci­tés rela­tion­nelles, construit son lan­gage et accroît ses com­pé­tences intel­lec­tuelles.

Or un vrai dan­ger, rare­ment évo­qué, guette les très jeunes enfants. Celui d’une alté­ra­tion de la rela­tion à leurs parents induite par l’omniprésence des outils numé­riques entre les mains des adultes. Ils pro­mènent leur enfant, les écou­teurs vis­sés aux oreilles, elles allaitent tout en envoyant des tex­tos, ils patientent en par­ta­geant une retrans­mis­sion minia­tu­ri­sée d’un match de foot… La géné­ra­tion Y, celle des digi­tal natives, est en âge de pro­créer, ce sont les parents d’aujourd’hui.

Ce petit objet si pré­cieux

L’attachement com­pul­sif au por­table agit comme un écran venant opa­ci­fier la ren­contre avec l’enfant. Lorsque les pre­miers sou­rires illu­minent le visage de l’enfant ou le jour des pre­miers pas, le réflexe est immé­diat ; les parents sortent leur mobile et filment avec empres­se­ment. Rapi­de­ment les bébés ont com­pris que ce petit objet si pré­cieux était des­ti­né à cap­ter leur image et ils arborent un sou­rire, typique du bébé ins­ta­gram­mable.

Com­ment se consti­tue le sujet en deve­nir alors que l’appareil pho­to rem­place le regard bien­veillant du parent ? « Le bébé se voit dans le visage de sa mère », sou­li­gnait, en 1967, le pédiatre et psy­cha­na­lyste bri­tan­nique D. W. Win­ni­cott. Quand l’adulte dis­pa­raît régu­liè­re­ment der­rière son télé­phone, il se détourne du tout-petit, qui res­sent une mul­ti­pli­ci­té de lâchages. Cette insé­cu­ri­té fra­gi­lise le bébé confron­té à des parents en poin­tillé.

Pour s’accorder au mieux à son bébé, le parent doit sup­por­ter une cer­taine désta­bi­li­sa­tion interne, que Win­ni­cott a appe­lée « pré­oc­cu­pa­tion mater­nelle pri­maire ». La ren­contre avec un bébé est une aven­ture com­plexe et par­fois semée d’embûches. Face à l’accaparement de leur pro­gé­ni­ture, les parents d’aujourd’hui n’ont-ils pas ten­dance à s’accrocher à leur smart­phone comme à une bouée de sau­ve­tage ?

Véri­table dou­dou numé­rique, objet tran­si­tion­nel dévoyé, le por­table s’interpose sour­noi­se­ment au sein de la rela­tion parent-enfant. Le parent hyper­con­nec­té à son por­table risque de deve­nir un parent dé-connec­té de son enfant. Le bébé est un être pro­fon­dé­ment sociable, qui se construit dans l’échange avec son envi­ron­ne­ment. Pre­nons garde à ne pas appau­vrir l’appétence de contact du tout-petit. Elle est une force de pro­pul­sion de sa crois­sance psy­chique, pré­cieuse, vitale.