Âmes sœurs, à propos de L’Amant double de François Ozon

On peut dif­fi­cile­ment racon­ter L’A­mant dou­ble, dernier film de François Ozon, sans en dévoil­er l’in­trigue ou entamer le sus­pens. Objet étrange qual­i­fié de thriller éroti­co-psy­ch­an­a­ly­tique, il offre une bril­lante inter­pré­ta­tion clin­ique où la thé­ma­tique du dou­ble tient une place cen­trale. François Ozon, grand maître es-manip­u­la­tion, trou­ble, brouille, pro­pose des illu­sions comme des hal­lu­ci­na­tions oniriques, et con­traint ain­si le spec­ta­teur à se per­dre dans les méan­dres de l’in­con­scient des per­son­nages.

Ozon est donc ce vir­tu­ose qui manip­ule le réel avec brio et nous entraîne dans un jeu de miroirs à don­ner le ver­tige. Il ne s’en cache pas, c’est même annon­cé d’emblée par leur élé­gante et répéti­tive présence. Mari­na Vacth qui incar­ne Chloé est l’ac­trice avec laque­lle il a réal­isé Jeune et Jolie,  elle avait 17 ans, elle en a 25. Ozon aurait il envie de nous don­ner à la regarder grandir autour de la grande ques­tion du désir des femmes ? Du désir et peut être aus­si du risqué plaisir orgas­mique…

Scène d’ou­ver­ture crue, d’emblée évo­quant l’art con­tem­po­rain qu’on retrou­vera bien sûr par la suite, bien sûr parce que Ozon ne sem­ble jamais dépos­er un indice par hasard…
Scène crue chez un gyné­co­logue donc, occa­sion pour elle de par­ler de ces étranges douleurs de ven­tre et de récupér­er l’adresse d’un psy­ch­an­a­lyste. Ain­si com­mence un suivi avec Paul inter­prété par Jérémie Reignier. Paul est plutôt un psy­ch­an­a­lyste clas­sique, du genre silen­cieux mais relançant juste ce qu’il faut … Elle va mieux. Il est sous le charme. La thérapie s’ar­rête. Et ils devi­en­nent un cou­ple qui s’in­stalle. On se dit que ça n’est pas ter­ri­ble de tomber amoureux de sa patiente mais comme il met fin à la thérapie avant de pass­er à l’acte, l’éthique est sauve.

Néan­moins ça se com­plique, Paul est très silen­cieux sur son passé, Chloé s’en inquiète et décou­vre rapi­de­ment que Paul a un jumeau. Louis, tou­jours inter­prété par Jérémie Reignier, est égale­ment psy­ch­an­a­lyste. C’est une copie con­forme, un dou­ble mais dans une ver­sion trash du psy­ch­an­a­lyste, de ceux à qui il faut inter­dire d’ur­gence toute pra­tique …C’est ce réel là que Ozon va dis­tor­dre sous nos yeux. Thé­ma­tique du dou­ble, équiv­oque de la gémel­lité, présence des miroirs comme autant de pistes infinies qui vont brouiller les fron­tières entre réal­ité et réal­ité interne.

Nous voici donc embar­qués dans un pre­mier jeu de miroirs, où on valse comme Chloé de l’un à l’autre des jumeaux. Pour faire sim­ple, le pre­mier, Paul, est l’a­mant ten­dre et sage, celui avec lequel elle va ten­ter de con­stru­ire. Le sec­ond, Louis est  à l’in­verse, très pul­sion­nel et bes­tial, un psy puis un amant trans­gres­sif mais par lequel la jouis­sance devient pos­si­ble. Nous voici devant un cli­vage presque trop sim­ple, mais parce que ça n’est pas tant le pro­pos…
L’A­mant dou­ble comme le sug­gère le très beau titre aux réso­nances lacani­ennes, voudrait nous entraîn­er vers un clas­sique et néan­moins très inces­tueux tri­an­gle amoureux, mais s’y fier est un piège car ce serait oubli­er qu’il y a tou­jours un en deçà, une face plus orig­i­naire, d’où Ozon fait naître un autre jeu de miroirs qui émerge des pro­fondeurs de l’in­con­scient.

Quelques fig­ures se met­tent à exis­ter dans le film, dis­til­lées avec une élé­gance tran­quille. Par­al­lèle­ment à cette expéri­ence de la sex­u­al­ité mi sage/fleur bleue, mi torride/ sado-maso — mi ange, mi démon —  Chloé tra­vaille comme gar­di­enne de musée dans un haut lieu de l’art con­tem­po­rain : le Palais de Tokyo. Elle en arpente les couloirs pour se retrou­ver assise entre deux  pho­tos organiques, radi­ogra­phies des intérieurs de corps, ou glis­sant sous une œuvre araignée qui pour­rait être une petite sœur de celles de Louise Bour­geois, ou encore appuyée con­tre des sculp­tures de  Venus cal­lipyges, mi mater­nités , mi pietà, corps faits d’ex­crois­sances, plaies et béances exhibées, déhis­cences…
Bien­v­enue dans le monde de l’art con­tem­po­rain qui s’in­ter­roge répéti­tive­ment sur l’o­rig­ine du monde,  l’o­rig­i­naire ou le pri­maire et où ces représen­ta­tions matricielles spec­tac­u­laires s’ex­hibent, traces d’un mater­nel archaïque, glauque, opaque, indif­féren­cié, lieu de toutes les angoiss­es prim­i­tives : être dévoré, être englouti, étouf­fé, phago­cyté, mais aus­si  lieu de ren­con­tre avec l’ob­jet pri­maire.

Chloé habite ce lieu, reflet de son monde interne avec une pointe d’in­dif­férence. Prise entre deux reg­istres, l’un qui sem­ble l’oc­cu­per sur un mode névro­tique où l’on est con­fron­té à son tiraille­ment entre le désir sage et le désir trans­gres­sif source de jouis­sance, l’autre plus com­plexe, plus archaïque et qui l’anime sur un ver­sant pri­maire avec la destruc­tiv­ité qui l’ac­com­pa­gne, et où elle se débat pour s’ex­tir­p­er de son monde interne peu­plé par des  fan­tasmes archaïques qui rejoignent la fig­u­ra­tion matricielle. Comme tou­jours avec Ozon, sur­git un par­fum de souf­fre. C’est bril­lant, élé­gant mais aus­si cru, scabreux, masochiste, par­fois per­vers et pour cela il est taxé de misog­y­nie. Ozon joue avec ce malen­ten­du dans son ciné­ma, comme si toute représen­ta­tion de l’am­biva­lence des femmes était insup­port­able alors qu’il s’ap­proche clin­ique­ment très près de son per­son­nage tout en souf­france et en errance intérieure. C’est peut être le con­traire de la misog­y­nie que d’aller enquêter sur le mys­tère du féminin. Il nous fait nav­iguer dans cet incon­scient dont les racines que sont l’in­fan­tile ou le corps vont pro­duire des solu­tions psy­chiques tour à tour névro­tiques ou déli­rantes. Et son pro­gramme est annon­cé dès le début, par un œil qui regarde l’in­térieur d’un sexe féminin, plaçant ain­si d’emblée à la manière de Buñuel,  le film sous le sceau de la pul­sion scopique, du regard, de la curiosité et de la sex­u­al­ité, du désir et du plaisir féminin, et de la con­flict­ual­ité humaine qui en passe aus­si par la folie.

Indices, intrigues, énigmes, le ciné­ma d’O­zon serait presque un ciné­ma de lab­o­ra­toire tant il cherche et fouille avec un plaisir non dis­simulé ce qui existe de l’autre côté du miroir, der­rière les illu­sions, en arrière plan de la réal­ité, au delà des apparences… Devant  son ciné­ma, il faut accepter de franchir la bar­rière trau­ma­tique de la réal­ité crue qu’il nous expose en pre­mier avec un je ne sais quoi de facile ou d’ar­ti­fi­ciel, alors qu’ailleurs, sur l’autre scène, de l’autre côté du miroir, se cachent les failles, les souf­frances, l’am­biguïté et l’am­biva­lence, l’in­ver­sion des rôles et l’émer­gence de la bisex­u­al­ité, en somme toute ce qui fait le matéri­au de la com­plex­ité humaine, car même les âmes sont dou­bles…


A lire aus­si le com­men­taire de Jeune et Jolie de Fran­cois Ozon