Jacques Guérin, célèbre parfumeur, mort quasi centenaire en l’an 2000, a traqué toute sa vie les reliques de Marcel Proust. Lorenza Foschini, dans un délicieux récit intitulé Le manteau de Proust, a retracé les étapes de cette passion monomane, depuis le jour où une opportune crise d’appendicite lui a fait croiser la route du docteur Robert Proust, le frère et seul héritier de l’écrivain. De rencontres miraculeuses en tenaces requêtes, Jacques Guérin va sauver une grande partie des manuscrits et de la correspondance de Proust que sa belle-sœur Marthe, horrifiée par les mœurs de Marcel, et n’ayant de toute façon pas lu une ligne de ses romans « plein de mensonges », brûlait sans état d’âme. Le collectionneur, découvrant ce désastre, s’est senti investi d’une mission : il considère qu’il a été choisi pour réparer une terrible injustice. Le bibliophile, celui-là du moins, est un sauveur.
Mais après ? Disons-le d’emblée : je ne crois pas que le goût de la littérature puisse être compatible avec celui des livres rares ou beaux. Une reliure ancienne ? Une édition originale ? Un envoi très personnel à l’un des grands écrivains du temps ? Quelle importance au fond ! Ce qui compte, c’est le texte, celui qu’on peut souligner, annoter, ce sont les pages, qu’on peut corner avec tendresse. Dans Pourquoi lire ? Charles Dantzig explique qu’ « un bon lecteur écrit en même temps qu’il lit. Il entoure, raie, met des appréciations dans tous les interstices laissés libres par l’imprimeur ». Aussi l’essayiste achète-t-il régulièrement (et nous devrions tous en faire autant) une nouvelle édition de Proust : les autres sont déjà surchargées de commentaires. « Il n’a pas ajouté autant de paperoles que moi d’appréciations, conclut Dantzig. Un bon lecteur est un tatoueur. Il s’approprie, tant soit peu, le bétail des livres ». Annoter un livre rare ? Sacrilège pour le collectionneur ! Je préfère un livre de poche dont les pages jaunies sentent la colle industrielle à tous les velins du monde ; lui au moins a été, un jour, ouvert et lu.
Oui, lu ! Car les bibliophiles ne sont pas forcément des lecteurs. J’ai dîné un soir à côté d’un Allemand sans doute très fortuné, qui venait d’acheter le manuscrit de Nord de Céline. Il fut très surpris quand je lui demandais s’il l’avait lu…Depuis quand lit-on un investissement ? Cette « valeur-refuge » a peut-être, depuis, changé de mains. Ou bien dort-elle dans le coffre-fort d’une banque suisse, dissimulée aux yeux des universitaires, comme les manuscrits réunis par Guérin. « Quand un homme aime une femme, il ne la partage pas avec les autres », disait-il. Barbe-Bleue de la bibliophilie, Jacques Guérin ne montra jamais, ni ne prêta aucun de ses trésors ; aucune sœur Anne ne fut assez persuasive pour le convaincre d’exposer tout ou partie de ses manuscrits. Poursuivant ses recherches, qui à présent semblent former la colonne vertébrale de son existence, Jacques Guérin réussit à racheter à un brocanteur le mobilier de la chambre de Proust. Dans ce mobilier, il y a le lit de l’écrivain, noirci, oxydé, recouvert d’une étoffe en satin bleu, ce lit qui fait partie de sa légende. C’est dans ce lit, où il dormait depuis l’âge de seize ans, qu’il écrivit la majeure partie de son œuvre, c’est là qu’il est mort le 18 novembre 1922, c’est là que Man Ray le photographiera, gisant, ses paupières bistres closes à tout jamais, le visage mangé dans une barbe de prophète.
Insensiblement, Jacques Guérin est passé d’une mission louable de sauvegarde à une passion fétichiste. Du portuguais « felicio », qui signifie « sortilège », le fétichisme est ce comportement (cette perversion ? A vous autres spécialistes de me le dire…) qui conduit à associer des êtres aimés à des objets leur appartenant. C’est à ce moment-là, en effet, qu’il commence à éplucher les notices nécrologiques du Figaro et à se précipiter à l’enterrement de tous ceux qui ont connu Proust. Peut-être leurs héritiers pourront-ils lui revendre un souvenir, une lettre, une relique ? Le sauvetage est devenu un prétexte commode pour justifier et assouvir son désir d’accumulation.
La quête de Jacques Guérin trouve non pas son accomplissement, car elle ne peut pas en avoir, mais sa plus grande satisfaction dans l’acquisition du manteau de Proust – la fameuse pelisse qui en toutes saisons, recouvrait les épaules de cet éternel malade, cet homme qui agonisait plusieurs fois par jour mais consentait à ressusciter vers deux heures du matin, au Ritz, après avoir fait réveiller les musiciens du quatuor Poulet. Ayant vendu l’ensemble de sa collection à la fin de sa vie, Jacques Guérin (en qui Genet saluera « quelqu’un pour qui le fétichisme est une religion ») conservera cependant un morceau du dessus de lit, encadré dans sa chambre, « comme les fidèles du Moyen Age conservaient pour eux un fragment miraculeux du vêtement d’un saint ». Le manteau de Proust, relique inaccessible comme toutes les reliques, dort aujourd’hui sur une étagère du musée Carnavalet. On s’étonne, au récit de sa vie, que Guérin n’ait pas prévu, par une disposition expresse de son testament, d’en faire un suaire pour sa future dépouille. La trajectoire de Jacques Guérin est emblématique de ces existences où, la passion devenant pathologie, les mots mènent aux choses. Pathologie commune à ceux qui, comme les personnages que Pérec met en scène dans son roman Les Choses, trouvent dans la possession une confirmation de leur existence.
Qu’est-ce qui pousse ainsi des êtres humains pousse à s’approprier les objets, les hardes, les lettres manuscrites – la moindre trace du passage sur terre de leurs écrivains préférés ?
Qu’espèrent-ils en accumulant ces vestiges muets ?
Croient-ils que ces objets qu’on dit inanimés aient –pourtant- une âme ? Et qu’ils serviront de lien entre les vivants et les morts, comme deux étrangers sont présentés l’un à l’autre par un ami commun ?
Proust ne le pensait pas au départ, qui fit don de meubles hérités de ses parents à Albert Le Cuziat, le modèle de Jupien, lorsque celui-ci ouvrit une maison pour homme rue de l’Arcade. Episode transposé dans La Recherche, où l’on voit le Narrateur donner des meubles hérités de sa tante Léonie à la tenancière d’un bordel… et s’en vouloir ensuite -« J’aurais fait violer une morte que je n’aurais pas souffert davantage » pleure-t-il, mais trop tard. Avec cette erreur, il soupçonne pour la première fois que « dans les objets sont enfermées des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance ». Cette conviction, Jacques Guérin l’épouse toute sa vie. Le croit-il aussi, Jean-Paul Enthoven, ce fétichiste assumé, qui ne se lasse pas de contempler le dernier carnet de chèques de Paul Morand, une relique qu’il tient de Marcel Schneider ? Sa collection –m’a‑t-il confié- recelait entre autres un trésor, le cachet qui trainait sur la table de nuit de Malraux au moment de sa mort. Acquisition considérable ! Souvenir sans prix ! Il l’aurait encore si son ami Bernard-Henri Lévy, de tout temps passionné par les drogues, ne le lui avait subtilisé pour le faire analyser par un laboratoire. On imagine la scène, la fureur de l’un que l’on a privé d’un de ses fétiches favoris, la moquerie de l’autre, qui refuse de faire tenir l’essence d’un génie dans un minuscule et chimique ovale blanc. Quand la passion fétichiste touche des écrivains, il est permis de se poser une question. Espèrent-ils qu’un peu du génie de ceux qui les ont possédés les contamine à leur tour ? Le talent serait-il, comme la grippe, une maladie contagieuse ? Il est permis d’en douter.
Récupérer les manuscrits de nos auteurs contemporains sera bientôt impossible : la source se tarit de façon inéluctable, l’ordinateur ayant tué l’autographe. Il restera donc aux amateurs les vêtements et les meubles de leurs écrivains préférés. On sourit en imaginant le faussaire habile qui vendra un fauteuil où (dit-on) s’est assis le général de Gaulle, ou une mèche de cheveux ayant appartenu (dit-on encore) à Marguerite Duras… tant il est vrai que les collectionneurs transforment volontiers le conditionnel en indicatif. Exploitant l’amour charnel de certains pour les objets, des vendeurs plus ou moins honnêtes associeront tel « lot de prestige » à des légendes qu’il vaudra mieux ne pas examiner de trop près. Ecrivains, ne jetez plus vos vieilles brosses à dents ! Elles permettront peut-être un jour à vos petits-enfants de s’offrir une maison au bord de la mer… Nul n’est besoin d’avoir vu le lit de Proust ni touché sa pelisse pour comprendre et aimer son œuvre. Encombré d’objets, aveuglé par son goût des reliques, intranquille jusque dans son sommeil puisqu’il redoute les menaces qui pèsent sur son trésor, le collectionneur oublie cette chose essentielle : que seul l’esprit demeure ; et qu’un écrivain n’est jamais si vivant que dans ses livres.
Pauline Dreyfus, écrivain.