François Richard, psychanalyste membre titulaire formateur de la SPP.
Comment peut-on transmettre la psychanalyse dans un contexte aggravé de malaise dans la civilisation (Richard 2011a, 2021) ?
La communauté analytique commence à en être affectée. Freud n’y est plus une référence évidente pour tous. Des thématiques simplificatrices sur le développement personnel, l’identité, la cognition, et une théorie du genre coupée de la théorie sexuelle, s’y immiscent. Certains psychanalystes intègrent moins l’exigence de leur méthode, et perçoivent mal le trouble épistémique en cause.
Petit miracle, l’articulation de l’interprétation reste porteuse de véracité, elle ne semble pas atteinte par cette crise de la culture. L’énonciation de l’interprétation efficace crée une expérience humaine fondamentale, aujourd’hui comme hier, même pour des personnes privées d’un apport suffisant de connaissances – ce qui concerne les psychanalystes eux-mêmes.
Apories sur la transmission de la psychanalyse
Le psychanalyste à qui on a confié la fonction de « formateur » se doit de susciter la curiosité pour les auteurs classiques et contemporains. Il transmet l’hypothèse que l’on entre en dialogue avec le livre que l’on lit et avec son auteur. Il transmet le désir d’écrire un compte-rendu clinique, un article, de faire une présentation à un séminaire – en disant, tout simplement, aux analystes en formation, que leur propos mérite ce destin. Penser, c’est autre chose qu’écouter, associer, intervenir, interpréter, à condition que la pensée soit libre de toute langue qui serait apprise comme une langue étrangère – en l’occurrence la langue métapsychologique – alors qu’il s’agit de trouver, chacun d’entre nous, notre propre façon de la parler. À défaut de quoi le psychanalyste risque d’être freiné dans sa créativité, laquelle emprunte toujours, à un moment ou à un autre, telle ou telle formulation, restée inachevée, du corpus freudien. Au transmetteur de le signifier au bon moment. Le dialogue, en situation de supervision, relève à cet égard de la maïeutique socratique, où il s’agit de mener l’interlocuteur à la reconnaissance de ses manques, de son non-savoir, dans l’acte même où il commence à exercer avec efficience une intervention, afin de lui permettre de faire un pas au-delà vers la véritable interprétation. Le « superviseur » doit admettre qu’il n’est pas tellement mieux armé que le supervisé, et présenter les choses en toute modestie, en montrant qu’on aurait pu dire autrement, et que la suggestion d’énoncé qu’il livre est elle-même sujette à reprise. Depuis quel lieu semblent, pour les oreilles du supervisé, proférées les paroles du superviseur ? Un tout savoir, la doxa de telle société de psychanalyse, la bouche d’une imago inconsciente dans l’occurrence où existerait un transfert inconscient sur le superviseur ? Celui-ci sera attentif à déplacer le site d’où il va être entendu, ceci tout au long de l’entretien de supervision, afin de déjouer les captations imaginaires qui aliènent la transmission à d’autres enjeux.
Notre environnement bruisse de rumeurs, s’imprègne de pensée magique. Plus que jamais, il faut transmettre. La bonne transmission est devenue un élément central du renforcement de la consistance de la psychanalyse. Il faut assumer un principe d’autorité minimale en reconnaissant en même temps les paradoxes d’une transmission qui recourt à des jurys d’admission et à un jugement sur la formation octroyée, tout en se voulant aussi libre qu’une séance de psychanalyse. De tout ceci, formateurs et formés peuvent parler, en une co-pensée plus démocratique et horizontale que hiérarchique et verticale : même s’il s’agit en partie d’une illusion groupale, celle-ci, une fois établie, intériorisée par ses protagonistes, ne disparaitra plus. De reste de souvenir elle se métamorphose en trace mnésique, l’éducation aura été métabolisée en filiation. Les supervisions, en particulier collectives, ressemblent aux situations familiales où la filiation s’élabore entre acquisition d’un héritage et urgence à se séparer (Guillaumin, 1999).
Un processus de symbolisation enveloppe ses phases antécédentes tout en en décalant la perspective rétroactive. Par exemple je préfère ne pas intervenir, la discussion associative des participant(e)s à la supervision collective mène un peu plus tard à l’hypothèse que j’ai gardée par devers moi – en résulte un acquis de meilleure qualité, bien équilibré entre mots, images de souvenirs, éléments de théorie. Ou encore : « il y a quelques minutes ce que vous disiez m’a fait penser, mais un peu autrement, à ce que vous proposez là maintenant ». Les processus de pensée sont ici décalqués de la situation psychanalytique, mais pas coupés-collés. En séance avec un patient je porte mon « attention sur tout d’une égale façon » (Freud, 1912, p. 146). Tandis qu’en supervision j’inviterai les jeunes psychanalystes à mettre en relation le suivi de l’écoute du transfert (et du contre-transfert) inconscients – premier temps de l’apprentissage – avec une attention tout aussi avertie concernant le lieu d’où les patients les entendent intervenir : ce que l’on discerne mal des modulations de la parole, changements de ton, silences, lapsus du patient, et ce que l’on croit soi-même faire en “donnant“ de la voix avec un ton particulier. L’espace de la séance s’élargit, se complexifie, en séance de supervision dans un registre à la fois paternel de surplomb synthétique, d’intervention incisive pertinente, et maternelle de contenance protectrice, d’approbations encourageantes, de remarques critiques bienveillantes.
Une analyste en formation ne parvenait pas à restituer avec suffisamment de précision ce que sa patiente disait et encore moins la façon dont elle-même intervenait. Elle réussissait par contre à dépeindre une atmosphère d’ensemble dépressive et les subtils contacts entre les variations des états d’âme de la patiente et les siens. Je n’insistais pas, deux ans plus tard l’histoire d’une névrose infantile avait été reconstruite, la patiente avait surmonté sa dépression, notre collègue rapportait avec assurance ses interprétations et leur bien fondé, parfois en légère divergence avec moi. Nous entrions dans un processus maitrisé de fin de supervision, je me décidais à lui dire : « Vous vous souvenez de cette période des commencements où votre mémoire était défaillante à ramasser les éléments des séances, et où la patiente vous entrainait dans un brouillard dont elle avait besoin pour s’y blottir contre votre présence silencieuse ? Nous avons maintenant compris que s’est ainsi répété quelque chose ressortissant à la relation de la patiente à sa mère. À l’époque, pour vous soutenir, j’avais souligné la qualité de votre sensibilité à l’expérience vécue de la patiente et de votre englobement de cette expérience par votre pensée, loin des détails pourtant si importants des séances. Je peux vous le dire, maintenant : je m’inquiétais aussi, me demandant s’il ne s’agissait pas d’une difficulté à écouter et à entendre ». Elle me répond qu’elle aussi s’était posé cette question, elle me remercie de lui avoir fait confiance, et reprend aussitôt la position d’autorité qu’elle a acquise dans le groupe, conseillant telle ou telle façon de faire, transmettant à son tour, y compris à moi, puisqu’elle n’hésitait pas à me proposer des remarques pour compléter ou nuancer mes propos. Il fut un temps où elle s’était tenue en retrait, je l’amenais à avouer qu’elle se posait des questions sur la formation et ses règles. Je l’accompagnais sans chercher à convaincre. Le travail du négatif, assez souvent, œuvre dans la transmission.
Une jeune collègue avait imaginé une scène de théâtre divisée en deux espaces, à droite le groupe de supervision parle des « cas », à gauche un espace plus vaste où les patients évoquent entre eux ce qui se dit à leur sujet dans la supervision collective : il y a dissonance, ça correspond et ça ne correspond pas. La dissonance (Gensel, 2017) créé de la vraie résonnance, comme dans cette pratique du Chambard où une troupe théâtrale improvisait, lors d’un colloque à Bruxelles, à partir de la conférence d’un psychanalyste, en un sens comique caricatural mieux que nos discours si sérieux, toute une part de vérité clinique. L’associativité à plusieurs (quand on est deux, on est déjà à plusieurs) intègre les disruptions dissociatives : les tours de parole s’interrompent les uns les autres, des mots entrent en correspondance, chacun pointe un aspect singulier de la personne inconnue et si connue du patient que seul le supervisé connait en présence durant toutes ces heures où il fourbit pour lui ses interprétations, dont il reste le seul acteur et le seul responsable, malgré le système organisé de transmission où il s’insère.
Cette associativité ouvre à une pensée délivrée de toute contrainte, y compris celle de la mise en récit systématique verbatim, des séances hebdomadaires. Une rencontre advient (Richard, 2011b) dans le dialogue, le face-à-face, la confrontation ardue, où l’on se mesure, différents et semblables.
Un analyste en formation s’interrogeait sur le propos où Freud, enthousiaste, supposait que la psychanalyse permettrait de substituer la métapsychologie à la métaphysique. J’y voyais de l’hubris, il y comprenait à l’inverse le déboulonnage de tout dogme totalitaire et l’acceptation des limites et de la castration. C’est la pierre d’achoppement de toute transmission : nos mots sont ambigus, polysémiques, voire tout simplement insuffisants à rendre compte des nuances et de la complexité de la pensée. La transmission travaille du sens posé sur une incertitude irréductible. Freud avança le concept de surdétermination, détermination simultanée d’un symptôme mais aussi d’une pensée, par plusieurs sources en conflit, les unes inconscientes et les autres conscientes (Freud, 1900, p. 481 et 484). En supervision, encore plus qu’en séance avec un patient, notre écoute est loin du noyau de présentification hallucinée des rêves : nous y investissons les images mnésiques des perceptions mais pas jusqu’à ressusciter les désirs – ce qui explique le recours à une rhétorique métaphorique qui présume les restituer en tournoyant autour. Pourtant Freud met en garde contre l’abus de métaphores : « Lorsque nous disons qu’une pensée inconsciente s’efforce de se faire traduire en préconscient, pour pénétrer de force ensuite dans la conscience, nous n’entendons pas par là qu’il y a formation d’une seconde idée, située en un autre lieu, quelque chose comme une transcription […] Nous risquons […] de nous laisser entrainer par cette métaphore […] Laissons là ces images […] ; remplaçons un mode de représentation topique par un mode de représentation dynamique ; ce n’est pas la formation psychique qui nous parait changée, mais son innervation » (Ibid., p. 518) puis il ajoute : « Tout ce qui peut devenir objet de perception à terme est virtuel », et un peu plus loin : « la conscience […] permet de percevoir les qualités psychiques » (p. 522) – formule qui autorise la possibilité d’une transmission tandis que la critique radicale de toute croyance en la possibilité de transcrire l’expérience inconsciente en formes préconscientes, ne l’autorisait pas. La transmission se situe à mi-chemin entre ces deux conceptions. Le psychanalyste a fait une analyse personnelle, peut-être une seconde, voire une troisième, laquelle met en abîme les précédentes parce qu’elle fait voir autrement l’impossibilité de transcrire complètement la vie psychique la plus primitive dont parle Freud. Au-delà du virtuel, dont il parle aussi, y sont élucidés les éprouvés bouleversants les plus archaïques.
Le psychanalyste formateur a bénéficié de supervisions, celles du cursus d’une société de psychanalyse ainsi que d’autres. Avec l’ensemble de ces acquis, il discrimine la véracité historique des mises en récit défensives. Il est familier des carrefours situés au cœur de son psychisme : « les rêves les mieux interprétés gardent souvent un point obscur ; on remarque là un nœud de pensées que l’on ne peut défaire, mais qui n’apporterait rien de plus au contenu du rêve. C’est l’“ombilic“ du rêve, le point où il se rattache à l’Inconnu. Les pensées du rêve que l’on rencontre pendant l’interprétation n’ont en général pas d’aboutissement. Elles se ramifient en tout sens dans le réseau enchevêtré de nos pensées. Le désir du rêve surgit d’un point le plus épais de ce tissu, comme le champignon de son mycélium. » (Freud, ibid., p. 446)
Prenons au sérieux cette limitation structurelle des pouvoirs de la transmission en psychanalyse : elle introduit à une position psychique où nous transmettons d’autant mieux que nous prenons la mesure de l’Inconnu, infini.
J’ai fait une troisième analyse au moment où je débutais ma pratique de superviseur. Simultanément patient, analyste et transmetteur, je découvrais l’après-coup de l’après-coup de mon histoire la plus archaïque. Je change ; mes interventions sont plus claires et mieux ciblées. J’apprenais parallèlement une autre modalité d’après-coup de l’après-coup, en accompagnant les interprétations des analystes en formation, elles-mêmes après-coup second de l’après-coup primitif (le processus analytique du patient), par le nouveau regard, la nouvelle écoute que je proposais : après-coup troisième.
La confluence, dans une même journée, d’une séance comme patient, avec ma pratique avec de nombreux patients et quelques supervisés, représente spatialement et temporellement la ramification des pensées du rêve dont parle Freud, et leur fraye la route vers une dynamique, une économie salvatrice, du côté de la sublimation.
Méthode et technique de la transmission en psychanalyse
J’ai évoqué le style du dialogue socratique qui fait apparaître chez l’interlocuteur ce qu’il sait sans le savoir consciemment. Celui qui transmet pourra illustrer une situation clinique présentée par l’« analyste en formation », en évoquant un fragment de séance qu’il vient tout juste de vivre avec un patient, susceptible de lui faire écho : « vous voyez, il y a là quelque chose d’universel, moi aussi je constate cela, je suis intervenu un peu autrement que vous ne l’avez fait ». C’est la mère de toutes les techniques : exposer la palette des façons d’intervenir, avec leurs attendus, leurs implicites et leurs conséquences, et, à partir de là, créer un colloque singulier entre le superviseur et l’analyste en formation. Parfois la séance de supervision commence d’emblée par la poursuite d’un tel colloque initié la séance précédente, puis on se dirige de cette vue d’ensemble en surplomb vers l’analyse complète de situations précises. Il s’agit ici d’une dérivation de la technique winnicottienne de renvoi en miroir au patient des mots qu’il a employés avec quelque chose de plus pour qu’il aille un peu plus loin, et d’une application du concept freudien de déplacement : le mot, l’interprétation, l’image qui viennent (Einfall) sont toujours à côté, jamais la chose même, en vertu du refoulement, mais aussi d’un fonctionnement de la signifiance elle-même.
Faire confiance à l’Einfall, à ce qui vient mais à bon escient. « Je peux attendre vingt minutes sans dire un mot pour consolider une écoute compacte que le patient entend, parce que ce temps est nécessaire à la concaténation de mes associations, début d’idées interprétatives qui ne sont pas encore parvenues à un niveau suffisant de densité, ou qui n’ont pas croisées les associations du patient en un point élevé susceptible de déclencher l’interprétation progressivement échafaudée dans ce silence. Je peux aussi me mettre à parler au patient en lui ouvrant la porte et en l’accompagnant vers le divan avant qu’il ne s’allonge, pour déjouer sa propension à engrener, dans une fausse associativité, un récit linéaire qui intègre les pensées d’hier à celles d’aujourd’hui. Et cela pourra être une même personne qui sera accueillie de la première et de la seconde façon. Dans tous les cas il faut que je sente la nécessité de tel ou tel usage de la parole, de telle ou telle entrée en contact avec l’autre qui est, là, dans son énigme. Deux séries d’actes de parole embrayent l’une sur l’autre avant que l’on puisse dire s’il s’agit d’une interprétation, d’une construction, d’une relance, d’une scansion, d’une mise en scène psychodramatique ».
Ce qui est transmis dans la formation psychanalytique provient de ce qui se passe, et se transmet, à l’intérieur de la pratique avec les patients, entre l’or pur de l’interprétation psychanalytique et l’alliage de celle-ci avec des modalités psychothérapiques qui recouvrent en fait des manières variées de travailler en période de crise. « “Arrêtez ceci tout de suite, souvenez-vous de là où nous étions parvenus la dernière fois, ce souvenir de votre mère débarquant chez vous sans gêne de façon délibérément adolescente et intrusive, inversant les rôles“. Une fois de plus cette patiente, en larmes, déclarait l’inutilité de l’analyse et s’égarait dans l’évocation des difficultés actuelles. Connaissant cela par cœur, je pariais sur la trace mnésique de cette séance récente où elle avait retrouvé des éléments précis mêlés de critiques perspicaces concernant sa mère, reste mémoriel où d’une part sa mère était bien là et où, surtout, elle advenait à la position juste que le drame mélancolique cherchait à effacer. J’ai agi comme un parent qu’elle n’a jamais eu, mais ce n’était pas une technique préparée à l’avance, j’ai fait confiance à un sentiment de décision opportune, dans l’urgence à préserver le mouvement analysant de la patiente, qu’elle sabotait ». Par ce récit à un analyste en formation, je transmets l’idée, qui peut sembler évidente, que notre fonction est d’être garant du fait qu’il y ait analyse. Cette patiente, un peu surprise, me regarde, manifestement contente que j’ai entendu son appel au secours.
Le travail analytique n’est jamais ennuyeux ou si difficile que le prétendent certains, car c’est justement l’ennuyeux et le difficile qui mettent sur la piste des résistances et de l’ambivalence, oui/non permanent, hystérie massive de base qui nous tire, des journées entières, dans un brouillage des images, des affects, des mots, d’où des linéaments plus réguliers vont se dégager, ou pas. Que les psychanalystes fassent l’effort de ne pas barboter dans cette hystérie massive de base, en se plaignant sans arrêt de façon convenue ! nous sommes en charge de Psyché, énigme et lumière, déesse originelle, contenu inconscient et enveloppe du moi. Transmettre, c’est aider à rendre sensible la beauté qu’il y a à essayer d’être à la hauteur de cette humble fonction, socialement pas assez reconnue, et contradictoirement, mettre en garde contre l’idéalisation qui efface des pans entiers de la découverte freudienne, toujours aussi dérangeante pour la psychologie collective aujourd’hui qu’il y a un siècle. Freud ne disait-il pas que ceux qui, parmi les psychanalystes, refusaient l’hypothèse de la pulsion de mort, manifestaient un refus des aspects les plus profondément justes, mais déstabilisants, pour l’économie du moi, de l’avancée analytique ? Il en va de même maintenant, avec la sexualité infantile, laissée de côté par hantise d’être soupçonné d’avoir des préoccupations pédophiles et même avec la notion de pulsion, disqualifiée lorsqu’on la confond avec l’agressivité prédatrice. Il n’est pas si simple de transmettre une aisance dans l’accueil de ce que les patients peuvent avoir à dire de ce qu’ils ressentent dans leur sexualité et dans leurs orgasmes, dès lors que spontanément les jeunes analystes y considèrent une attitude séductrice destinée à les subvertir, puis s’étonnent que les patients « d’aujourd’hui » évoquent si peu la sexualité – ils craignent en fait de perturber leur analyste et le protège, alors que dans le « couple analytique », expression devenue usuelle, il devrait exister une sorte de copulation psychique où circulent les vagues, les cercles expansifs des éprouvés psychiques de la sexualité. Dans le même registre, il n’est pas si simple non plus de transmettre que dans les situations post-traumatiques, il faut savoir aussi entendre l’en-deçà d’une violence intérieure au psychisme (Richard, 2024). Où l’on ressaisit la richesse de l’enchevêtrement des pensées du rêve, cet « ombilic » d’où ressuscite, comme au hasard, le désir, à condition d’éviter la mise en récit, l’obsession de l’exhaustivité, la réassurance de la continuité à tout prix : se tenir au centre d’un carrefour forestier à l’orée de chemins que l’on ne prendra pas tous.
On travaille au niveau supposé de conflit que peut supporter le moi conscient/ préconscient/inconscient du patient, autant qu’en repérant, devinant, la variation actuelle de son transfert inconscient. La seconde topique ça/moi/surmoi reprend la première topique, l’englobe dans une problématique plus dynamique et économique, signifiée par la dialectique entre Eros et Thanatos. La première topique constitue une grille de lecture que la seconde recadre de façon plus maniable techniquement où le cadre s’impose avec ses règles fermes et protectrices de la situation analytique (un bon surmoi) – au-delà de son origine : le cadre psychique interne de l’analyste dont il ne faut pas oublier qu’il en reste toujours la condition absolument nécessaire (Green, 1974).
La règle fondamentale de tout dire ce qui vient, chaque analyste a sa façon de la communiquer au patient, éventuellement de la reformuler autrement lorsque celui-ci s’enferre dans la difficulté à dire des choses qui lui semblent inutiles à la cure. Dans la transmission, le moment de l’indication initiale prend un relief particulier, puisqu’il faut discriminer quel patient fera un bon cas de contrôle (à trois séances par semaine sur le divan, avec suffisamment de réflexivité et une associativité ajustée aux vérités inconscientes). C’est un fréquent point d’achoppement dans la mesure où la règle fondamentale est faite, d’une certaine façon, pour se heurter au refoulement qui lui fait barrage, tandis que l’on peut considérer aussi que dès qu’une personne rencontre un psychanalyste et pas un clinicien qui ne le serait pas, l’entretien se passe d’une façon tout à fait inédite pour cette personne, confrontée à une écoute discrète, des remarques, des relances telles que dès le premier entretien la règle fondamentale se met en place d’elle-même et qu’il n’est peut-être pas nécessaire de l’énoncer (Stein, 1971).
De tous ces points techniques il est loisible de discuter librement en supervision, sans privilégier ceci plutôt que cela.
Il arrive que le patient dont l’analyste en formation parle en supervision interrompe brutalement, disparaisse, ghoste son analyste. Pourtant il semblait avoir acquis un bon niveau d’autoréflexivité, et progressait. Était-ce donc une illusion ? Une euphorie inappropriée s’était-elle emparée de l’analyste et du superviseur ? En fait, des signes précurseurs n’avaient pas été pris en compte, on avait sous-estimé la pression du contexte externe et surestimé la puissance de la situation analysante. Il peut se produire que des interprétations justes renforcent la résistance, mais il peut se produire aussi que le problème soit ailleurs, un ailleurs que l’on demeure alors sans se l’être représenté en quoi que ce soit.
À cet égard, la technique préconisée par Green d’intervenir surtout au niveau préconscient pour assouplir les systèmes défensifs et glisser ici et là de véritables interprétations visant l’inconscient (1979), propose une voie profitable – elle informe la « conversation psychanalytique » selon Roussillon, le maniement subtil de l’entretien avec l’adolescent selon Pierre Mâle et toute la zone grise située entre psychanalyse et psychothérapie que j’ai plusieurs fois explorée (2001, 2002, 2011b).
Il faut aller au-delà en s’attachant aux mots précis, lapsus, répétitions signifiantes, en interprétant « le transfert dans le transfert » sans distinguer de façon trop formelle, interpréter le transfert et dans le transfert. Car on ne va jamais assez loin dans l’analyse du contre-transfert où la personnalité de l’analyste (les strates cumulatives d’expérience constituantes de son caractère) exprime une réactivité vitale saine – l’analyste doit être lui-même – mais qui l’aveugle. Négligeant cela, on attribue la confusion qui s’ensuit à la mystérieuse identification projective par laquelle le patient déposerait en nous sa confusion, alors que tout simplement l’analyste ne supportait pas certains aspects de lui-même, ou de ses imago inconscientes, présentifiés par le patient.
Comment transmettre cela sans transformer une supervision en séance d’analyse, ce qui constituerait un abus de pouvoir ? Généraliser procure un moyen terme, on débattra de la façon qu’ont tous les analystes de se défendre en imputant à l’autre, selon un clivage précoce bon/mauvais, ce qui ne va pas : le patient est narcissique, voire pervers, qui sait au fond peut-être psychotique. Ce discours est d’autant plus malaisé à solder pour tout compte qu’il pose de vraies questions (Richard, 2024) ; on y parvient laborieusement à force de commentaires plus questionnant que critiques, générant une interpénétration psychique, à la bonne distance, entre collègues.
Le principe freudien de l’écoute en égal suspens, à égalité de tout ce qui est dit, vaut aussi pour la relation entre les protagonistes de la transmission. La parole d’un débutant est à écouter tout autant que celle d’un praticien créatif confirmé : c’est ainsi que montent du bas vers le haut des reformulations euristiques, parfois des idées nouvelles. Si le formateur les souligne au bon moment, elles suivront leur advenir.
Agirs de parole
La transmission de la psychanalyse serait parfois saisie par la tentation de traquer en toute circonstance ces dérapages où la parole de l’analyste vire et tombe dans une sorte de passage à l’acte par lequel il exprime un affect interpersonnel de colère, de déception, d’amour, et, pire, laisse passer un fragment inanalysé de fantasme pervers. Comment départager le mauvais agir de parole de la parole utilement agissante, speech act souhaitable, puisque toute parole procède de l’énonciation d’un locuteur, acte par excellence, qui veut, cherche. Je prolonge ici la critique d’une façon trop systématique de faire appel à l’identification projective : à tout bout de champ déceler un risque d’agir de façon indue sur le patient par notre parole, relève d’une défense phobique contre l’interpénétration psychique au sein du couple analytique. Mais la question se pose néanmoins d’une intrusion possible, au-delà de la violence structurelle inévitable de l’interprétation que le « porte-parole » prodigue, transmet à l’infans (Aulagnier, 1975).
Parfois l’agir sans parole hors séance réussit à dire tandis que la parole tenue en séance est désespérément vide.
Plus souvent les affects parviennent à être dit sur le ton juste. « Il est ému, moi aussi ». Il y a symbolisation. Les bons affects sont en eux-mêmes l’introjection symbolisante au travail tandis que les émotions plus intenses sidèrent, non transformables pour le moment. « Vous êtes libre de choisir un autre analyste » ressemble à un passage à l’acte ; en fait, c’est une interprétation : un rêve s’ensuit où le patient désire l’analyste mais l’évite – « je vous propose mes bras mais vous n’en voulez pas ».
L’attraction possible d’un acte dans la parole (Donnet, 2005) est permanente, puisqu’elle représente le noyau incestueux du complexe d’Œdipe. On voit comment peut ici s’enclencher une dérive persécutive où l’analyste en formation perçoit toute interprétation comme trop magistrale, meurtrière d’âme. Alors qu’il s’agit d’une réincarnation dans une confusion présent-passé, en séance, du passé le plus lointain dans une perte momentanée des repères spatiaux-temporels, où l’on ne comprend plus rien, comme le petit enfant que l’on était jadis. Transmettre qu’il ne faut pas redouter cette occurrence, l’approuver au contraire dans toute sa consistance d’expérience émotionnelle appropriable dans la co-présence d’un être-là ensemble à l’autre et au monde (Merleau-Ponty, 1964).
« Tout se passe comme si le profit retiré était à la mesure du risque encouru selon la logique des situations-limites » (Donnet, ibid., p.102) : la crainte d’un acte passant clandestinement dans la pure parole se métamorphose dans l’efficacité de l’interprétation proférée. Qui a parlé ? L’analyste dans sa fonction, le même comme personne avec sa passion pour l’analyse, ou toujours lui avec sa psychosexualité, ou encore la bouche d’un objet psychique propre au patient transférée sur celle de l’analyste ? Cette dernière éventualité laisse imparable la menace persécutive, le psychanalyste se sent cerné par la crue d’une présentification hallucinée de l’univers imaginaire du patient combiné avec le sien, entre nécessité et crainte de ce qui va venir, Einfall, au milieu des ramifications si nombreuses d’un rêve que l’on s’y perd, à moins de laisser venir de tous les côtés en même temps des bruits qui se réunissent en une harmonie dans le principe de plaisir.
De cette complexité on parle en supervision mieux que dans les séminaires de formation ou de recherche, parce que les inter-transferts de travail y sont plus fluides. Un paradigme s’en dégage, celui précisément de l’hypercomplexité, qui ne réfute pas les techniques établies, mais invite à en soupeser la consistance à l’aune du bon niveau à trouver – comme celui d’une balance oscillant à l’approche de l’équilibre – de force de l’énonciation. Un psychanalyste débutant préfère spontanément un style trop actif d’intervention pour relancer l’entretien et pour déjouer les clivages, mais du même coup il évite sa propre implication responsable d’auteur de l’interprétation. Angoissé, il se précipite dans l’agir de parole tout en s’abstenant d’interpréter, sous prétexte de ne pas violenter le patient. Il peut survenir qu’un psychanalyste expérimenté, las de porter pour tant d’autres leurs vies psychiques, écoute moins bien, devienne plus silencieux, comme s’il rechignait à interpréter. Le temps est venu pour lui d’un souffle nouveau par exemple grâce à une reprise d’analyse.
Transmettre la psychanalyse suppose reconnu le fait que c’est souvent du côté de l’analyste, de ses préconceptions, d’un reste inanalysé chez lui, qu’insistent aussi des résistances à un changement véritable pour le patient. Cette hypothèse faite par Raymond Cahn et Steven Wainrib fut à l’origine d’un séminaire clinique de formation à la SPP, que je dirige actuellement, intitulé « Cadre et contre-transfert ».
Les carrefours de la transmission
Les psychanalystes débutants sont très, trop sensibles à ce qui provient du contexte des patients et des causalités sociales – traumas simples allégués par les patients eux-mêmes et que les psychanalystes peuvent avoir personnellement connus. La narration de la douleur, en apparence sans profondeur psychique, fait penser à un fonctionnement opératoire et à une inanalysabilité. Beaucoup de patients arrivent avec une théorie psychosociale d’eux-mêmes, laquelle influence le psychanalyste. Or on peut tout traiter comme un matériel associatif onirique, même des propos ordinaires collés à ce qui s’est passé les derniers jours, rapporté dans le genre de la vie quotidienne. C’est irritant ? Soyons impassibles. Winnicott a très bien parlé de ces patients dont l’absence psychique est plus réelle que leur présence, c’est une façon poétique d’être qu’il est préférable de ne pas stigmatiser comme schizoïde ou autistique.
Nous transmettons une éthique. Les contre-attitudes se plaignant de patients pénibles à écouter, diffluents, agressifs, me semblent inappropriées : après tout, c’est notre métier, on le sait, et au bout d’un certain temps on commence à entendre des répétitions, un idiome particulier, le style de cette personne-là. Il y a malentendu concernant le propos de Hannah Segal sur le fait que le vécu contre-transférentiel donne accès à la psyché du patient, et celui de Bion sur la valeur de vérité de l’expérience émotionnelle : ils veulent dire je crois qu’il y faut beaucoup de patience et de travail psychique, loin de la génération spontanée que l’on prête à leurs théories. Il s’agit de commencer par être respectueusement attentif au discours manifeste du patient et dès le début d’attacher à ce que l’on perçoit comme surprenant, dérangeant, imprévu. Des images se forment ainsi sur le personnage que devient intérieurement pour nous le patient. On conçoit aussi des correspondances entre lui et nous – c’est quelque chose que l’on peut évoquer en supervision, corrélativement des interprétations qui ont commencé à être forgées mais n’ont pas été énoncées. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty dit dans La Prose du monde que pour un mot que nous utilisons, il y en a beaucoup d’autres qui auraient pu convenir et sont laissés de côté. Ces mots inutilisés élargissent le discours selon un « développement oblico-latéral », ils tapissent le fond silencieux de toute séance, tant du côté du patient que de l’analyste. Les ramifications enchevêtrées perceptibles des pensées ont des embranchements, latents mais bien réels.
Ce que nous transmettons en psychanalyse, c’est un certain sens du réel, dans notre monde où et le vrai et le faux perdent leur sens – ou, plutôt, dont on se défend par une légèreté de façade.
Ce réel, pour l’un, c’est la concrétude des séquences de parole reconstituées au plus près, même s’il sait bien que toujours quelque chose échappe à la mémoire. Pour l’autre, c’est, dès la première séance de supervision, ne livrer que les points forts d’articulation du mouvement de la semaine d’analyse.
La supervision, comme l’analyse personnelle, est une recherche qui réinvente la méthode. Autant dire que nous attendons des analystes en formation une analyse déjà avancée, une connaissance intime de l’empreinte de la névrose infantile dans les moindres replis de vie psychique de l’adulte.
Lorsqu’une supervision fonctionne bien, les protagonistes oublient le tiers institutionnel, qui réapparaitra bien sûr. L’investissement réciproque est considérable, il s’agit d’autre chose que d’un transfert, du côté de la rencontre et de la sublimation. Par contre superviseur et supervisé(e) communient dans un même amour de transfert pour le patient dont les séances sont rapportées, discutées, peintes, sculptées, jusqu’à devenir le roman d’un personnage plus vrai que nature. La présence hallucinatoire des images du rêve est peut-être ainsi, dans les meilleurs cas, retrouvée.
Je sors d’une séance où, comme patient, les choses se sont mises en place avec une véracité plus nette, dans un ébranlement où mes souvenirs envahissent les perceptions actuelles, lesquelles réciproquement sont équivalentes à ces situations passées. Je rentre chez moi, je reçois un patient lui-même psychanalyste, qui me fait remarquer à la fin de la séance que ma façon d’articuler mes interprétations lui avait semblé plus claire et accessible que d’habitude. Je pense que cela provient de cette séance toute récente avec ma psychanalyste. Puis je considère que ce patient est en train de parvenir à la conclusion d’une période de régression psychique cathartique formidablement utile. C’est lui qui se réorganise, qui articule mieux. Coïncidence heureuse entre deux processus analysants qui nous permet de prendre nos chemins respectifs aux carrefours labyrinthiques du rêver ? Oui, mais aussitôt vient une troisième idée : cet analysant analyste est en train de s’engager dans un travail de supervision, qui a certainement une incidence sur son sentiment d’articulation étayante. La nuit suivante je rêve de mon analyste, je la vois assez distinctement, plus grande qu’en réalité, élégante, elle me fait penser aussi à une patiente. Elle me livre une interprétation saisissante sur les relations qui ont pu exister entre une passion adolescente et l’ombre de ma relation avec ma mère, je ressens un élargissement joyeux par cercles concentriques qui se desserrent d’autour de moi. Mon espace psychique se libère de tout un système invisible de contraintes – bien sûr cela renvoie à beaucoup d’autres éléments que je connais bien et sur lesquels je ne saurais évidemment m’étendre ici. Le rêve fait écho à un moment de ma séance, il constitue l’après-coup où une interprétation reçue est intégrée, et transforme mon fonctionnement psychique, mais il concerne aussi mes réflexions de la veille à propos de mon patient qui, lui aussi, d’une façon différente, s’émancipe de contraintes névrotiques.
Dans les heures qui suivent, je repense à ma première analyse, découverte d’un nouveau monde, et relis un article de mon premier analyste, agréablement étonné de constater que cette lecture peut m’aider pour écrire un article en cours. Je repense aussi à ma seconde analyse et à la façon inimitable qu’avait mon second analyste de laisser discrètement voir comment il travaillait au moment même où il le faisait, en une réflexivité aussi bien englobante que surplombante – dont je me suis inspiré tout en m’en écartant pour affirmer mon style.
Je ne cesse d’ailleurs de répéter aux supervisé(e)s : trouvez chacune, chacun, votre style à vous, c’est comme cela que l’on devient psychanalyste. À tel point que j’eus la surprise d’assister à une improvisation presque théâtrale des participantes à ma supervision collective où elles s’enjoignaient les unes les autres « trouve ton style », « à chacune son style à soi », etc., avec une véhémence tranquille dans l’énonciation qui me laissait sans voix.
Autrement dit, transmettre c’est persister, continuer, citer ce que j’ai reçu de mes analystes, de mes superviseurs et, en arrière-fond immémorial, de mes ascendants œdipiens généalogiques – avec un écart menant à un élargissement psychique désincarcéré d’un encerclement contraignant comme dans mon rêve. La filiation, reconnue, libère, contrairement à la croyance contemporaine en une autonomie absolue de l’individu. Autrement dit encore, la transmission devient, qu’elle le veuille ou pas, politique, il faudra prendre position, se démarquer de certaines orientations qui perdent de vue la radicalité de la découverte freudienne. Ce ne sera pas facile, il faut l’expliquer aux analystes en formation qui, demain, seront les actrices, les acteurs, de la reviviscence de la psychanalyse, aujourd’hui hésitante.
L’analyse de l’analyste remonte à Freud qui n’a pas eu d’analyste mais qui a fait un travail analytique permanent dans l’élaboration de son œuvre. Le texte freudien est nourricier, mais tout autant lacunaire, on y trouve des formulations qui n’ont pas encore livré tout leur potentiel. Toute pensée se projette sur un écran intérieur avant de pouvoir être représentée à l’extérieur (Freud, 1912).
Lorsqu’un formateur apprend autant qu’il transmet
Pour conclure, quelques mots sur cette logique de la transmission qui fait que, parvenue à un certain plafonnement, elle se renverse dans le bonheur de recevoir à son tour.
Depuis un certain temps je m’employais à montrer à une analyste en formation le caractère en fait œdipien des troubles narcissiques du patient dont elle me parlait, jusqu’à ce qu’elle se représente sa bisexualité psychique infantile, enfouie sous une vie adulte homosexuelle – des souvenirs concernant la mère et une sœur apparaissent tandis que le projet de parentalité qu’il a entreprit avec son compagnon entre en conflit avec l’introduction d’une femme, possible génitrice pour eux. D’autres souvenirs, cette fois-ci d’un père aimé et aimant, trop tôt disparu, soutiennent sa projection comme parent. Cette construction convient au patient qui s’en trouve mieux, mais ne lui permet pas de s’extirper du mauvais pas où il se trouve. S’ensuivent des absences aux séances et une difficulté à les payer, où notre collègue perçoit avec finesse un flottement particulier qu’elle lui fait remarquer. Le patient reprend le récit de son histoire du côté d’une dépression de sa toute petite enfance, peu évoquée jusqu’alors, avec des épisodes où il avait vécu un enfermement sans issue. L’analyste intègre ce que nous avions élaboré ensemble dans cette dimension nouvelle qui l’éclaire comme une organisation plus secondarisée, à partir de son expérience de psychanalyste d’enfants et de sa lecture de Bion. Je suis un peu dubitatif, viennent des rêves où le patient montre une architecture intérieure complexe que l’analyste interprète comme une représentation des positions psychiques les plus primitives. Selon l’analyste il s’agit autant d’une métaphore de la transformation présente du patient que des soubassements de son complexe d’œdipe. Je trouve cette pensée adaptée à la situation et la laisse continuer dans cette direction, qui m’aide à concevoir la notion d’un œdipe primaire déformé par la pression du polymorphisme, que je travaillais à ce moment-là, comme pouvant aussi signifier une croissance psychique du moi.
Dans une autre situation de supervision, la patiente dont était rapportées les séances présentait un mélange d’hystérie et de fonctionnements limites, typique des œdipes distordus. Les hypothèses de l’analyste en formation s’emboitaient avec les miennes. Je sens bien néanmoins que cette jeune collègue affirme sa théorie du cas, dans une subjectivation où il lui faut produire sa propre pensée psychanalytique, très attachée aux tournures verbales qu’utilise sa patiente, indicielles dès le premier entretien d’une identification à un épisode dépressif du père (ils ont tous les deux « craqué »). La patiente revendique la possibilité d’aider son père mieux que ne le fait sa mère. L’analyste acquiert la conviction que la situation d’échec qui amène la patiente à consulter correspond à une autopunition de son souhait œdipien. C’est l’axe autour duquel tournera une grande partie de ses interprétations, vérifié par une parole de la mère lors de l’adolescence de la patiente : « Il ne faut plus que tu ramènes des garçons à la maison. » L’analysante en avait déduit que sa féminité naissante faisait peur à son père :
Des séances manquées interviennent après des séances intenses où elle a accès aux conflits inconscients qui l’animent. Résistance. « Mais si on suit Freud dans sa conception de la négation (Die Verneinung, 1925) c’est justement par cette opération de la négation que la reconnaissance de l’inconscient commence à avoir lieu. Les séances manquées, en ce sens, font partie intégrante de l’analyse. Elles y introduisent l’importance de sa tentation d’être absente à elle-même, à laquelle succède un regain de présence. Quelque chose émerge de positif à partir de cette expérience de désorganisation ». Je suis intéressé par cette faculté autodidacte de penser les états limites à partir des seuls repères freudiens, en faisant référence aussi à une note de bas de page d’un des tous premiers articles de Freud où il parle de la valeur symbolisante de l’émotion selon Darwin. Cela me renforce dans ma recherche où je reprends ce que j’ai conçu sur l’adolescence et les fonctionnements limites, dans une théorisation recentrée sur l’Œdipe.
Pour conclure
J’ai voulu témoigner de mon expérience, elle recoupe je pense celle d’autres collègues. Un psychanalyste se doit de parler des différentes positions psychiques qu’il traverse. Le souci de l’authenticité et de la clarté dans l’expression, reste, dans notre communauté, insuffisant. Dans le contexte actuel d’une désagrégation de la culture et d’une désorientation des esprits, la psychanalyse se trouve, comme à ses débuts, porteuse d’un message de vérité que beaucoup ne veulent ou ne peuvent pas entendre. Raison pour laquelle il nous faut être plus accessibles dans notre communication, bannir toute rhétorique inutile, sans rien céder sur l’exigence de nos conceptions.
Je pense aux réunions où les psychanalystes formateurs se penchent très attentivement sur les rapports faits par ceux d’entre eux qui ont rencontré les candidats à notre cursus : s’y entrecroisent, recoupent, éloignent des vues variées sur le candidat, mais aussi sur la prise en considération de l’associativité du groupe, la contre-attitude possible d’un collègue ayant rencontré le candidat, le processus original résultant de la succession d’un entretien d’admission à un autre puis à un troisième. Il faut ici savoir se laisser atteindre par ce que disent les collègues autant que par ce que nous a dit, transmis, le candidat.
J’ai souvent cité Die Traumdeutung 1900. Toute la méthode s’y trouve : transformation incessante, inachèvement, pas de conclusions définitives, pourtant des vérités existent. L’écoute psychanalytique déclare que tous les éléments entendus sont d’une égale importance. La présence sensorielle de l’expérience de rêver, coexiste avec l’idée que les images n’y sont référables à aucun point tangible de l’appareil psychique, ou à tous. À partir d’une « première différenciation » (Freud, 1900, p. 457) le travail du rêve crée des formes, c’est aussi essentiel que son sens latent. Tous ces paradoxes freudiens de 1900 mènent vers une épistémologie de l’hypercomplexité. Ainsi les souvenirs les plus précoces – avant trois ans – laissent les traces les plus fortes quoi qu’on s’en souvienne peu, ou indirectement. La capacité d’éprouver une pleine vivacité sensorielle – diminuée par l’actuel mal-être dans la civilisation – peine à concevoir derrière les images omniprésentes, ce que Freud nommait « matière première » (p. 465). « Verser le contenu de la pensée dans une autre forme » (p. 286) n’abolit pas le souci de véracité au profit d’une trop facile mise en récit ni vraie ni fausse. Les fantasmes sont autant déterminants que les événements, les deux ensembles génèrent « la structure de l’appareil psychique » (p. 193).
En 2023, la psychanalyse, procédé de traitement de la souffrance psychique humaine, constitue, je crois, plus que jamais, une investigation des discordances à l’œuvre dans la transmission de la culture et des savoirs.
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Mots clés : Agir de parole, Après-coup de l’après coup, Associativité, Contre-transfert, Groupe, Interprétation, Rêve, Supervision, Transmission.